Petit bonhomme

26 janv. — Les oiseaux auront bientôt picoré tout le pain abandonné sur la table en fer forgé de la terrasse. Je contemple leur ballet, un peu comme dans une chanson de Jean-Jacques Goldman, et je repense à ce type du groupe d’entraide Facebook d’un village voisin. Il publie régulièrement des messages pour expliquer qu’il faut aider les oiseaux à passer l’hiver, mais sans faire n’importe quoi pour autant. Par exemple, il ne faut pas leur donner de pain — j’ai oublié pourquoi exactement — mais des graines ; et pas n’importe quelles graines, pas dans n’importe quelles conditions non plus. À chaque fois, il s’excuse de publier un nouveau message, mais c’est important, c’est pour les oiseaux, dit-il. Il finit toujours par récolter des insultes, et plus personne n’a envie de nourrir les oiseaux à cause de lui. Le type se vexe, puis, deux jours plus tard, il publie un nouveau message. C’est pour les oiseaux. Il a fini par me donner mauvaise conscience : j’ai l’impression de leur avoir tendu un piège, avec mon pain. J’ai envie de l’insulter moi aussi. 

27 janv. — Si la pierre que je fais rouler du pied dans le chemin a une histoire, alors il faut la raconter. Si le tronc abattu sur lequel je m’assieds a une histoire, alors il faut la raconter. Si le lichen qui court sur son écorce a une histoire, alors il faut la raconter. Voilà pourquoi j’y réfléchis à deux fois avant de partir en promenade. 

28 janv. — Deux livres lus récemment : Client mystère, de Mathieu Lauverjat et Ludwig dans le living, de Théo Bourgeron. Dans le premier, un livreur de repas à domicile se reconvertit en client mystère après un accident : d’une violence algorithmique à l’autre, jusqu’à la fin, effrayante. Dans le second, un spécialiste de Wittgenstein vivant dans une France légèrement uchronique se trouve face à face avec le penseur mort ; ce dernier, halluciné, lui réclame des verres de lait dans le salon du pavillon, puis se met à dévorer le monde en silence. Surprenant et drôle. 
Un troisième, pourquoi pas, que j’ai beaucoup moins aimé malgré son titre qui m’avait fait penser qu’il était pour moi : Mémoires intimes d’un pauvre vieux essayant de survivre dans un monde hostile, de Vincent Ravalec. Un ou deux sourires, mais oublié aussitôt refermé. Sur le même sujet, autant lire la présente infolettre. 
Bon, d’accord, un autre : L’autobiographie de Teddy, par Allan S. Weiss. L’auteur fait ses cartons en vue d’un déménagement et retrouve son ours en peluche, enfermé dans le noir pendant quarante ans. Teddy n’est pas commode ; il exige qu’on écrive sa biographie. Ce faisant, l’auteur revient forcément sur sa propre vie, car ils furent très liés. Érudit, drôle, émouvant. 

29 janv. — Existe-t-il, quelque part, une liste de chansons comprenant l’expression petit bonhomme ? On songe immédiatement au Petit bonhomme en mousse, de Patrick Sébastien, ou encore à En L’an 2001 de Pierre Bachelet. Mais à part ça ? En trichant (recherche sur le réseau internet), je suis aussi tombé sur Petit Bonhomme, de Renaud, ainsi qu’un autre Petit Bonhomme, interprété par Anne Sylvestre. Et beaucoup d’autres, par des inconnus. Beaucoup de petits bonshommes. En fait, il y en a tellement, on les trouve si facilement grâce à la technologie, que cela ne m’intéresse plus. Là où, dans les années quatre-vingt-dix, on aurait impressionné une jolie femme en soirée avec une telle liste, constituée lentement, patiemment, humainement, la même hausserait aujourd’hui les épaules en tapotant son téléphone pour trouver instantanément les titres qu’on aurait oubliés. J’ai souvent accusé Barbara d’avoir tué la poésie, mais je crois que c’est plutôt internet qui l’a fait. 

