Pantoufléon

Une crise de mélancolie m’a tenu éloigné du monde ces derniers temps. Elle perdure, mais je monopolise mes faibles moyens pour, enfin, vous dire ces mots fameux de César au Sénat de Rome, à peine le Rubicon franchi, en 49 avant notre ère : Coucou me revoilou.  

La mélancolie m’a saisi au retour de chez mes parents. Pourquoi cette fois plus que les autres ? Je l’ignore, peut-être parce que ce fut encore plus difficile que les fois précédentes. Il y eut d’abord le changement d’oreilles de ma mère, comme dit mon père (renouvellement de sa prothèse auditive) ; puis il y eut son changement de pile à lui (celle de son pacemaker en réalité) lors d’un séjour dit ambulatoire dans une clinique peu accueillante, où je réalisai de nouveau combien la vieillesse expose aux désagréments les plus stupides et rageants, et combien il en est fait peu de cas. Et puis, le lendemain, sans rapport avec sa nouvelle pile, cette chute de mon père devant la maison qui, si je n’avais pas été présent, l’aurait sûrement conduit à passer la nuit dehors, exposé au froid et aux fauves, personne ne venant avant l’assistante de vie le lendemain matin ; mon insistance à lui faire passer autour de son cou la médaille d’appel au secours de ma mère, dont elle n’a plus besoin depuis qu’elle reste alitée, mais qui ne fonctionne qu’à l’intérieur, et donc, également la grosse montre d’alerte qui  fonctionne à l’extérieur ; sa résistance face à mon inquiétude peut-être exagérée, en effet, et à l’arrivée, son look de rappeur avec sa médaille, sa montre, son survêtement et ses baskets. Il ne lui manquait plus qu’un bob, et il se serait fait contrôler au faciès par la police. Le dernier bob que je lui ai connu, dans les années 80, portait le nom du groupe AC/DC, dont il ignorait tout, évidemment, mais le supermarché faisait une promotion. 

L’accès de mélancolie ne fut pas immédiat, pourtant. À mon retour, je reprenais même une activité physique régulière, courant dans les vignes avec le chien, saluant au passage les fiers ouvriers viticoles, tout heureux d’apercevoir l’enfant des vignes qu’ils prenaient pour un mythe ; rougeaud et soufflant fort, j’imaginais que si je faisais une crise cardiaque, l’un d’eux, consultant le téléphone que je garde en sécurité avec moi, écrirait à Barbara pour lui dire : l’enfant des vignes est mort. La forme revenant, j’allais même jusqu’à repratiquer un peu du sport que j’ai inventé il y a des années, auquel j’ai donné le nom de body bounce. Il s’agit de dévaler une pente boisée le plus vite possible, en rebondissant sur le tronc des arbres qu’on n’a pas pu éviter pour se propulser de droite ou de gauche en gagnant de la vitesse ; un sport qui mobilise donc la souplesse et solidité du corps, car il arrive qu’un tronc percuté de face mette un terme douloureux à votre course, mais aussi la vivacité de l’esprit, car le plus simple et le moins dangereux est encore de calculer la trajectoire la plus dégagée tout en courant. Ne pas oublier de garder un œil sur le tapis de ronces toujours prêt à provoquer votre chute et à vous déchirer le corps. Je ne serais pas étonné d’apprendre que les moines shaolin pratiquent depuis des millénaires, sur les pentes de leurs monastères, un genre de body bounce adapté à leur culture.

Hélas ! la mélancolie couvait, tapie derrière ses éclaireurs, la fatigue et le manque d’envie, à tel point que je suis allé consulter un médecin ; ma gentille médecin traitante ayant déménagé au loin, je m’en fus chez une autre, choisie pour son nom romantique et séduisant. Lorsque je lui contai mes malheurs, je lus dans son regard : Oh, mon pauvre petit bonhomme, et cela fit d’elle mon médecin pour la vie, ou du moins jusqu’à sa retraite. Elle me prescrivit des psychotropes, des analyses de sang, et me dit, alors que j’étais sur le départ : Je suis là, si vous voulez parler. Sur le chemin du retour, ma pochette bleue de dépistage du cancer colorectal sous le bras, je me demandais si sa proposition pouvait s’appliquer à un dîner aux chandelles. 

