Vieux

De Montaigne vieillissant, ce constat : Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi être, ce ne sera plus moi. Puisse cette infolettre, puisée à la source tarissante du grand-âge, ne pas assombrir votre humeur. 

10 janv. — Mon père trébuche et chute sur le trottoir. Je n’ai pas le temps de réagir que son front heurte déjà le bitume. Son béret tombe de son crâne, son portefeuille s’échappe de la poche de son manteau trop grand. Je me précipite ; il est déjà à quatre pattes mais ne peut se relever, coincé dans cette position vaguement humiliante. Ses jambes sont croisées l’une sur l’autre, il essaye de bouger celle du dessus, mais rien à faire. La stupeur passée, lorsque je vais pour le relever, il me demande d’attendre : il tend le bras, s’appuie contre le mur et parvient à se remettre sur ses pieds, difficilement, mais seul. Je ramasse ses affaires. Son front saigne, il est sonné. Une femme masquée s’approche, inquiète, et s’enquiert de notre destination qu’elle espère proche. Sa sollicitude me touche. Je la remercie ; nous sommes justement devant le cabinet de cardiologie.

Dans la salle d’attente, je passe sur le front de mon père le mouchoir que je suis allé humecter aux toilettes. Sa plaie est superficielle, mais une bosse enfle déjà sous la peau arrachée. Son sang est très clair, presque rose. Du sang de vieillard. Une affichette au mur me rappelle que le masque est obligatoire et que j’ai oublié les nôtres dans la voiture. Je dis à mon père que je n’aurai pas le temps d’aller les chercher avant l’heure de la consultation. Je vais signaler notre arrivée à la secrétaire médicale, dans une sorte de box retranché. Je lui demande aimablement si elle pourrait nous dépanner de deux masques. Elle fait la grimace et, comme elle a entendu notre conversation, me répond que j’ai le temps de retourner à la voiture. Je suis stupéfait par son manque d’empathie : si elle a entendu cette partie de nos échanges, elle sait aussi que mon père est tombé et qu’il est blessé. Elle se décide enfin à me donner deux masques. Je résiste à l’envie de déverser sur elle la colère et la frustration que je ressens face au spectacle de ce père que j’ai connu si fort, au physique comme au mental, aujourd’hui forme amaigrie, ramassée sur un fauteuil inconfortable de cette salle d’attente laide, impersonnelle, cherchant ses mots pour me poser des questions auxquelles j’ai répondu il y a quelques minutes à peine. Je m’assieds à ses côtés, écrasé de souvenirs. 

La cardiologue raccompagne le patient précédent, puis nous invite à la suivre. Mon père l’a consultée pour la première fois il y a plus de vingt ans. Elle était jeune, et moi aussi, me dit-il. C’est vrai qu’à 94 ans, on doit regretter la verdeur de ses 70. Il n’entend pas bien les questions de la cardiologue, à cause du masque qu’elle porte. Il me demande de jouer les interprètes, mais, malheureusement, je ne la comprends pas bien moi non plus. Je la fais répéter, et enfin je peux transmettre ses questions. Mon père répond avec précision, détaille son traitement, mais fait une fixation sur un médicament en particulier, qu’il pense la cause de sa tension anormalement élevée. La cardiologue lui répond une fois, deux fois, trois fois que le médicament en question est prescrit contre le diabète, pas pour le cœur, et n’a pas d’incidence sur la tension. Je lui suis reconnaissant de ne pas s’agacer, j’ai vu tant de médecins n’ayant pas de patience avec les personnes âgées. Elle invite mon père à prendre place sur la table d’examen. Il se déshabille avec peine, et je le vois torse nu pour la première fois depuis des années ; je ne reconnais pas son corps, affaissé, décharné. Qu’il est loin le temps de la mouche au plafond, ce temps où j’étais bambin : il avançait une jambe, que j’utilisais comme marchepied pour lui grimper sur le ventre, et de là sur les épaules, jusqu’à toucher les poutres du plafond dans un cri de joie. Mon père était un arbre solide et accueillant. Un arbre qui, à présent, s’abat tout seul dans la rue. Il s’allonge difficilement sur la table recouverte d’un drap de papier qui ne reste pas en place ; ses épaules lui font de plus en plus mal ces temps-ci, malgré les infiltrations

