Minivague

1er Janv. — Je viens à peine de m’asseoir devant mon premier café de l’année lorsque Barbara descend de la chambre conjugale et me propose une séance de yoga en sa compagnie. Je lui dis que les soins que j’ai ce matin apportés aux animaux ont siphonné toute mon énergie. Elle répond que justement, faire du yoga pourrait m’en remplir à nouveau. Je rétorque : Si c’est pour que les animaux me la siphonnent encore, cela ne me paraît pas utile. Elle hausse les épaules avec son petit air de comme tu voudras et remonte se contorsionner sur son tapis. 


J’ai en effet bien du souci avec les animaux, ces temps-ci. Heureusement, le docteur Steiner m’aide beaucoup. Ce n’est pas mon psychiatre, c’est mon nouveau vétérinaire — j’en ai changé parce que le docteur Paquito n’a pas pu sauver mon chat George d’une hépatite fulgurante. Je sais bien qu’il a fait son possible, mais le revoir m’aurait rappelé le corps raide du petit George placé dans un sac plastique, son poil souillé par les coulures de la perfusion, le trou que j’ai creusé au pied d’un arbre du jardin pour l’y ensevelir. J’étais très attaché à George, car à sa naissance, il y a une dizaine d’années, j’avais dû l’allaiter moi-même toutes les trois heures, sa mère n’étant pas en mesure de le faire. Au biberon, bien sûr. Je lui frottais le ventre et les parties génitales avec un coton tiède après chaque tétée, afin qu’il parvienne à faire ses besoins. Je le pesais sur une balance de cuisine, et tenais à jour une courbe de son poids. S’il gagnait quelques grammes, j’étais soulagé : à l’époque, rien ne permettait d’affirmer qu’il allait vivre. Il était si chétif que je pouvais le mettre tout entier dans ma bouche, même s’il n’aimait pas trop ça. C’était un gentil chat, mais voilà qu’il est mort chez le docteur Paquito, et donc : le docteur Steiner. 


Je lui ai récemment amené mon chien en raison d’une inquiétante protubérance sur son ventre. La manière d’être du docteur Steiner m’a plu, et, un peu comme avec l’ostéopathe qui a son cabinet juste en face, nous avons tout de suite sympathisé. Peut-être y a-t-il dans ces parages une sorte de triangle des Bermudes de la sympathie. Le docteur Steiner s’est montré confiant, mais, la zone mammaire étant toujours un peu suspecte, m’a conseillé une opération afin de s’assurer que nous n’avions pas affaire à une méchante tumeur. Il m’a aussi appris que mon chien souffre d’une malformation : il n’a pas de tétines. On pourrait trouver ça normal, un chien sans tétines, mais mon chien est une chienne, en réalité. Je dis toujours : mon chien, mais c’est une femelle. Une femelle sans tétines. D’ailleurs mon chat George était une femelle, lui aussi, et sa mère avait un problème de tétines. 


En élaborant son devis, le docteur Steiner m’écoutait parler avec un intérêt non feint de l’absence de confidentialité des données personnelles fournies aux sociétés américaines par les utilisateurs de leurs services. Quelques jours plus tard, il opérait le chien, que je récupérais le soir même affublé d’une collerette le faisant se cogner partout et d’une cicatrice aux extrémités en oreilles de Mickey, pour citer le docteur Steiner. Quelques jours encore, et il lui ôtait les points de suture. Je ne pensais pas le revoir de sitôt, mais il se trouve que ma vieille chatte, une ancienne obèse hypersensible qui a beaucoup maigri ces derniers mois, retrouvant du même coup une grande vitalité, s’est mise à souffrir de diarrhées. Le docteur Steiner l’a examinée, et a dit : Je parie sur une hyperthyroïdie. J’ai répondu : Moi aussi, parce que j’ai regardé sur Internet. En réalité, c’est Barbara qui a regardé sur Internet, mais c’était un peu long à expliquer. Le docteur Steiner a prélevé du sang de ma chatte, et nous avons repris ma conversation solitaire sur les GAFA en attendant les résultats (il est équipé d’une machine spéciale). Lorsqu’ils ont été disponibles, nous nous sommes congratulés d’avoir remporté notre pari, puis j’ai compris que ma chatte devrait suivre un lourd traitement à vie. Lui administrer deux comprimés par jour s’annonçait cauchemardesque. Le docteur Steiner m’a enseigné ce qu’il appelle la technique du burrito, qui consiste à enrouler le chat dans une serviette de bain avant de lui ouvrir délicatement la gueule d’une main pour y glisser le comprimé de l’autre. Ma tentative de la reproduire à la maison s’est terminée en pugilat. Barbara a alors inventé la technique de la boulette, qui consiste à dissimuler le comprimé dans une boulette de rillettes premier prix, et cette technique m’a paru préférable, même si elle demeure délicate à mettre en œuvre : dès l’ouverture du pot de rillettes la chatte se mue en panthère (elle est noire) et manque d’abord de vous arracher la main d’impatience avec ses griffes, puis de vous la dévorer avec la boulette, tandis que les autres animaux de la maison rendus fous de jalousie se bagarrent, la seule façon de les séparer étant de leur donner des boulettes à eux aussi, avec, là encore le risque d’être gravement blessé et de succomber à une hémorragie. J’ai quand même enseigné cette technique au docteur Steiner, en le mettant bien en garde. 


