Chocolat

6 janv. — J’ai lu plusieurs livres en ce début d’année, dont deux assez courts.


Le premier de Patrice Jean, Rééducation Nationale, satirique et réjouissant, force probablement le trait pour mettre en scène l’inanité de certaines théories pédagogiques contemporaines et la bêtise de ceux qui les mettent en œuvre. Mais, après tout, l’auteur étant lui-même professeur de français, il doit savoir de quoi il parle.


Le second d’Antoine Choplin : Partie Italienne. Un type part à Rome, s’installe à la terrasse d’un café avec son échiquier, et met des branlées aux passants jusqu’à ce qu’une femme mystérieuse s’installe à sa table et lui colle sa pâtée — elle est très forte, et elle n’est pas venue à Rome par hasard. Il est rare qu’un auteur parlant du jeu d’échecs le connaisse aussi bien. Je suis toujours furieux, trente ans plus tard, d’avoir vu Christophe Lambert, dans le film Face à face, où il incarnait, je crois, le champion du monde, regarder dans les yeux son adversaire malgré son strabisme pour lui annoncer : Échec à la dame. Je meurs de honte pour les scénaristes. 


Également, ce livre plus long de Raphaël Meltz : 24 fois la vérité, émouvante alternance de chapitres consacrés à un homme qui a traversé le siècle dernier derrière ses caméras, et à son petit-fils insatisfait et honteux de son activité de journaliste techno.


J’ai aimé les trois, mais je ne sais qu’en dire d’autre : décidément, je ne suis pas fait pour la critique littéraire. 
Barbara et moi mangeons la galette des Rois. La fève se trouve dans les deux tiers que je m’envoie : je suis donc le Roi, et je fais de Barbara ma Reine. Certes, il n’y a personne d’autre que nous, mais je l’aurais tout de même choisie dans une foule nombreuse. La fève de la galette représente une galette : je la fais tourner entre mes doigts en sombrant dans un gouffre métaphysique. 

7 janv. — Un appel de l’agente immobilière ; la visite de ma petite maison de la forêt prévue avec le type qui voulait savoir s’il y avait des nuisibles n’a pas donné grand-chose. Une femme, à qui elle avait pourtant bien précisé que la maison n’était pas raccordée aux réseaux d’eau et d’électricité a aussi demandé pendant sa visite : Et l’électricité ? Elle souffre peut-être d’un trouble de l’attention, comme beaucoup de gens à notre époque. 


Nous rendons visite Barbara et moi à l’âne qui vit à quelques centaines de mètres de chez nous. Il mange placidement les carottes que lui tend Barbara, bien qu’elle ne lui laisse pas le temps de finir celle qu’il a dans la bouche avant de lui en présenter une nouvelle ; je lui apprends donc la patience (à Barbara). Les au revoir sont toujours déchirants : la gentille créature (l’âne) a pour habitude de braire très fort lorsque nous le quittons, et ses cris entrecoupés de souffles rauques, comme s’il avait de l’asthme, me brisent le cœur.


Le fournisseur de paiements auprès duquel j’ai ouvert un compte pour recevoir des dons m’a écrit : il séquestre les quatre euros que m’ont versés de généreux abonnés et menace de clôturer mon compte. Il pense que je suis le nœud central d’une usine à gaz numérique, une plateforme en ligne recevant des paiements de la part de tiers pour les redistribuer à d’autres. Or, j’ai bien l’intention de garder mes quatre euros. Je fais donc appel de cette décision inique.

8 janv. — Nuit horrible, assailli de doutes, de craintes et de pensées sombres (âne malade, mort, quatre euros bloqués). Je suis allé dormir dans la chambre d’amis, afin de ne pas réveiller Barbara avec ma gymnastique de dormeur éveillé. Je vois le jour se lever au travers du grand Velux sur lequel le charpentier n’a jamais installé le volet à moteur censé occulter la lumière, puis je somnole enfin.


Je suis malade, très malade, et m’assieds en tremblant au coin du feu près de Barbara et Judith, qui disputent une partie d’échecs sur mon échiquier de jeunesse. Je leur demande de manier les pièces avec la plus grande délicatesse ; j’ai acheté cet échiquier il y a plus de trente ans, avec l’argent que mon père m’avait donné pour payer le dentiste — à l’époque déjà je n’avais pas de très bonnes dents. Les pauvrettes n’ont pas idée des tempêtes qui l’ont secoué et des nuits entières passées à étudier les parties de Oui-Oui, mon ennemi juré du cercle d’échecs. 


Le fournisseur de paiements campe obstinément sur ses positions : pour ses employés robotisés, je suis aussi important qu’eBay ou Etsy. J’explique à nouveau que je ne suis que Francis, l’auteur de Jours de Francis, et, cette fois, je prends soin d’ouvrir une procédure de réclamation parallèle, avec l’espoir fou d’être lu par un humain doué de raison. Alors, épuisé, je me laisse retomber sur le canapé et m’emmitoufle sous les couvertures. Je m’endors, ou je perds connaissance, c’est difficile à dire.