Et puis un soir, l’une de mes poules a manqué à l’appel. Et puis Jeanine est morte. C’est un message de mon voisin l’ingénieur qui me l’a appris : voulais-je participer à un dernier hommage floral ? Je n’ai pas répondu, car je ne savais pas qui était Jeanine ; je voulais me laisser une chance de me souvenir, ou le temps d’enquêter, mais bien vite, Jeanine m’est sortie de la tête. Trois jours plus tard, passant en trombe dans le village, je remarquai un attroupement devant la maison de Monsieur Tournesol ; j’eus un mauvais pressentiment. Une fois le scooter remisé, j’allai donc trouver Jean-Marie, occupé à taper sur des morceaux de fer devant son garage. Je lui demandai s’il savait qui était cette Jeanine qui était morte, et il me fit cette réponse : Bah oui c’est Jeanine Tournesol. C’était là ce que je craignais : Jeanine était la mère de Monsieur Tournesol. Ils vivaient ensemble depuis fort longtemps, précisément depuis la naissance de Monsieur Tournesol, dont j’ignore la date. Lorsque je la croisais le long de la route, elle répondait toujours à mon signe amical en ajoutant parfois un : Bonjour Monsieur. Raison pour laquelle je me suis offusqué lorsque Barbara, à qui je venais d’apprendre la nouvelle, m’a répondu que Jeanine ne lui avait jamais semblé très avenante. Jeanine était très avenante, c’est toi qui es vilaine, lui lançai-je en quittant la pièce pour répondre enfin au voisin ingénieur et lui demander s’il était encore possible de participer à l’hommage floral. La réponse fut immédiate : Malheureusement non, Jeanine a été enterrée ce matin. J’ai pris ce malheureusement comme un reproche ;d’ailleurstoutes les fois que ce type s’exprime, je perçois un reproche. Cela tient probablement à son métier. Je lui répondis : Mince alors, je vais écrire à Monsieur Tournesol. Réponse de l’ingénieur : Passe plutôt le voir, ça lui fera plaisir. Encore un reproche ; existe-t-il une ingénierie du reproche ? Des ingénieurs en reproches ?

Plus coupable que jamais, j’envoyai un message de condoléances à Monsieur Tournesol, y associant   généreusement Barbara sans préciser qu’elle trouvait la pauvre morte pas très avenante. La réponse de Monsieur Tournesol n’arrivant pas, je me disais que, peut-être, il m’en voulait d’avoir tardé ; que, peut-être, Fred Muller et l’ingénieur en profitaient pour devenir ses voisins préférés, lui susurrant sournoisement que je n’avais pas participé à l’hommage floral. Enfin, la réponse arriva, bien dans la façon de ce stoïcien : Merci à tous les deux. Ce n’est pas facile, mais on va y arriver. À tous les deux, tu parles : je me retins de toutes mes forces de  dénoncer Barbara. 

Si j’étais touché par la mort de Jeanine, que je ne connaissais pas vraiment, c’est surtout parce que j’aime beaucoup Monsieur Tournesol. Que le lecteur habitué me pardonne, mais je vais rappeler l’origine de son nom, puisqu’il n’est pas parent  du  professeur malentendant de Tintin. Ce brave homme, qui travaillait jusque récemment dans une grande entreprise française, est en même temps agriculteur par passion. Il avait, avec l’ancienne propriétaire de la maison que j’habite, l’arrangement suivant : elle mettait à sa disposition le bas de son terrain, situé entre deux champs de Monsieur Tournesol, lui évitant ainsi de le contourner et lui permettant de le cultiver, en échange de quoi il lui rendait de menus services, comme la tonte et l’entretien du terrain qu’elle conservait en jardin. Lorsque nous achetâmes la maison, Monsieur Tournesol vint nous trouver pour savoir si nous entendions récupérer la partie de terrain cultivée. La partie restante suffisant largement, nous ne changeâmes rien à l’existant. Monsieur Tournesol, en cette première année, planta des tournesols. Voilà, c’est tout bête. Cette année, il a planté des fèves, ou plus précisément des féveroles, Barbara saurait vous expliquer la différence. J’ai donc bien pensé à l’appeler cette année Monsieur Féverole, mais le lecteur s’y serait certainement perdu, d’autant que comme il change de culture chaque année, il faudrait modifier son nom sans arrêt.

Monsieur Tournesol, donc, cultive pour son plaisir, pour faire perdurer la tradition familiale et conserver le paysage autour de notre hameau, où il est né et qui l’a vu grandir. Il n’y a guère que les bonnes années que sa récolte couvre les frais qu’il a engagés. C’est un homme de passion et un grand connaisseur de la nature. Voyant l’herbe foulée dans mon jardin, il dit : C’est le blaireau, ça. Voyant la terre retournée le défigurant, il dit : C’est le sanglier, ça. Apprenant que je viens de perdre une poule, il dit : C’est le renard, ça. À côté de Monsieur Tournesol, je me sens toujours comme le rejeton de Bouvard et Pécuchet. Pourtant, il n’est jamais moqueur et toujours fin pédagogue. L’hiver, lorsqu’il émerge des brumes de la nuit au volant d’une de ses nombreuses machines agricoles aux lumières clignotantes, je pourrais presque m’agenouiller comme les Aztèques devant Cortés. Et que dire de la fois où il  m’offrit une botte de paille géante ? De celle où il vint avec son tracteur démarrer la voiture dont Barbara avait encore laissé la batterie s’épuiser durant la nuit ? Il y a tant de choses encore qui font que j’étais triste pour lui car il avait perdu Jeanine qui, je le rappelle, était tout à fait avenante.