De retour à son bureau, la cardiologue dicte dans un micro, relié à son ordinateur, un compte-rendu émaillé d’acronymes incompréhensibles. Je lui demande si nous en aurons une copie que je pourrai transmettre au médecin traitant, elle me répond que, justement, ce qu’elle est en train de dicter lui sera transmis directement, de façon sécurisée. Et en effet, j’assiste à cette magie : elle recommence à parler dans son micro, et des phrases s’affichent toutes seules sur son écran. Enfin, elle appuie sur une touche, nous dit : Voilà, c’est parti, et nous met gentiment dehors. 

Dans la rue, je scrute le bitume à la recherche du moindre obstacle. Mon père cherche des explications à sa chute — blouson trop lourd, pantalon trop ample — et je vois bien que cet épisode revêt pour lui une importance particulière ; tomber dans la rue pour rien, ce serait le début de la fin, la perte prochaine de l’autonomie dont il dispose encore. Pourtant, il ne voit pas l’essentiel : le trottoir était plus haut à cet endroit, il n’est certainement pas le premier à avoir trébuché dessus, lui dis-je. 

11 janv. — Les nombreuses courses que j’effectue sont facilitées par le badge handicapé de ma mère, que j’ai emprunté pour me garer plus facilement. Je sors généralement de la voiture en boitant, de peur qu’on ne m’accuse d’avoir occupé une place réservée alors que je suis manifestement en pleine forme (physique). Je ne reprends une démarche normale que lorsque je suis certain que personne ne m’a suivi, comme à présent dans la galerie de ce supermarché où je cherche des cadeaux pour mes petits-neveux. Je constate avec tristesse qu’il est désormais impossible de trouver des legos qui ne soient pas la déclinaison de telle ou telle franchise de films américains : Reine des Neiges, Star Wars, Marvel, etc. Je me rabats sur des cadeaux éducatifs qui, je l’espère, ne me vaudront pas le mépris de ces sympathiques enfants. 

Je lis Les Braises, de Sandor Maraï ; deux vieillards, qui furent comme des frères, se retrouvent 40 ans après le départ précipité de l’un d’eux pour la Malaisie. Ces retrouvailles à huis clos dans un vieux château de l’Empire Austro-Hongrois sont particulièrement tendues. Il va falloir s’expliquer, à présent. C’est un livre magnifique, et je me réjouis que Barbara, qui aime tant Maraï, en ait une dizaine dans la bibliothèque, car je compte tous les lire. 

12 janv. — Chez le dentiste, pour une menue réparation sur le dentier de mon père. Ce dernier m’indique que ce dentiste le soigne depuis plus longtemps encore que la cardiologue. Jamais je n’ai vu un cabinet aussi ancien, on dirait que tout ici a vieilli sans que rien ne change. Mon père reconnaît l’assistante, une femme d’âge mûr qui n’était à l’époque qu’une jeune femme. Le dentiste aussi a dû être jeune, mais il est vieux. Le fauteuil dans lequel il installe mon père semble sorti d’un autre âge ; il n’a même pas la télé au plafond. Sur son bureau, le classeur dans lequel il range des documents, car il n’est pas informatisé, affiche la marque Poivre Blanc dont je n’avais pas entendu parler depuis 30 ans. Au moment de payer, quand je brandis la carte bleue de mon père, le dentiste me dit, évidemment : On ne prend pas la carte. Je demande à mon père s’il a son chéquier, mais il ne m’entend pas bien. Je me souviens l’avoir vu sur la table quand nous sommes partis, de toute façon. Dehors, il me demande de lui répéter ce que me disait le dentiste ; je lui explique l’histoire de la carte bancaire et du chéquier, et il me déclare en montrant sa poche intérieure : Tu aurais dû me demander, j’ai toujours un chèque sur moi. C’est vrai, j’aurais dû lui demander. 