À mon réveil, Barbara m’apprend que j’ai ronflé si fort que le chien s’est mis à trembler comme lorsqu’il entend un feu d’artifice. Je consulte mes messages : un certain Austindu service client francophone de la plateforme de paiement m’a répondu ; il a parfaitement compris mon problème, me prie d’excuser la mauvaise appréciation de ses collègues, et me confirme que tout est désormais en ordre. Il est incroyablement sympathique et compétent. Putain, il est brillant ce gosse, dis-je à Barbara après lui avoir lu deux fois le message d’Austin.


Je prépare mon sac en vue de la semaine que je vais passer chez mes parents, pour les assister lors de divers rendez-vous médicaux et autres tâches administratives. On annonce une pluie incessante. Je suis frigorifié d’avance, et toujours malade bien entendu. Dans mon sac, je glisse le Livre de l’intranquillité de Pessoa, que je relis sans jamais me lasser. Il est, avec Montaigne, mon remède à l’agitation mentale : J’écris, plein de tristesse, dans ma chambre paisible, seul comme je l’ai toujours été, seul comme je le serai toujours. Et je me demande si ma voix — en apparence bien peu de chose — n’incarne pas la substance de milliers de voix, la faim de se dire de milliers de vies, la patience de millions d’âmes soumises, comme la mienne, à leur destin quotidien, à leur rêve inutile, à l’espérance qui ne laisse pas de traces. 

9 janv. — Barbara doit me déposer chez le loueur de voitures. Toujours malade, épuisé, stressé, je vomis en chemin. Afin que je puisse me remettre, nous faisons halte dans l’une de ces boulangeries géantes qui bordent les ronds-points de zones commerciales. J’y reprends un peu goût à la vie tant les serveuses sont prévenantes et souriantes. Elles portent un tee-shirt au dos duquel on peut lire : 3 + 1 offert. S’agit-il de croissants ? De pains au chocolat ? De n’importe quoi ? Si seulement c’était des petits bisous, dis-je à Barbara en m’installant à une table car mes jambes ne me soutiennent plus.


Tandis qu’elle récupère nos cafés, je consulte mes courriels et une certaine Lydia m’a écrit ceci : Tu le sais, j’aime te gâter. Une maîtresse oubliée ? Je m’empresse de lire la suite avant le retour de Barbara, mais, bon sang, elle est déjà là qui me demande pourquoi j’ai mon petit air coupable. Je bredouille que je ne me sens encore pas bien, que je dois aller aux toilettes. J’y découvre que Lydia n’est que l’animatrice du site Patounes et Moustaches qui m’offre un cadeau. C’est donc la tête haute que je retrouve Barbara dans la grand-salle, qui s’est peuplée d’artisans vêtus de salopettes aux couleurs de leurs entreprises respectives.


Enfin, je prends possession de mon véhicule chez le loueur qui, comme la dernière fois, m’a surclassé. J’hérite donc d’une belle berline noire, à l’arrière de laquelle j’installe le chien sur une couverture. Le loueur attendri, car il aime les chiens — le sien est un adorable cocker très doux nommé Olaf que j’ai toujours beaucoup de plaisir à caresser — demande, de façon rhétorique : Alors, elle n’est pas bien là, installée comme une princesse ? Ma foi, c’est vrai : allongée de tout son long sur cette immense banquette arrière, elle me ferait passer pour son chauffeur anglais.
L’ordinateur de bord de la voiture, très évolué, pense malheureusement lui aussi que le chien est une princesse à qui on aurait oublié de passer sa ceinture. Il émet à intervalles réguliers un signal sonore qui me déconcentre pendant ma conduite. La situation devient intenable lorsqu’il se met à afficher le message : Faites une pause, ajoutant un second bip qui retentit en alternance avec le premier.


J’obtempère et m’arrête à l’aire de Poitou-Charentes. Devant l’immense assortiment de sandwiches qui, tous, contiennent de la viande ou du poisson, je lève au ciel mes yeux tristes, qui se posent comme par miracle sur une pancarte accrochée en hauteur : Frites. Une cafétéria italienne vend un peu plus loin de beaux cornets, taille individuelle ou familiale. Je remercie la providence et me dirige vers le comptoir. La serveuse n’est pas du tout du genre 3 bisous + 1 offert mais enfin, elle me sert mon cornet familial. Je le déguste en prenant mon temps, car je ne sais pas quelle doit être la durée de ma pause afin que l’ordinateur de bord soit satisfait. Un petit tour aux toilettes où, poussé par les nécessités de la nature, je m’assieds sur la cuvette. Lorsque je me lève, la chasse se met en marche toute seule ; est-ce donc là ce qu’on appelle l’intelligence artificielle qui fait si peur à certains ? Je songe avec mépris : Vraiment, pas de quoi en faire un fromage. Puis je repense à l’ordinateur de bord, et j’ai peur de l’avenir.
Je regagne l’habitacle de la voiture et remets le contact avec crainte. L’ordinateur reste muet. Je reprends ma route, mais bientôt le chien change de position et l’ordinateur se remet à exiger que je lui passe sa ceinture. Est-ce parce que je n’obtempère pas ? Il m’intime immédiatement de faire une nouvelle pause. Je m’arrête à l’Aire des Bruyères, où l’on ne trouve aucun commerce, mais un distributeur de friandises. Je frissonne en attendant mes boules chocolatées. Un couple âgé me regarde étrangement. Passant près de ma voiture, ils regardent tout aussi étrangement le chien resté au chaud. N’ont-ils donc jamais vu de princesse ? Tandis que j’ouvre la portière, quelques boules chocolatées s’échappent du paquet et roulent sous la voiture. Je n’ose pas me mettre à quatre pattes devant le couple inquiétant pour les attraper. Lorsqu’ils partent enfin, je fais marche arrière et récupère mes boules. Au moins l’ordinateur de bord est-il satisfait de cette longue pause.