30 janv. — Accompagné Barbara au travail à Bordeaux. Un type arrive sans rendez-vous, disant qu’il a vu de la lumière et qu’il est entré. Je sais qu’il ment, on ne peut pas voir la lumière depuis la rue. Tous mes sens se mettent en alerte face à ce mensonge, mais je n’interviens pas. Pas encore. Je sais que Barbara reçoit parfois des individus étranges, qui ne sont pas méchants au fond. Elle l’accueille, mais le type est toujours bizarre. Il voudrait prendre rendez-vous avec je ne sais qui, lui-même ne se souvient pas, quelqu’un qu’on lui aurait conseillé. Est-il drogué ? Barbara l’emmène au rez-de-chaussée, où se trouve un panneau garni de cartes de visite ; elle procède par élimination, l’aide à accoucher de ses souvenirs confus. Il est toujours aussi bizarre. Barbara ne se démonte pas. Soudain, il demande : Je vous fais peur, non ? Je sais que je fais souvent peur. Il est de plus en plus bizarre. J’ai vu à la télévision que les tueurs en série jouissent souvent de la peur qu’ils inspirent à leurs victimes. Il va tuer Barbara en série, c’est sûr. Je dévale l’escalier, songeant à la meilleure façon de le mettre hors d’état de nuire sans pour autant lui ôter la vie. J’entends Barbara qui répond : Non, mais je vais vous demander de vous en aller à présent, et le type passe la porte avant que j’arrive. Plus tard, c’est la femme dont il avait pris la carte qui passe. Elle raconte avoir reçu l’appel d’un homme étrange, un peu inquiétant, qui disait avoir été fort mal reçu. Ma foi, qu’aurait-il dit si j’étais intervenu dès son mensonge sur la lumière, comme j’en avais envie ? 
Je passe beaucoup de temps à étudier le très décevant système de fidélité du surgeliste Picard. À chaque passage en caisse, on me disait que j’avais gagné des points ; j’avais fini par penser que je pourrais les écouler en merveilles gelées, mais pas du tout. La sélection de produits est très réduite, et pas pertinente pour un sou au regard de mes habitudes d’achat. C’est indigne.

