Vitrifio le bouffon

Voici un envoi plus long que les précédents, mais : 
On a tant à se dire quand on s’aime.
— Léautaud.
J’aurais certainement dû prendre le temps de le condenser, mais : 
Les imperfections de la spontanéité valent souvent mieux que les perfections de l’étude.
— Léautaud et Barbara (la vraie, pas la chanteuse). 

6 fév. — J’aime lire, dans les chronologies biographiques des livres de Robert Walser, la façon dont on résume les 24 années qu’il a passées à la clinique psychiatrique d’Herisau. Dans l’édition de poche de Retour dans la neige, la phrase est si parfaite que j’ai envie de l’épingler face à mon bureau : Durant les vingt-quatre années suivantes, activité à plein temps pour les ateliers de la clinique : collage de sacs en papier, fabrication de ficelle et triage de petits pois et d’autres produits. Je la lis plusieurs fois à Barbara, qui sait combien un tel destin me paraît enviable, surtout trier des petits pois. D’ailleurs, elle me confie souvent des petites choses à trier. Tout est gâché, cependant, par la citation du poète de supermarché Philippe Delerm avec laquelle l’éditeur a cru bon de défigurer la belle photo de couverture : Robert Walser, un faux naïf et un grand écrivain. Je ne suis pas seul à pester : un internaute du nom de Dourvach conseille de gratter névrotiquement la couverture dans le cas où on ne pourrait se procurer la belle édition originale suisse, bien plus onéreuse. Il ajoute que cette perception de l’œuvre de Walser par Delerm est d’une totale imbécillité. Je comprends sa colère. Faire appel à Delerm et ses gros sabots crottés pour présenter la délicatesse de Walser, que dis-je, la vendre, est d’une insupportable vulgarité. Pourtant, songé-je tout en grattant la couverture avec la pointe d’un couteau, il me semble que Dourvach exagère peut-être un peu.

7 fév. — Dans le même livre, ceci, qui me rappelle mon dernier séjour chez mes parents, lors duquel j’avais trouvé mon père affalé sur une chaise de la cuisine, désemparé comme jamais : À première vue, on peut comprendre qu’un enfant pleure, mais quand dans leurs vieux jours, des personnes âgées sont poussées et acculées aux larmes, celui qui entend cela comprend toute la détresse et le caractère insoutenable du monde, et il lui vient la pensée accablante que tout, tout ce qui se meut sur cette pauvre terre est faible, vacillant, sujet à l’incertitude ; proie de l’arbitraire et de la déficience de toutes choses. Non ! Il n’est pas bon que l’homme pleure encore lorsqu’il est à un âge où il peut trouver merveilleusement bon de sécher les larmes d’un enfant. 

8 fév. — Dans la boîte aux lettres, une enveloppe sur laquelle je reconnais le logo d’un éditeur. Je sais déjà que c’est un refus, mais au moins a-t-il pris la peine de me le signifier. Il est le seul à l’avoir fait parmi ceux, peu nombreux, à qui j’ai envoyé le manuscrit d’un recueil de nouvelles. Je sais bien que le genre n’a pas le vent en poupe, mais il s’en publie tout de même, alors qui sait ? J’ouvre l’enveloppe ; la lettre est assez longue au lieu du simple paragraphe standardisé auquel je m’attendais. Je m’apprête à la lire, lorsque Jean-Marie surgit devant le portail et prononce son fameux : Au fait, je voulais vous dire. C’est toujours l’annonce d’une longue conversation. J’attends donc, bras ballants, qu’il en ait fini, avant de pouvoir découvrir le contenu de la lettre. Jean-Marie m’informe qu’il allait jeter de vieux bocaux de conserve, mais que l’idée lui est venue de nous les proposer à la place. Je réponds donc : Merci Jean-Marie, je vais faire le point et je viendrai voir vos bocaux. Je m’apprête à rentrer enfin lire la lettre de l’éditeur, lorsque Jean-Marie pointe son doigt en direction de mes testicules. Je réalise alors que je porte l’un des pantalons tout neufs qu’il m’a offerts parce qu’il s’était trompé de taille ; des pantalons pratiques, résistants, confectionnés dans une matière déperlante, d’aspect un peu militaire, mais pas trop non plus, dotés de nombreuses poches. Ils me vont vraiment à ravir. Je ne les quitte plus depuis des semaines, mais c’est la première fois que Jean-Marie me voit avec. Lorsque je lui dis combien j’apprécie ses pantalons au quotidien, son visage s’éclaire d’une bonne joie simple. La rudesse de la vie à la campagne ne doit pas faire oublier l’entraide et la camaraderie qu’elle suscite.
Je lis enfin la lettre de l’éditeur ; son refus est motivé, et le propos aussi encourageant que bienveillant. Je tenais déjà cette maison en haute estime pour m’avoir fait découvrir d’excellents auteurs.
Une autre, à laquelle j’avais envoyé le manuscrit retravaillé et enrichi de la première année du présent Journal, m’a fait perdre un temps précieux ; le texte ayant suscité l’intérêt, on m’avait demandé de patienter jusqu’à je ne sais quelle réunion ou comité prochain. Sans nouvelles depuis plusieurs semaines, je m’étais permis une relance ; on m’avait demandé de patienter encore. Ce que je fis durant plusieurs mois, avant d’apprendre, au prix d’une ultime relance, que, finalement non, et qu’on avait simplement oublié de me prévenir
Si vous avez frémi à la lecture de ces lignes, rassurez-vous : le premier volume de ce Journal verra le jour, avec ou sans éditeur.