Quand j’arrive enfin à destination, je suis grognon et je manque cruellement d’empathie. À mon père qui a oublié le rendez-vous du lendemain, je fais la morale, comme s’il y pouvait quelque chose. Il se sent impuissant et pris en faute, et j’ai soudain terriblement honte de moi-même. Je reviens à la raison, m’excuse et lui explique que des boules chocolatées m’ayant coupé l’appétit, mon état allant en s’aggravant, je préfère me coucher sans dîner.


Deux heures plus tard, il vient me trouver dans la chambre et prononce cette phrase laconique : Ton chien est malade. Je lui demande plus de précisions. Il m’explique avoir retrouvé à l’instant la boîte de chocolats destinée aux aides-soignantes entièrement vidée de son contenu, tandis que le chien a vomi plusieurs fois. Je me lève d’un bond : le chocolat noir est un poison mortel pour les chiens. Je fonce examiner la boîte : elle contenait 981 grammes de bouchées chocolatées diverses. Mais où sont donc les emballages individuels ? demandé-je affolé. Mon père me répond : Ben dans le chien. Je continue mon enquête : Il en restait beaucoup ? Quelques secondes de réflexion de mon père, qui n’est pas homme à répondre la légère, puis : Au moins les deux-tiers. Ainsi le chien aurait boulotté au moins 600 grammes de chocolat, dont 200, d’après mes estimations, de chocolat noir. Largement suffisant pour qu’il n’y survive pas. D’ailleurs, son cœur bat la chamade, et il est assoiffé. Les mains tremblantes, j’appelle les urgences vétérinaires. J’expose la situation, un vétérinaire va me rappeler, restez bien près du téléphone monsieur.


J’attends, puis me rends compte que je ne capte plus le réseau téléphonique. Je me déplace d’une dizaine de mètres : on m’a laissé un message. Mon Dieu, mon chien va mourir parce que je n’ai pas vérifié le réseau. Je rappelle : un répondeur me demande de composer le premier numéro. Je tombe sur une dame très calme, qui n’est pas celle à qui j’avais parlé la première fois. Lorsque je lui apprends que le chien a vomi, elle se veut rassurante : le vétérinaire lui aurait administré un vomitif, aussi l’essentiel est fait. Elle me recommande de promener le chien afin d’activer son métabolisme. Bon, très bien, nous partons marcher dans le village. Je fouille le contenu de la boîte à livres pour me calmer et, au milieu des merdes habituelles, j’y trouve une belle édition de La Batarde de Violette Leduc. Me reviennent alors son histoire d’amour non réciproque avec Maurice Sachs (dont l’homosexualité notoire a peut-être joué), et leur adoption d’un petit paysan, qu’ils avaient fini par ramener au motif qu’en grandissant, il n’était plus aussi craquant. Enfin, j’exagère certainement : mon souvenir est imparfait, et la réalité toujours plus complexe qu’on ne le croit, surtout en ce qui concerne Maurice Sachs.


Au retour, ôtant le vomi du canapé, je suis rassuré : il y a bien là plusieurs centaines de grammes de chocolat régurgité et gluant. D’ailleurs, le chien semble aller mieux. Je l’autorise à dormir sur le lit à mes côtés. Il soupire d’aise à plusieurs reprises et s’endort, mais son cœur bat toujours beaucoup trop vite.


Malgré ma fatigue, c’est l’insomnie. Je suis à nouveau assailli de pensées sombres sur le grand âge, la faiblesse, le dénuement, la finitude, la mort et les chasses d’eau intelligentes. Vers trois heures, j’entends mon père qui descend vérifier que ma mère va bien, comme chaque nuit. C’est peut-être cette inquiétude permanente pour elle qui le maintient en vie, tout en l’épuisant. Le chien me demande à sortir toutes les heures à cause de l’eau qu’il a bue en quantité, la dernière fois lorsque le jour se lève.