C’était une période assez stressante, car en aucun cas il ne fallait oublier le moindre comprimé — le docteur Steiner avait tellement insisté sur ce point que je le répétais plusieurs fois par jour à Barbara : Surtout, nous ne devons pas oublier de comprimés. Pourquoi ? Parce qu’à l’issue de cette période de trois semaines, il y aurait de nouvelles analyses afin d’ajuster le dosage. Un comprimé oublié, et tout était faussé ; cela aussi, je le répétais souvent à Barbara. Plus stressant encore : Barbara ayant refusé d’annuler notre voyage de Noël à Milan, dont nous revenons à peine, c’est le voisin Jean-Marie qui s’est occupé d’administrer son traitement au chat en mon absence. Et s’il avait oublié un comprimé ? 


Ce matin, c’est l’une des poules qui perd ses plumes, et toutes ont arrêté de pondre : alors non Barbara, excuse-moi, je n’ai pas la tête à faire du yoga surtout si c’est pour faire le chien tête en bas ou la vache je ne sais pas comment
L’après-midi, tout en piochant dans les  gougères au fromage confectionnées par Barbara, Jean-Marie me rassure : il n’a oublié aucun comprimé. En revanche, il a marché plusieurs fois dans des merdes de chat. Entre deux bouchées, il m’apprend que la myxomatose a été inventée par un médecin qui en avait marre de voir des lapins dans son jardin, exactement comme les saloperies de corona que nous envoient les Chinois. Je n’ai pas plus de raison de le contredire que lorsqu’il hurlait : Petite Salope, va ! à chaque fois  que le visage du Président de la République apparaissait à l’écran, lors de la finale de la coupe du monde de football. De toute façon, personne ne m’aurait entendu parler, puisque Barbara reprenait en chœur : Ouais, salope ! ce qui relançait sans fin les invectives de Jean-Marie. Alors je m’y étais mis moi aussi, et nous avions fait une belle chorale de malpolis. 


Jean-Marie m’apprend aussi, et c’est beaucoup plus inquiétant, que quelqu’un me veut du mal. Un voisin un peu éloigné, que je ne connais pas, possède deux chiens idiots, enfermés derrière un grillage, qui aboient souvent. Quelqu’un, on ignore qui, s’en est plaint aux autorités, et le voisin a écopé de 400 euros d’amende. Or, il considère que ce châtiment est injuste puisque c’est selon lui mon chien qui ferait aboyer les siens durant ses vagabondages. Il menace donc de prévenir les autorités qu’un chien errant sème la zizanie dans le village pour que, moi aussi, je paie une amende. Bien sûr, les chiens de ce délateur n’aboient pas que quand mon chien les nargue, mais il n’en est pas moins vrai que ce dernier se trouve régulièrement en situation de divagation. Ce n’est pas la première fois que j’ai des ennuis à cause de son indiscipline, mais faire clôturer mon terrain me coûterait une fortune. 
Ce cauchemar animalier prendra-t-il fin un jour ?


Au moment d’aller nous coucher, Barbara me demande de lui attraper un bouquin de Nietzsche dans la bibliothèque. Lorsque je me réveille en sursaut parce que j’ai oublié le comprimé du chat, elle est toujours absorbée dans sa lecture. Je descends dans la cuisine, où les animaux sont si surpris de cette manne nocturne de rillettes qu’ils en oublient de se battre.

2 janv. — Lorsque je m’éveille, Barbara est déjà partie au travail. Je lui envoie un message d’encouragement, elle me répond que son train est en retard avec une petite binette rouge en colère. Et oui ma belle, il fallait être stoïcienne, au lieu d’être nietzschéenne. Elle n’avait qu’à m’écouter lorsque je lui enseignais la pensée des maîtres du Portique. 