9 fév. — J’accompagne Barbara à la pharmacie, où l’on me prend pour un vigile avec mon pantalon de Jean-Marie, mes grosses chaussures et ma veste noire matelassée. Je me compose donc un air sécurisant, jetant des regards de droite et de gauche tout en renseignant les clients dans la mesure de mes capacités.
Robert Walser : Après tout, sa vie tirait à sa fin et personne ne me fera croire que les champs de bataille et autres horreurs sont plus terrifiants et effrayants que la fin de n’importe quel être humain. Mourir est en soi cruel, et chaque vie humaine est une vie de héros, et mourir est partout et toujours également sinistre, cruel et triste, et tout être humain doit se préparer à la plus grande misère et au pire, et toute chambre où repose un mort est un lieu de tragédie, et jamais, dans aucune vie humaine, cette tragédie sublime n’a manqué.

10 fév. — Surprenant message téléphonique de l’électricien qui est intervenu chez moi il y a près de deux ans, sans jamais revenir achever son travail. J’imagine que c’est en rapport avec l’expiration prochaine d’un délai quelconque car des retenues s’appliquent jusqu’à parfait achèvement du chantier. Aussi veut-il certainement en finir pour percevoir son argent que je comptais utiliser pour payer un autre électricien. Entendre le son de voix m’a replongé dans l’horreur indicible de ce chantier très long, trop long, mal dirigé par un mauvais architecte, et sur lequel intervinrent bien des artisans qui, livrés à eux-mêmes, firent n’importe quoi. Ajoutons à cela les finitionsépuisantes et difficiles que nous effectuâmes, Barbara et moi, et qui pour une bonne part étaient plutôt des reprises de la merde des moldaves, on comprendra que je souffre de stress post-traumatique. 
Un mot, tout de même sur cet électricien : il était toujours accompagné d’un collègue plus âgé, courtois et serviable, qui s’appelait Janique. Un jour que je m’étonnais pour la énième fois auprès de l’architecte, un être indolent, que l’électricien n’était pas revenu depuis plus d’un an, il m’apprit que ce dernier avait pris du retard depuis la mort de Janique. J’accusai le coup. Comme il n’y avait personne pour s’occuper des funérailles de Janique, c’est l’électricien qui se chargea de les organiser et de les payer. Janique avait notamment installé toutes les prises extérieures, ce qui n’était pas facile à cause de l’épaisseur des murs ; j’ai une pensée pour lui chaque fois que je constate que je ne les utilise jamais.

11 fév. — Judith a invité une amie à passer la nuit chez nous accompagnée de son chiot couleur chocolat. La petite créature est adorable, mais très agitée ; le monde semble se diviser entre ce qui lui procure du bonheur et ce qui l’effraie. Dans les deux cas, elle se pisse dessus. Ses longues oreilles sont irrésistibles. Seul un monstre résisterait à de telles oreilles. Mon chien, d’abord très heureux de sa présence, finit par se lasser de ses pataudes sollicitations et de son manque de respect envers les aînés. Durant la soirée, constatant à quel point il est mal éduqué, caractériel et jaloux, je me lasse d’elle, moi aussi. Ce clebs est comme certains enfants qui pensent qu’il suffit d’être mignon pour réussir dans la vie. Or, prenons mon exemple : cela m’a bien aidé, mais cela ne fait pas tout. 