J’ai, depuis, perdu une autre poule ; j’ignore si c’est le renard comme l’affirme Monsieur Tournesol, mais mes recherches me conduisent moi aussi à l’accuser. En tout, il m’aura ôté trois poules. Je sais bien que je ne devrais pas m’y attacher, c’est la campagne, mais que voulez-vous. La dernière enlevée était une petite poule noire très véloce, et celle d’avant une majestueuse poule grise dont la taille n’aura pas effrayé la bête. La dernière qui me reste est une poule cendrée qui, je peux l’avouer à présent que ses congénères ont disparu, est ma préférée. C’est la seule que je peux prendre dans mes bras sans la violenter ; Dieu fasse qu’il n’y ait jamais un MeToo des poules, je passerais un sale quart d’heure même si  deux des victimes de mes câlins non désirés ne sont plus là pour témoigner. La solitude de ma poule cendrée l’ayant rendue mélancolique, ce qui nous rapprocha encore, il fut entendu avec Barbara que nous adopterions d’autres poules. Je pensais à de jeunes poules prêtes à pondre, mais Barbara émit l’idée de recueillir des poussins. Drôle d’idée, puisqu’il faudrait des mois pour qu’ils ne deviennent de jeunes poules prêtes à pondre. Elle insista jusqu’à ce que je comprenne qu’aucun pragmatisme ne sous-tendait sa volonté : elle trouvait simplement ça mignon. Elle aurait pu le dire tout de suite, j’aurais économisé des arguments. Je venais à peine de me faire à l’idée des poussins, lorsqu’elle m’annonça que nous avions rendez-vous le soir même pour aller en chercher deux. Je pense que l’absence d’intervalle de temps entre ses décisions et leur mise en application n’est pas pour rien dans ma mélancolie. Depuis est arrivé ce que je craignais qu’il arrivât : je m’inquiète pour les poussins. Je pile dans le mortier de la cuisine les gros grains de la mangeoire pour qu’ils entrent mieux dans leur petit bec, je m’assure que le rebord de l’abreuvoir n’est pas trop haut pour leurs petites pattes, je m’affole lorsque je ne les vois plus au poulailler, je respire lorsque je les aperçois dissimulés dans les hautes herbes, je jette des regards inquiets au ciel car je crains les rapaces, je sème des touffes de poil de chien devant la clôture  pour effrayer le renard, je pisse le long du grillage au cas où ça ne suffirait pas, et j’arrête là pour ne pas passer pour un être ridiculement sensible. Je suis payé de mes efforts lorsque, au soir tombé, je les retrouve blottis l’un contre l’autre, les attrape, tout chauds, pour les mettre à l’abri, et les place devant chacune de mes oreilles, comme on le ferait d’un coquillage pour entendre le bruit de la mer, mais en stéréophonie ; alors, c’est un délicieux concert de pioupious. J’avais décidé de ne pas les nommer pour moins souffrir s’ils devaient nourrir le renard et ses petits, mais bon : ce sont Castor et Pollux. 

Entre deux visites que je leur rends, je travaille au potager, où, suivant les directives de Barbara, je creuse des tranchées pour faire sortir de terre des buttes ultra-performantes destinées à accueillir des légumes. C’est un travail éprouvant. Pour me donner du coeur à l’ouvrage, je songe  aux peines des soldats la Première Guerre mondiale ; le soir, je lis Ceux de 14 de Maurice Genevoix et Orages d’acier d’Ernst Jünger pour y puiser le réconfort que seuls peuvent dispenser des compagnons d’armes. D’autres fois, je m’imagine Romain, creusant les fondations d’un aqueduc, et je deviens Buttus le bâtisseur. Ô César ! Gare à Buttus aux prochaines Ides de Mars ! 

Je me rends aussi régulièrement à la déchèterie pour terminer, enfin, de débarrasser les rebuts de chantier abandonnés par les Moldaves il y aura bientôt deux ans. C’est un travail long et minutieux, car il faut trier les déchets en amont pour être en conformité avec la loi de la déchèterie. Selon les jours, le responsable est plus ou moins regardant mais dans tous les cas, il ne le sera jamais autant que moi : je mériterais d’être employé d’une déchèterie, surtout une petite, comme la mienne, où un employé solitaire règne sur son royaume de bennes. Je porterais une casquette et me présenterais comme capitaine de centre de traitement. C’est une fonction qui exige les qualités militaires dont j’use en douceur avec les autres usagers, lorsqu’il le faut. J’espère secrètement me faire remarquer par un recruteur, comme ces agents de footballeurs qui cherchent de nouveaux talents au bord des terrains. 