Je reçois un appel de l’agence immobilière à laquelle j’ai enfin, après plus d’un an de tergiversations, confié la vente de ma petite maison dans la forêt. Un acheteur potentiel voudrait savoir un tas de choses, et notamment s’il y à des nuisibles. Je réfléchis avant de répondre : Je ne connais aucune autre espèce nuisible que la nôtre ; il y a aussi des loirs, mais ils sont très mignons, pas nuisibles pour un sou. Mon cœur se serre au souvenir de ceux que j’ai croisés dans cette maison, qui ont connu un destin malheureux dont je me tiens pour indirectement responsable. L’un a perdu sa queue, un autre est mort noyé dans le puits ouvert pendant son curage, un autre est tombé dans une carafe vide en mon absence et n’a su en sortir, au moins deux autres enfin ont été tués par le chien. Allez vivre le cœur léger, après ça ! 


Durant ma promenade, mon téléphone estime que j’écoute Monteverdi trop fort, et décide d’autorité de baisser le son. Jamais mon walkman n’aurait eu un tel comportement. Pour qui se prend-il ? Ce n’est pas ainsi que je souhaite vivre. Il faudra que je parle aussi au docteur Steiner du danger des machines. 

3 janv. — Nouvelle visite chez le docteur Steiner, c’est le moment de vérité : le traitement du chat s’est-il révélé efficace ? Tandis que nous attendons le résultat des nouvelles analyses, j’engage à nouveau le docteur Steiner à changer de fournisseur de courrier électronique, le sien étant un véritable gangster. Il m’informe qu’il y a réfléchi depuis notre dernière entrevue, et va peut-être franchir le pas. Enfin, les analyses sont prêtes ; le docteur Steiner me félicite : On voit que vous n’avez pas oublié le comprimé. Quand je lui parle de ma poule qui perd ses plumes, il répond : J’ai le même problème avec les miennes ; ce sont les poux rouges. Je suis bien soulagé d’apprendre que même le docteur Steiner a des problèmes avec ses animaux. Il m’explique tout ce que je dois savoir sur ces sales petits vampires, et termine en me proposant un produit très onéreux, vendu en grande quantité car réservé aux professionnels, mais que je peux vous conditionner pour un usage domestique. Ça se dose au kilo de poule. L’amitié n’est pas un vain mot, pour le docteur Steiner.

Lorsque je me lève pour partir, un cri de douleur m’échappe. Il me demande si tout va bien. Je me suis remis au sport, ce sont juste des courbatures, je lui réponds. L’inquiétude quitte son regard bienveillant, il me dit sur un ton compatissant : M’en parlez pas, je m’y suis remis il y a deux jours sur les machines des kinés à l’étage, et je peux à peine marcher. Il faut y aller mollo, à nos âges. Je me sens flatté, le docteur Steiner ayant tout au plus 35 ans, mais je suis tout de même inquiet pour lui. Je lui dis en partant, tel un Columbo de la santé animale : Ah, docteur, j’allais oublier. J’ai pris une  photo du ventre de mon chien, regardez, il est rouge, non ? Le docteur Steiner examine la photo et prescrit une crème aux corticoïdes. Au moment de payer, je réalise que les animaux commencent à me coûter très cher financièrement, et plus seulement énergétiquement . 

4 janv. — J’examine les poules à la recherche de poux rouges ainsi que me l’a conseillé le docteur Steiner. Si j’en trouve, il me faudra aussi les peser (les poules) afin qu’il puisse déterminer la dose de produit professionnel qu’il me fournira. Je soulève une poule après l’autre, mais n’aperçois aucun pou. Ces petits malins agissant surtout la nuit, il me vient l’idée de les piéger. Je confectionne pour cela de petits rouleaux de papier cartonné blanc, que je placerai habilement dans le poulailler. Lorsque les poux quitteront les interstices du bois, où ils se réfugient quand ils ne se repaissent pas du sang des poules, l’irrésistible attractivité de ces pièges devrait les conduire à s’y dissimuler pour digérer. J’ai appris tout cela sur internet, mais à vrai dire j’ai emprunté quelques raccourcis. Il aurait normalement fallu accrocher ces pièges sous chaque perchoir et placer un répulsif à leurs extrémités afin que les poux, d’abord attirés par la proximité et la chaleur du piège, ne puissent ensuite le quitter. Au diable tout cela, me dis-je en jetant mes rouleaux par poignées dans le poulailler. Ce ne sont que des poux, après tout !