12 fév. — Barbara doit partir ce soir pour une semaine de méditation en Dordogne. C’est moi qui m’occuperai de ses affaires en son absence ; elle a prévenu ses interlocuteurs, mis en place des réponses automatisées, et ainsi de suite. Restent les potentielles urgences, impossibles à prévoir. Je trouve le travail de Barbara déjà compliqué au quotidien alors des urgences, c’est très angoissant. De façon générale, je déteste l’imprévu. 
Elle n’a pas très envie de partir. Je n’ai pas très envie qu’elle parte. Elle décide de reporter son départ au lendemain matin, et soudain se sent soulagée et légère, comme si elle avait loupé l’école un jour de contrôle. Ah non, c’est impossible, jamais Barbara n’aurait jamais voulu louper un contrôle. En tout cas, elle est heureuse, et je suis heureux, moi aussi. 

13 fév. — Au matin, Barbara m’informe que Walid a abandonné un nez de souris sur le canapé du chien. Juste le nez. Je ne sais pas ce qu’il faisait des nez auparavant, car il ne laissait de ses proies qu’un petit organe interne en forme de virgule. Le docteur Steiner m’avait dit que c’était courant, mais je ne me souviens plus s’il s’agit de la rate, de la vésicule, ou d’autre chose encore. En tous cas, je m’en veux de faciliter les meurtres de Walid en ayant placé, si proches l’une de l’autre, une botte de paille dans laquelle peuvent nicher les mulots et la mangeoire des poules dans laquelle ils dérobent des grains, sans se douter que Walid est là, tapi sous le tracteur de pelouse. 
Je dégivre le pare-brise, puis Barbara et moi nous disons au revoir tristement, au cri d’une chouette qui achève sa nuit. Seul, je traîne dans la maison, la peau étrangement sèche, perpétuellement assoiffé, en mauvais état. Les séparations d’avec Barbara ne me valent jamais rien. Le chien dépose son menton sur ma cuisse en soupirant. Je le sors, mais c’est à peine s’il pisse ; de retour au salon, il recommence : le menton, le soupir. Je comprends alors qu’il est tout simplement malheureux, lui aussi.

14 fév. — Je me rends au travail de Barbara à Vespa. J’ai froid. Je me sens faible. Un type me double avec dangerosité. J’aurais dû prendre le train.
Arrivé au travail de Barbara je ne constate aucune catastrophe, à part celle que je provoque en essayant de me faire couler un café à la nouvelle machine très perfectionnée. Je renseigne deux personnes. Jusqu’ici tout va bien. Je commets une bourde informatique en essayant d’en aider une troisième, mais rien d’irréversible. Je m’attelle alors à la lecture de la boîte aux lettres professionnelle de Barbara ; là non plus, pas de catastrophe, mais cette question : comment diable peut-on recevoir autant de pourriels ?
Je tousse tant et plus ; Judith m’aura encore refilé une de ces maladies qu’elle rapporte de l’extérieur. Elle est restée à la maison à tousser, elle aussi. 
Parti acheter un sirop spécial toux sèche, je tombe au pied de l’immeuble sur un tournage de cinéma. Ce n’est pas la première fois, des films renommés ont été tournés dans la rue, tel Brice de Nice 2, ou 3, je ne sais plus. J’aperçois deux acteurs au-dessus desquels un perchman laisse pendre un micro poilu. A à un type qui bloque la rue, je demande de quoi il s’agit ; il me répond : Une série pour TF1 avec Didier Bourdoncomme s’il récitait, avec une grande amabilité d’ailleurs, un texte appris par cœur. Nulle part, je n’ai aperçu la grosse silhouette de Didier Bourdon ; en revanche, s’ils tournent vraiment la scène à l’endroit où se tiennent les acteurs, on verra certainement ma Vespa à l’écran — pourvu que le réalisateur n’ait pas l’idée de faire grimper Didier Bourdon dessus. 
De plus en plus faible, je progresse douloureusement jusqu’à la pharmacie, dans la lumière du jour qui m’éblouit. Lorsque la pharmacienne me tend une bouteille de sirop toux mixte, je me résigne, n’ayant pas le courage de me rendre dans une autre officine.
Heureusement, l’après-midi est tranquille au travail de Barbara, et je puis rentrer tôt. Mon état s’est aggravé d’heure en heure, aussi le trajet du retour est-il encore difficile et dangereux qu’à l’aller. Lorsque je tends la bouteille de sirop toux mixte à Judith, elle en avale presque la moitié avant de retourner se coucher.
Une journée éprouvante. 