Je veille également, auprès des ruches, à ce qu’aucun frelon asiatique ne vienne commettre ses horreurs sur leurs petites habitantes. Il faut avoir vu ces créatures semer la destruction pour réaliser la noirceur de leur être : ils se saisissent d’une abeille en vol et la décortiquent toute vivante. L’infortunée, qui bien souvent s’est sacrifiée pour ses compagnes, trouve dans ses souffrances la satisfaction d’avoir pour un temps, au moins, éloigné le danger. Ces diables ailés sont quasiment indestructibles : vifs comme l’éclair, capables de virages à 90 degrés, bien plus véloces leurs cousins européens, qui paraissent bien inoffensifs depuis cette invasion contre nature, sont protégés par une armure qui leur permet de survivre à presque tout. Armé de ma raquette de badminton, qui demeure le meilleur moyen de s’en débarrasser pour peu qu’on les poursuive une fois éjectés, je suis cette fois maréchal d’empire, prenant sa revanche de Waterloo sur le duc de Frelington.

Je cherche par ces activités agricoles, tel le Lévine de Tolstoï, à m’occuper l’esprit pour tromper ma mélancolie. Je ne devrais peut-être pas lire les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, leur auteur étant encore plus mélancolique que moi. Encore plus chialeur, comme le dit Barbara, qui n’a que très peu de tolérance pour les personnes comme lui ou Jean-Jacques Rousseau, par exemple, qui livrent au papier les tourments de leur vie intérieure. Je me demande toujours ce qu’elle peut bien me trouver. Lorsque je lui demande, elle me répond qu’ils n’ont aucun humour, et que là se situe la différence. C’est gentil de sa part, mais sans parler d’un léger surplus de talent, même au premier degré Chateaubriand avait autre chose à raconter que des histoires de poussins. Dans ses Mémoires, j’apprends aussi l’Histoire et les mœurs de son temps ; son époque est si riche en bouleversements que c’est à se demander si la nôtre n’est pas une immense sieste.

J’ai effectué tardivement mes analyses de sang, en vue de mon prochain rendez-vous avec la jolie médecin qui porte une casquette. Elles sont, en dépit de mon ressenti, très bonnes. Maudite force physique qui m’empêche d’être pris au sérieux lorsque je me plains ! Spartacus aussi avait sûrement ses petits coups de mou ! Lui demandait-on de cesser de geindre ? Seuls mes triglycérides sont très légèrement au-dessus de la norme : j’imagine que je vais devoir arrêter les petites glaces au goûter. Il me restera la littérature. Au laboratoire, on m’a demandé tant de fois si je ne voulais pas bénéficier de l’opération dépistage HIV gratuit de la Sécurité Sociale que j’ai fini par accepter pour ne froisser personne. Je n’ai pas le SIDA ! ai-je annoncé fièrement à Barbara qui revenait de son stage de yoga kundalini, chant et musculation du périnée. Elle n’a pas eu l’air plus surprise que ça. Me retrouvant à l’endroit précis où elle m’avait laissé deux jours plus tôt, avisant le volume des Mémoires ouvert devant moi, elle me dit : Toi, tu n’as encore rien Chateaubranlé du week-end. Ben tiens, et les poussins alors ? Je me saisis du livre pour lui lire ceci, qui m’a frappé par-dessus tout : On vient de m’apporter le petit chat du pauvre pape ; il est tout gris et fort doux comme son ancien maître. Qui d’autre que Chateaubriand, ambassadeur de France à Rome, pour adopter le chaton d’un pape mort ? Pas étonnant que Madame Récamier, entre autres belles femmes de son temps, l’ait trouvé hyper trognon

Le soir, au lit, j’aperçois un moustique au plafond. Je le montre à Barbara et je dis : Je peux l’avoir sans bouger. Elle pense certainement que je suis mentaliste, mais pas du tout. J’attrape une pantoufle, et je la jette d’une certaine manière : le moustique est touché et tombe en vrille comme un Fokker allemand en flammes, sans laisser la moindre tache au plafond. Barbara est tellement épatée qu’elle me lance un regard enamouré, comme si je l’avais sauvée d’un tigre à dents de sabre, puis se colle à moi. Fort de mon succès, pour tromper la mélancolie en m’endormant, je me cherche des noms d’homme des cavernes, comme Gnouk, Tark, ou Nicolas Mathieu. Mais ne serais-je pas plutôt l’Empereur Pantoufléon ? 

Décidément, je passe trop de temps avec Chateaubriand.