L’après-midi, opération délicate : ma mère doit se rendre chez l’audioprothésiste. Une sombre histoire d’appareil auditif égaré lors d’un transport à l’hôpital. Manquant d’autonomie, elle ne peut voyager qu’allongée dans une ambulance puis, à l’arrivée, doit être installée dans un fauteuil roulant qui ne rentre dans l’ambulance que s’il est pliable, qu’il faut donc louer pour l’occasion. Toutes ces manipulations sont effectuées par des professionnels dont il convient d’orchestrer le ballet en amont avec précision. J’ai réalisé un sans faute : nous sommes à l’heure chez l’audioprothésiste. 

Un jeune homme adorable, répondant au prénom de Victor, se prépare à prendre les empreintes. Il s’agit d’injecter de la mousse dans les oreilles de ma mère, laquelle (la mousse) va durcir et prendre la forme du conduit auditif et permettre de confectionner un appareil sur mesure. Mais allez donc expliquer cela à une femme sourde de 93 ans. Victor a beau lui demander de rester tranquille, elle ne cesse de bouger la tête car elle pense qu’il l’agresse, et la mousse liquide se répand sur son oreille au lieu de rester dedans. La tristesse de Victor fait peine à voir. Le pauvre doit s’y reprendre à plusieurs fois. Quand il y est enfin parvenu, les ambulanciers ont été appelés ailleurs, et nous les attendons 45 minutes durant lesquelles je pille discrètement le bol de délicieux bonbons publicitaires posé sur le comptoir.

J’ai le moral en berne.

13 janv. — Une galerie commerciale, encore : sa bijouterie à l’enseigne d’une grande chaîne, son fleuriste aux bouquets fatigués, la femme triste derrière son bureau de la filiale banque-assurance du supermarché à l’entrée duquel le vigile déplace le poids de son corps d’une jambe sur l’autre. Je fais durer mon café, attablé entre deux chefs de rayon. Un café étonnamment cher pour une cafétéria de ce type, me dis-je en regardant défiler des panneaux publicitaires électroniques. Un homme barbu en chemise à carreaux rouges et noir passe devant moi ; s’il ne semblait pas aussi fatigué, avançant à si petits pas, il ressemblerait à un trappeur canadien téléporté depuis ses grands espaces dans ce monde artificiel. Je repense à mon père, qui ce matin me répétait quelque chose qu’il venait déjà de me dire, et qu’il avait donc oublié. Je le lui ai fait remarquer, mais pourquoi ? J’aurais tout aussi bien pu me taire. Je sais pourtant que cela l’inquiète, lui fait prendre conscience de ce qu’il perd lentement mais sûrement la mémoire. Est-ce une façon de me rassurer, moi ? De me dire que moi, j’ai encore toutes mes facultés ? Mais pour combien de temps, d’abord ? Et lorsqu’il cherche un mot, que je sais lequel mais que j’attends qu’il le trouve au lieu de lui souffler, le forçant ainsi à se confronter à sa mémoire fuyante ? Pourquoi ? Il y a certainement là quelque chose d’inconscient, de pas bien beau à voir. Peut-être me refusé-je simplement à accepter l’inévitable. 

C’est mon père, bon sang. Peut-il donc faillir ? Je ressens honte et chagrin.

14 janv. — Au matin, je retrouve mon père dans la cuisine. Sa tristesse est immense. Il étouffe un sanglot en me disant : Quand je pense à ce que j’étais. Et voilà ce que je suis devenu. Il s’afflige d’avoir passé la journée d’hier à chercher des objets qu’il avait semés ici ou là, lampe de poche, zappette, téléphone, etc. J’ai beau lui dire que ça m’arrive aussi, que j’oublie tout, j’ai beau en rajouter pour lui remonter le moral, rien n’y fait. Je l’écoute en espérant que le barrage que j’ai dressé pour contenir les vagues de mon propre chagrin tiendra. Je me dis qu’arrive un temps où c’est aux enfants d’entendre le désespoir des parents. J’ai longtemps entendu celui de ma mère, bien avant celui de mon père. Un peu trop. Beaucoup trop. À présent, elle vit plus ou moins dans son monde. Alors, évidemment, j’ai moins à dire sur elle. Elle maintenant. J’aurais tellement à dire sur celle qu’elle était que je le ferai sans doute ailleurs, autrement.