15 fév. — Réveil difficile, yeux collés, fort mal de tête, douleurs dans tout le corps. Je voudrais réveiller Judith pour lui reprocher de m’avoir contaminé, mais à peine levé, la tête me tourne, je titube, et puis il y a cette pisse de chat juste devant la porte de ma chambre. Je me recouche. Les images ignobles des vidéos qui se sont lancées seules hier sur le réseau social où je traînais avant de m’effondrer me reviennent en mémoire. Elles ne sont certainement pas pour rien dans mon sommeil fiévreux, entrecoupé de réveils intempestifs. Dans la première, une infirmière possédée par le diable frappait une vieille femme atteinte d’Alzheimer qui se défendait comme elle pouvait sur son fauteuil roulant, ravivant de plus belle la colère de sa tortionnaire. Dans la seconde, on voyait dans une assiette un poisson dont le corps était frit, mais qui bougeait sa tête qu’on avait pris soin de laisser intacte pour qu’il soit bien vivant au moment où on le mangerait. C’était au Japon, bien entendu. Je n’avais cliqué nulle part pour voir ces vidéos, qui n’ont même pas été publiées par des utilisateurs auxquels je suis abonné. J’ai été victime, comme nous tous, d’une interface modifiée sans crier gare, d’algorithmes malveillants, et de paramètres automatiques ligués ensemble pour me faire voir toujours plus de contenu. Est-ce la maladie qui m’affaiblit, ou la teneur horrible de ces images non sollicitées ? Je me sens victime de violence morale. Ô Shakespeare ! Il y a quelque chose de pourri au royaume d’Internet !

16 fév. — Retour dans un état déplorable au travail de Barbara, où j’ai un rendez-vous téléphonique avec le fournisseur d’énergie Enedis. Durant le chantier dont je parlais plus haut, Barbara a déjà eu affaire à eux, et la leçon que nous en avons tirée est qu’il ne faut jamais, jamais manquer un rendez-vous téléphonique avec Enedis. Si vous ne décrochez pas avant la quatrième sonnerie, ils n’hésiteront pas à vous laisser dans la misère la plus noire durant des semaines, et vous ne pourrez même pas les supplier, car il est impossible de les joindre. 
Soudain, mon téléphone intelligent sonne. Je décroche immédiatement. C’est Enedis. J’explique la situation à un homme affable, mais qui devrait tout de même être au courant du problème qui nous occupe, lequel a été soulevé par un technicien d’Enedis à l’occasion d’un précédent passage, ce qui a motivé ce rendez-vous téléphonique. Je le fais si bien que l’homme me dit qu’il va envoyer  sur place un sous-traitant, lequel remontera l’information – j’ignore laquelle – à Enedis, qui, alors, pourra peut-être décider de m’aider dans le cadre d’un nouveau rendez-vous, physique cette fois. Je ne suis vraiment pas en état de me défendre contre ces nouvelles violences, ni même de pointer l’absurdité de cette situation. Je me contente d’un D’accord très bien, merci au revoir et je vais perdre connaissance sur le premier canapé que je croise — il y en a beaucoup au travail de Barbara. Lorsque je m’éveille, j’ai tout juste assez de force pour grimper sur la Vespa et rentrer me coucher. 

17 fév. — Je ne serai jamais d’aplomb pour partir chez mes parents la semaine prochaine, sans parler du risque de les contaminer. J’annule tous les rendez-vous médicaux que j’avais pris en leur nom ainsi que la location de la voiture. Ceci fait, soulagé, j’entame la lecture des Garennes de Watership Down qui m’a été conseillé par une sympathique internaute du nom de Queenie. Ce roman raconte l’épopée de quelques courageux lapins partis fonder une nouvelle garenne parce qu’ils ne sont pas heureux dans la leur. L’épaisseur du livre me donne à penser que cela n’ira pas sans mal. Je suis immédiatement happé par le récit, mais je m’évanouis dessus et rêve que je suis un lapin. 