31 janv. — Il me prend l’envie d’aller au café pour me mêler à la population. La ville où il se trouve a la particularité d’abriter un hôpital psychiatrique réputé pour la dangerosité d’une partie de ses patients. Bien sûr, ces derniers n’ont pas le droit de se mêler à la population. D’autres, plus doux, mais non exempts de bizarrerie, disposent de leur temps à peu près comme bon leur semble. 
Je gare mon scooter élégamment devant les arcades, coupant le contact avant d’effectuer une dernière courbe coulée, silencieuse, comme celle d’un squale furtif, puis j’ôte mon casque, secoue ma chevelure, l’attache, et m’installe en terrasse malgré le froid. À ma gauche, un homme jeune, cheveux longs, ses vêtements constellés de taches blanches. Il me dévisage un instant, puis me sourit. Il lui manque une incisive. Je lui adresse un geste amical mesuré. J’ignore encore si c’est un des gentils fous ou un habitué, c’est souvent difficile à dire au premier regard. Je me lève, et vais passer commande d’un Lillet au colosse barbu qui tient le bar, le long duquel sont alignés des clients buvant en silence qui un verre de vin blanc, qui un demi de bière. Il me regardent tous, dans l’attente des mots que je vais prononcer (un Lillet monsieur, s’il vous plaît). Lorsque je reprends ma place au dehors, le jeune type édenté me dit : Excusez-moi monsieur je disais à mon copain que je vais être comme vous. Je regarde son copain, qui ressemble à un mannequin de cire immobile ; pour autant que je sache, il pourrait aussi bien être mort. Alors que je me demande quoi répondre, le jeune type enchaîne : Oui parce que regardez, mon scooter est juste à côté du vôtre, et j’ai une sacoche moi aussi — il me montre fièrement sa besace tout en désignant la mienne du menton — et même un casque, regardez, et j’ai aussi les cheveux longs, mais pas encore blancs. Du coup quand ils le seront je serai comme vous. Le colosse frappe mon Lillet sur la table et dit d’un air bourru : J’ai mis des glaçons si vous voulez je les enlève. Je réponds : Non, ça ira merci — qui prendrait le risque de contrarier un tel homme ? — et le jeune type reprend : Donc voilà quand je serai vieux je serai comme vous parce que j’ai tout comme vous. Cela semble le rendre tellement heureux que je me garde bien d’évoquer sa dent manquante et l’état de délabrement de son scooter en plastique. Je me contente d’un : Ah ben oui qui le fait se tourner vers son ami, qui n’a toujours pas fait le moindre mouvement, pour lui dire d’un air enthousiaste : Ah tu vois, le monsieur est d’accord que je serai comme lui. 
Soudain, j’entends des rires dans la salle. Jamais je n’aurais imaginé que les gens que j’y ai vus pussent être dotés de la faculté de rire. Je tends l’oreille, saisis ces mots : turlutte du moyen-âge. Chacun les prononce tour à tour avant de partir d’un grand rire. Quel est le génie créateur qui les a prononcés le premier, et pourquoi ? Je l’ignore, mais j’aimerais le savoir. Je fais mine d’aller aux toilettes. Une voix de femme, juste à côté de la caisse enregistreuse, prononce les mots magiques : turlutte du moyen-âge ! Étrange, je n’ai vu aucune femme tout à l’heure. De retour des toilettes, je vois qu’il s’agit en réalité d’un homme d’un certain âge doté d’une voix suraiguë. Merveille de la nature. À nouveau, un turlutte du moyen-âge suivi de rires. Le colosse barbu hausse les épaules, il semble ne pas goûter ce genre de bêtises. Lorsque je regagne ma place en terrasse, le jeune type édenté et son mannequin de cire ont été rejoints par un homme que je reconnais : il s’agit du serveur qui vient en extra les jours de marché. Il me salue, je le salue, le jeune type édenté me salue à nouveau, le mannequin de cire ne bouge pas. De leur conversation, à peu près normale, je conclus que le jeune type n’est pas un gentil fou. Un nouveau turlutte du moyen-âge dans la salle, puis des rires qui doivent excéder le colosse. 
La terrasse s’est peuplée durant mon absence. Deux femmes ont pris place à ma droite. Je reconnais l’une d’elles, Nadège, que je sais être une pensionnaire de l’hôpital. Elle est habituellement accompagnée de son petit ami, un gentil fou lui aussi, qui a dû avoir un empêchement aujourd’hui. Un peu plus loin, un homme et deux femmes se sont installés. L’homme dit : Daniel, l’infirmier, m’a forcé à passer au resucrage. C’est une vraie rosse celui-là. L’une des femmes lui demande : C’est quoi le resucrage ? Il répond : Ben tu sais bien, c’est comme quand on a l’hydratage, mais pour les diabétiques. C’est en plus. Un silence. La femme reprend : Daniel c’est un enculé. L’autre femme semble se réveiller et dit : Pas pire que Pascal. L’autre jour, ils ont viré une jeune. Elle avait rien fait pourtant. L’homme reprend : M’en fous j’ai acheté un Opinel de 10 chez Maulan —  le quincaillier chez qui j’achète des choses, moi aussi. Je m’étonne un peu qu’un gentil fou puisse acheter une arme de poing.
Une femme entre deux âges, suivie de son caniche blanc pelé, passe entre les tables. Elle revient sur ses pas, se campe devant Nadège, et dit très fort : Tiens Nadège comment ça va ? Je t’offre quelque chose ? Nadège répond : Oui si tu veux, et la dame au chien s’installe à une autre table plutôt qu’à celle de Nadège et de son amie. Est-ce cette distance qui l’amène à crier ? Elle demande : Vous buvez quoi ? Moi, depuis que je suis sortie de l’hôpital j’ai toujours soif. Nadège ne répond pas, et se lève pour s’en aller. La femme au caniche hurle en direction de l’amie restée seule : Moi c’est Monique, et toi pourquoi t’es à l’hôpital ? L’amie de Nadège baisse les yeux, et répond doucement : Je préfère ne pas en parler
Nadège revient, Monique hurle : Il est où ton copain Nadège ? Nadège : Il fait la sieste. Monique, hurlant toujours : Et toi Nadège, t’as un chien ? Nadège : Oui. Un homme passe entre leurs tables. Monique crie à Nadège : Ah oui, il est noir ! L’homme, qui est noir, pensant qu’on parle de lui, se retourne, mais, voyant que Monique continue de hurler ses questions comme si de rien n’était, reprend sa route en hochant la tête. Le serveur en extra crie en direction de Monique : Le monsieur a cru que tu parlais de lui ; Monique le dévisage sans comprendre, elle n’a absolument rien vécu de tout cela. Je suis au croisement de plusieurs réalités. 
Dans la salle retentit un dernier turluttte du moyen-âge, mais on rit moins fort, comme si le cœur n’y était plus vraiment. La copine de Nadège semble en avoir assez des cris de Monique, elle se lève, et Nadège la suit en direction de l’hôpital. Monique, restée seule, cherche du regard quelqu’un sur qui crier. Je prends un air affairé et fouille dans ma besace. Le jeune type édenté remue joyeusement sur sa chaise, et dit : Moi aussi j’ai une sacoche ! L’autre : J’ai un Opinel.