Je règle divers problèmes informatiques qui tracassaient mon père ; croyez-vous que c’est parce que c’est un vieux qui ne sait pas ? Non, c’est parce que configurer une imprimante en filaire nécessite désormais une connexion internet, l’affichage de fenêtres laconiques, aux caractères trop petits pour être lus confortablement, parce que les interfaces à la dernière mode adoptées par les sites chamboulent des habitudes de longue date on ne sait vraiment pourquoi, parce qu’il faut changer régulièrement son mot de passe, que cela ne se fait plus sans recevoir un code sur son téléphone, et ainsi de suite. Ceci fait, mon père semble reprendre un peu goût à la vie ; il a regagné un peu d’autonomie, et donc de liberté. 

Était-ce donc si simple ? 

Lorsque je lui fais relire la lettre que j’ai écrite pour son médecin traitant, il me signale un oubli de ma part ; ainsi, il n’est pas encore totalement foutu, dit-il, et il retire de ma défaillance un surcroît d’enthousiasme.

15 janv. — Encore une journée bien triste, mais à quoi bon s’appesantir ? Ne publié-je pas une infolettre hilarante ? 

Durant ma promenade avec le chien, je nous imagine, Barbara et moi, dans quelques dizaines d’années — enfin, j’espère. Je lui demande : Tu te souviens, quand nous courions ensemble sur les quais de Bordeaux ? Je disais que nous étions un couple de loups sous la Lune. Elle me répond : Et oui, nous étions bien jeunes, alors. Et elle me prend la main, tandis que quelque ministre de l’Éducation, prénommé Timéo, annonce que l’enseignement de la littérature, vectrice d’inégalités entre élèves, trop abstraite, souvent offensante, inutile même depuis la réforme dite de rationalisation des savoirs culturels et de simplification de la langue, n’aura plus cours dans le pays.

16 janv. — Je repars pour Bordeaux ce matin. Dans la cuisine, mon père, qui s’est réveillé plus tard que d’habitude, ayant mieux dormi, me raconte son rêve. Il y était question d’un curé amoureux d’une femme, ainsi que d’un jardin. Soudain, il se frappe le front et me dit : Mais c’est La Faute de l’abbé Mouret ! Je n’avais pas pensé à ce livre depuis des années. Et il se lance dans des considérations sur les méandres de la conscience, les mystères la mémoire. Je l’écoute, un peu rassuré. 

Je roule longtemps sous une pluie battante, et décide de m’offrir un petit plaisir à l’aire de Tours : un déjeuner au Courtepaille. Trois membres du personnel viennent à tour de rôle me réciter les plats du jour, malgré mes efforts pour les interrompre, puisque je sais d’ores et déjà ce que je veux. Lorsqu’on m’a enfin servi, ils sont plusieurs à venir me demander si tout va bien. Ma foi, sur un plan métaphysique, pas vraiment. Mais par où commencer ? Je ne veux attrister personne. Je réponds : Oui, tout va bien. Pourtant, j’ai rarement aussi mal mangé. Tout était absolument dégueulasse. Comment un tel fleuron de la tradition gastromique française a-t-il pu tomber si bas ? J’en ai des aigreurs d’estomac pendant la suite du trajet, au point que je manque de vomir sur l’aire de Saint-Léger, où je me suis arrêté pour une nouvelle pause. Là, les toilettes pour hommes étant fermées, j’urine dans la plus petite chiotte du monde, près d’une table à langer ; elle est tellement minuscule que ce n’est même pas une chiotte pour enfant, non : c’est une chiotte pour poupon

Barbara m’attend chez le loueur de voitures. Je suis si heureux de la retrouver que j’oublie, pour un temps, la terrible déchéance qui m’attend. Qui nous attend. Si tout va bien.