18 fév. — Retour de Barbara, enfin. Je lui raconte longuement les lapins, et disserte sur le point de savoir si elle serait plutôt celui-ci, ou celui-là. En fait, elle serait plutôt un mélange de deux lapins, ce qui pose un problème pour lui attribuer un nom. Comme elle a médité durant plusieurs jours, elle m’écoute calmement. Lorsque je lui demande : Et moi, tu crois que je suis quel lapin, maintenant que tu les connais tous ? Elle me regarde en souriant – la méditation, toujours – puis se lève pour ramasser le nez de souris oublié sur le canapé du chien. A son air je perçois les limites du pouvoir de la méditation.
Je suis certainement Noisette. 

19 – 24 fév. — Un tunnel de maladie, traversée hallucinée de laquelle je n’ai que peu de souvenirs. J’aurais certes pu aller chez le médecin, mais mon instinct me disait qu’il n’aurait rien fait d’autre que de me recommander d’attendre en gobant des comprimés que j’avais déjà à la maison. Je me souviens avoir aperçu Barbara à quelques reprises, comme derrière un voile, sa voix me parvenant depuis un autre monde. Je ne comprenais pas ce qu’elle me disait, mais elle me comprenait encore quand je lui racontais les lapins que je lisais lorsque j’étais conscient. 

25 fév. — Une promenade avec le chien, la première depuis longtemps. J’ai du mal à me concentrer durant ma lecture des lapins, alors je picore dans le Journal de Jules Renard. À l’enterrement de son frère : Le break, en entrant au cimetière, heurte la grille. On descend le corps dans la fosse profonde. Un gros ver au bord : on dirait qu’il se réjouit, qu’il se pavane. Les femmes commencent à jeter de la terre, les unes, des pincées, les autres, des poignées. Une pierre sonne. Je m’écarte pour pleurer. 
Assister à l’enterrement de son frère, encore une expérience qui me rapproche de Jules Renard.

26 fév. — Je picore de même dans le Journal de Léautaud, moins méchant qu’on ne le dit : Je deviens romanesque en vieillissant. Je passe mon temps à lire des romans d’amour. C’est pour remplacer ce que j’aurais aimé et que la vie ne m’a pas donné. Je m’aperçois que je ne suis pas si sec qu’on pourrait le croire. Je pars avec mes héros dans leurs aventures. Je rêve, je ris, je désire, je souffre avec eux. Quand je ferme le livre, j’ai comme une barre dans l’estomac et je refoule avec peine un besoin de pleurer. Au moins pendant quelques heures, j’ai échappé à ma vie médiocre, j’ai donné à un objet à mes rêves inutiles. 
Devenir fleur bleue avec l’âge, encore une expérience qui me rapproche de Paul Léautaud.

27 fév. — Et maintenant, Léautaud à propos du Journal de Renard : Reçu ce matin le dernier volume du Journal de Renard, 1906-1910, celui m’intéressant le plus. Pas drôle absolument de lire un ouvrage de cette sorte, publié posthume, d’un homme qu’on a connu. À chaque instant le visage de cet homme vient se placer entre le livre et vous, l’idée que la mort s’en mêle. Pas drôle du tout. Il est vrai qu’il est mort à quarante-six ans, j’en ai cinquante-sept. Aucun rapport. Enfin, une mauvaise lecture, alors que toute la journée je m’en promettais une bonne soirée. J’ai sauté, comme pour les autres volumes, les petites trouvailles pittoresques sur les choses de la campagne. Ces chinoiseries ne m’intéressent pas. La note finale, que je connaissais déjà pour l’avoir lue dans les extraits des journaux, très émouvante. Je sors tout de même de cette lecture avec un grand goût à écrire, comme il m’arrive quand je lis certains livres. Je pense à mon Journal à moi, que je voudrais tant publier de mon vivant. Je ne sais si je me trompe, je le crois plus intéressant, en ce sens que plus vivant, plus objectif, plus indiscret, plus un Journal, en un mot, celui de Renard étant pour la plus grande partie un cahier de « notes ». Madame Renard en a peut-être détruit le meilleur. 
C’est vrai, ça. 
Et voici la note finale du Journal de Renard : 6 avril. — Je veux me lever, cette nuit. Lourdeur. Une jambe pend dehors. Puis un filet coule le long de ma jambe. Il faut qu’il arrive au talon pour que je me décide. Ça séchera entre les draps, comme quand j’étais Poil de carotte. 
Il meurt le 22 mai 1910.