1er fév. — Barbara m’ayant conseillé de ne pas me disperser et de choisir, parmi mes projets, celui qui serait le plus avancé, ou le plus inspirant, afin de m’y consacrer pleinement, je passe la journée à m’interroger. Lequel est-ce ? Le soir, je lui reproche de m’avoir paralysé.

2 fév. — Rendez-vous avec Gigie, radieuse et virevoltante. Elle me raconte qu’elle a osé s’offrir des baskets à étoiles qui lui faisaient très envie. Lorsqu’elle les a reçues — commande sur internet — elle a été prise d’un doute : était-ce trop ? Elle n’était pas plus avancée après avoir demandé l’avis de son entourage, aussi a-t-elle décidé d’écouter son cœur et de les garder. Je lui dis qu’elle a bien fait. Elle m’explique avec quelle tenue elle les portera, quelque chose de pas trop voyant pour ne pas en rajouter. Je suis d’accord avec elle. Ce soir, elle se rend à Bordeaux assister au concert d’un ami qui dirige un ensemble de jazz. Un type entre pour prendre rendez-vous, interrompant notre agréable conversation. Lorsque c’est à mon tour de prendre rendez-vous pour la prochaine fois, nous peinons à trouver une date qui convienne. Il faudrait déplacer tel client, tel jour, à telle heure, afin que nous disposions du temps nécessaire à une coupe et barbe. J’espère ne jamais devenir le client que Gigie déplacera pour en arranger un autre, qu’elle préfère. 
Le soir, elle m’envoie un texto disant : C’est bon pour la totale ; je me perds dans une rêverie totalisante avec Gigi.

3 fév. — Journée si active à Bordeaux que je suis obligé de déjeuner d’un sandwich tout en marchant. De grosses et méchantes gouttes d’huile s’échappent du papier qui l’enserre, et j’en heurte plusieurs du tibia durant leur chute. Je me retrouve avec des taches incongrues et très visibles sur le pantalon, alors qu’il me reste plusieurs rendez-vous à honorer. 
J’ai perdu la vigilance nécessaire à la vie citadine.

4 fév. — J’ai l’impression de perdre la mémoire. D’ailleurs, je ne me souviens plus de ce que je voulais écrire. Cette journée a-t-elle seulement existé ?

 5 fév. — Me voici un naufragé de la route sur le parking d’Intermarché. J’attendais dans la voiture que Judith effectue seule quelques courses, écoutant la radio pour tuer le temps, lorsqu’à son retour : impossible de démarrer. Batterie vide. Bon sang, quelques minutes auraient suffi ? Quelle camelote. J’appelle Barbara pour lui demander si elle n’aurait pas une idée ; elle me propose de demander de l’aide auprès de la caisse centrale, qui pourrait lancer un appel aux bonnes volonté dans tout le magasin. Quelle drôle d’idée, vraiment. Je refuse. Elle me parle alors de l’assistance de l’assurance. Mais oui, comment n’y ai-je pas pensé ? C’est d’ordinaire mon premier réflexe, ils me connaissent très bien. J’appelle donc, et réponds aux questions d’une machine. Je lui dis : C’est la batterie, à coup sûr. À la fin, elle me demande si je souhaite parler à un humain. Il me semble que c’est inutile, la machine m’a parfaitement compris ; elle connaissait même l’adresse : parking d’Intermarché. Il nous faudra patienter au moinsune heure, me dit-elle. Judith, philosophe, s’installe confortablement tandis que je fais les cents pas sur le parking désormais désert, le supermarché ayant fermé ses portes. Un vent froid me transperce, j’étudie les tarifs de la laverie automatique, pour tout dire, je m’ennuie un peu. Le temps passe lentement. Enfin, le dépanneur arrive au volant d’un véhicule ramassé, nerveux, aucun rapport avec l’habituel patapouf de camion. Il sourit fièrement lorsque je lui dis que son véhicule est vraiment admirable de compacité, et me répond qu’il est spécialement étudié pour le dépannage. Je lui dis : C’est la batterie,et il se fie à mon expertiseIl ouvre un panneau latéral et découvre une prise dans laquelle il branche l’extrémité d’un fil tel que je n’en avais jamais vu, raccorde l’autre extrémité, qui se divise, aux plots de ma batterie. C’est comme s’il branchait ma voiture. Imaginez cela : une prise dissimulée, pensée exprès. Je suis tout près de siffler d’admiration. Voilà, quelques secondes et l’affaire est réglée. Le moteur ronronne. Il me recommande de le laisser tourner un peu lorsque nous serons rentrés à la maison, et disparaît comme il était venu. 
Moi, j’ai le sentiment d’avoir assisté à une apparition.