5 janv. — À mon arrivée, le salon est désert. Gigie, plus séduisante que jamais dans un pull à col roulé noir, m’invite à ôter mon manteau avant de passer au bac. Ses mains se posent sur mon cuir chevelu, elle dit : Votre manteau est superbe. Je la remercie, lui précise que c’est une marque italienne. Elle répond : Je l’ai su tout de suite ; tout ce que font les Italiens est beau. Et ces carreaux, mon Dieu ! Il y a un long silence durant lequel Gigie se souvient certainement de l’Italie, où elle aime tant aller. Lors de ma dernière visite, comme je venais de lui dire que j’allais me rendre à Milan, elle m’avait averti : Surtout couvrez-vous bien, il faisait froid lors de mon dernier séjour. Puis elle m’avait parlé de cette boutique de créateurs dans laquelle elle avait acheté un Perfecto qui lui allait comme une seconde peau. Je brise son silence rêveur : Êtes-vous partie en vacances, Gigie ? Elle me répond qu’elle n’a pas pu laisser le salon en cette période, mais qu’elle partira à Rome dans deux semaines. Elle s’est offert un petit plaisir en réservant une séance auprès d’une coiffeuse renommée qui a pour clients vedettes et influenceurs. C’est pour cela que je laisse pousser mes cheveux un peu n’importe comment, ajoute-t-elle en agitant sa chevelure — plus belle que jamais — d’un geste de la main. Pour qu’elle ait de la matière. Soudain, elle se souvient : Et vous alors, votre voyage à Milan ? Je lui conte les grandes lignes, elle me coupe : Vous n’avez pas eu froid, j’espère ? Non lui dis-je, car j’avais suivi vos conseils. Mes cheveux ont encore poussé de façon asymétrique, elle les égalise. Je lui demande si elle ne pense pas que c’est tout simplement qu’ils s’affaiblissent. Elle ne le pense pas. J’ajoute : Ce serait normal, à mon âge. Elle suspend son geste et me regarde dans le miroir : Mais vous êtes jeune, de quelle année êtes-vous ? Je le lui indique, elle me répond : Je suis née deux ans avant, vous voyez bien que vous êtes jeune. Gigie n’est pas de ces coquettes dans mon genre qui dissimulent leur âge. Elle dit : Je vous les laisse un peu flous sur la nuque, j’aime bien quand vous avez des boucles. 


J’entends la sonnette de la porte du salon ; une voix masculine trouble notre tendre tête-à-tête d’un Bonjour un peu trop familier à mon goût. Je ne peux voir l’homme, car Gigie a placé le fauteuil en position horizontale pour commencer le modelage de ma barbe. C’est mon moment préféré, celui où elle appuie parfois sa cuisse contre ma main qui repose sur l’accoudoir. Je l’entends répondre à l’homme : Tiens salut, Bernard !Elle lui propose un café et une orangette, s’excusant aussitôt de ne pas m’avoir demandé avant si j’en voulais. J’accepte, Bernard refuse. Du café, il n’aime que l’odeur, dit-il. Je ne peux toujours pas voir à quoi il ressemble. Gigie regrette que le service se perde chez les commerçants, à notre époque ; Bernard acquiesce : on ne peut même plus parler à un humain, c’est Internet, Internet partout tout le temps. Je suis tellement d’accord avec Bernard qu’il me devient sympathique. Enfin, lorsque Gigie redresse le fauteuil, je découvre son doux et gentil visage (celui de Bernard). C’est à son tour de passer au bac, tandis que je paie Gigie. Je m’apprête à  partir, sans avoir osé lui rappeler qu’elle ne m’a jamais servi mon café ni donné mon orangette, lorsqu’elle s’écrie : Oh mais j’ai oublié le café ! Restez-donc un peu avec nous ! J’accepte, car j’aimerais mieux connaître Bernard. Je prends place sur un fauteuil pour siroter mon café et déguster mon orangette. Alors, Gigie se lance dans un merveilleux récit. 


Elle me raconte que Bernard a été son premier client lorsqu’elle s’est installée dans ce salon, il y a 34 ans déjà. Je me puis m’empêcher de me demander si Bernard était amoureux d’elle à l’époque ; comment résister à une Gigie de vingt ans ? C’est encore difficile aujourd’hui. Bernard avait accepté de servir de modèle pour le défilé qu’elle organisait dans le village pour faire connaître son tout récent salon de coiffure. C’était l’époque des minivagues, me dit-elle, et elle s’appliquait justement à en faire une à Bernard, lorsqu’une 4L dont le conducteur avait mal serré le frein à main s’était encastrée dans la vitrine. Le défilé avait été annulé, mais tout le village, attiré par le fracas, s’était pressé devant le salon qui avait ainsi bénéficié d’une belle publicité. Ainsi, Bernard lui avait-il en quelque sorte porté bonheur. Je serais prêt à toutes les minivagues pour que Gigie dise cela de moi. 


De retour à la maison, je me plante devant Barbara : Tu aimes ? Gigie préfère quand c’est un peu flou derrière. Puis, sur un ton plus grave : Tu penses que ça m’irait, une minivague ? Elle prend un air embêté : Je crois qu’il te faudrait un peu plus de cheveux sur le dessus. 


Au poulailler, mes pièges n’ont pas fonctionné. Les rouleaux se sont défaits, faute d’avoir été liés aux extrémités ; ils sont redevenus des feuilles, concaves ou convexes selon la façon dont les poules les ont piétinées après les avoir couvertes de fientes.