28 fév. — Refus d’éditeur que j’ai d’abord pris pour un pourriel. Rien ne va : ni l’expéditeur, inidentifiable, ni l’objet, vague, ni le corps du message, composé de paragraphes brouillons dénués de majuscules en début de phrase. Je m’attendais à ce qu’il soit signé Les trois petits cochons, mais non, même pas. Il s’agit d’un éditeur renommé. Je ressens malgré moi une rancœur grandissante à l’encontre de cette corporation, qui pourtant ne m’a rien fait — si ce n’est, bien entendu, attenter à la littérature pour certains de ses membres, mais à ceux-là, je n’ai pas écrit. Alors serait-ce l’ego ?

1er mars. — Parfois, revenant de la gare où j’ai emmené Judith en voiture le matin, j’écoute à la radio les actualités et ceux qui font métier de les commenter ; chaque fois, je me demande comment nous avons pu devenir si petits
Le tracteur de pelouse ne démarre plus. Je soupçonne la batterie, que je ne parviens pas à éveiller de son sommeil de plusieurs mois malgré mes tentatives de la raccorder à celle de la voiture avec des câbles à pinces, comme j’ai vu faire les mécaniciens. J’appelle donc le magasin de motoculture, mortifié de n’avoir point profité de leur forfait promotionnel avantageux sur la remise en état et entretien avant la belle saison, qui n’était valable que jusqu’à la fin du mois de janvier. 

2 mars. — Je picore encore dans les Journaux de ma bibliothèque, et leurs entrées sont comme autant de graines délicieuses. Dans celui des Goncourt, janvier 1855, au sujet d’une ancienne maîtresse : Je l’ai rencontrée ; c’est toujours elle avec les yeux que j’ai aimés, son petit nez, ses lèvres plates et comme écrasées sous les baisers, sa taille souple, — et ce n’est plus elle. La jolie fille s’est rangée, elle vit bourgeoisement, maritalement, avec un photographe. Le ménage a déteint sur elle. L’ombre de la caisse d’épargne est sur son front. Elle soigne le linge, elle surveille la cuisine, elle gronde sa bonne comme une épouse légitime, et elle apprend le piano et l’anglais. Elle ne voit plus que des femmes mariées et ne vise plus qu’au mariage. Elle a enterré sa vie de bohème dans le pot-au-feu. 
Je commence à souffrir d’hirsutisme, mon rendez-vous avec Gigie étant passé à la trappe en même temps que ceux qui tombaient durant mon tunnel de maladie.

3 mars. — Longue promenade dans les vignes. À mon retour, trois appels en absence sur mon téléphone intelligent. Ma mère est partie aux urgences sous assistance respiratoire. Elle a attrapé une grippe qui est normalement le lot de nourrissons. Ainsi nos vies se courbent comme un métal souple dont on ferait se rejoindre les extrémités : vieux, on se fait dessus comme un nouveau-né, on est vulnérable comme lui, et voici qu’on attrape ses maladies. Au téléphone, on me recommande de ne pas m’inquiéter outre mesure. Je tente de me montrer rassurant auprès de mon père, lui aussi malade, mais plus vaillant quand même. 

4 mars. — Je passe la journée à poncer les dalles de bois de la terrasse de Bordeaux, ramenées ici cet été en vue de leur offrir une seconde jeunesse. Le bruit de la ponceuse me fait perdre ce qui me reste d’audition, la poussière qui s’envole m’étouffe, des muscles inconnus me font mal, mais je tiens bon. Pendant ce temps, Barbara s’est attaquée au rangement du chai dans lequel nous avons toujours des cartons datant du déménagement. C’est une tâche longue et minutieuse ; il ne suffit pas de tout déplacer dans un autre coin, comme moi je le fais. Il faut trier, ranger, donner, et même jeter quand c’est nécessaire. Ce sont donc deux importants chantiers qui progressent simultanément, et lorsqu’arrive enfin le soir, levant nos verres de Lillet à notre santé, nous ne sommes pas peu fiers de nous. Ma bonne humeur s’assombrit pourtant lorsque Barbara m’annonce qu’il est temps donner mon appareil à grillades, inutilisé depuis plus de dix ans (végétarisme).
J’ai reçu des nouvelles rassurantes de ma mère. 

5 mars. — Barbara et moi continuons sur notre folle lancée domestique. Nous commandons deux bibliothèques suédoises pour l’étage, afin de pouvoir y ranger tous les livres qui restent dans les cartons du chai, et peut-être même ceux qui sont encore dans la petite maison de la forêt. Ceci fait, je frappe la paume de ma main dans la sienne, et nous partons travailler chacun de notre côté. Je dois vitrifier le plus de dalles possible avant qu’il ne pleuve, tandis qu’elle continue le rangement. Je progresse lentement. Le produit vitrificateur ronge mes poumons irrités par la poussière et affaiblis par ma longue maladie. 
Tout en badigeonnant, je me demande si je ne pourrais pas faire de ma Trilogie shakespearienne des surfaces une tétralogie. Chaque pièce de la trilogie est en rapport avec les travaux. 
D’abord, il y eut Platrio le Spectre, né tandis que je ponçais les murs dont la poussière de plâtre rendait mon visage livide. Ensuite, il y eut Parqueto le Maure, surgi alors que je ponçais le parquet, soulevant une poussière sombre comme l’enfer qui noircissait ma peau. Enfin, il y eut Cirillo le Mage, dont les enchantements se laissaient découvrir tandis que ledit parquet changeait d’aspect à mesure que je le cirais. 
Et à présent que je vitrifie les dalles de la terrasse, quoi ? Je ne peux me tenir droit à cause de mes courbatures, je marche en boitant, le vitrificateur me fait baver légèrement : bon sang, je suis Vitrifio le Bouffon
Ô Yorick, je marche dans tes pas de géant et bientôt je serai à tes côtés !

6 – 10 mars. — Walid a l’habitude d’aller et venir dieu sait où la nuit en passant par par la chatière, et de rentrer dormir toute la journée. Il ne va jamais bien loin, mais cette fois il n’est pas rentré. Nous ne l’avons pas revu depuis bientôt deux jours. Ce n’est pas si long, diront certains. Pourtant, sa disparition a occulté tout ce qui a précédé, dont je me souviens à peine. Elle m’inquiète beaucoup, ainsi que Barbara et Judith. Le chien aussi, qui attend devant la chatière. J’ai cherché Walid, tout le jour et à la nuit tombée, espérant comme Barbara que cette nuit, il nous réveillerait en sautant sur le lit comme s’il n’était jamais parti. Nous ne dormons pas vraiment. Le vent souffle fort, la pluie tombe dru, et nous nous demandons chacun de notre côté si, coincé, blessé, il n’a pas besoin de nous quelque part. Je bondis dès que quelque chose bouge dans la cour : ce ne sont que les poules. Lorsque j’entends la chatière : ce n’est que le vent. Ce matin, essuyant quelques larmes, je me sentais un peu bête ; pourtant, on n’est jamais bête de pleurer un compagnon. 
Peut-être se pavane-t-il, insouciant, sur le canapé d’une accueillante famille ? J’ai prévenu les voisins de ma connaissance, tous ont promis d’être vigilants. Au travail, Barbara prépare des affiches pour prévenir le reste du voisinage. 
Si la disparition de Walid m’affecte tant, c’est qu’elle fait suite à d’autres disparitions, de créatures, d’illusions, de ressources, de joies, et qu’elle en annonce d’autres. 
Lundi, je me rendrai chez mes parents. Peut-être les verrai-je alors pour la dernière fois. C’est ce que je me dis toujours. C’est de plus en plus difficile à mesure qu’ils déclinent. D’assister à ce triste spectacle ; de combattre les souvenirs ; de ne pas leur en vouloir de leur faiblesse, de leur lenteur ; ne pas leur en vouloir d’être vieux ; de mourir bientôt, et de me laisser. Je me sentirai seul sur cette pente qu’ils auront fini de dévaler, même entouré de l’amour de mes proches. 
Je vous raconte toujours la même chose.
Quand Walid reviendra, il ramènera un peu de légèreté avec lui.
Car il reviendra, n’est-ce pas ? 
_
Ce petit connard vient de rentrer, crotté et trempé, pile au moment où je me préparais à vous envoyer la présente infolettre. Il se lèche comme un damné, et se fiche bien d’avoir gâché mon effet dramatique. 
De quoi ai-je l’air à présent ?