Dans la salle du lycée agricole temporairement transformé en centre spirituel, j’attends que Barbara, insérée dans une file d’attente, remette son formulaire et ses objets de valeur au bénévole attablé. Une nouvelle fois, elle se retire du monde pour une dizaine de jours, afin de méditer dix heures par jour dans le silence. Comme Emmanuel Carrère dans son livre Yoga, mais Barbara, elle, ne triche pas. Emmanuel Carrère a triché sur plusieurs points ; de façon générale, Emmanuel Carrère est un tricheur, mais je ne vais pas m’étendre sur son cas de tricheur.
Dans le silence, oui, mais pas encore : la retraite ne commence que demain matin. Je peux donc toujours parler à Barabra des chaussures des gens. S’il n’y a pas de type vestimentaire du retraitant à proprement parler, encore que, on s’en doute, les pantalons larges multicolores fussent légion, les chaussures, elles, ne mentent pas (contrairement à Emmanuel Carrère) ; ce sont elles qui permettent de déterminer si nous avons affaire à un zozo ou à quelqu’un de simplement décontracté. Presque tout le monde porte des sandales, mais il y a sandale et sandale, et j’expose ma théorie.
Les femmes sont majoritaires, et, parmi elles, plusieurs me sourient. Elles doivent penser, avec ma barbe et mes cheveux, que je vais participer à la retraite pour la énième fois, et attendent de moi un regard rassurant, dans lequel elles pourraient lire : Ne t’inquiète pas, cela va bien se passer. Je dégage, il est vrai, toute l’assurance du méditant expérimenté ; n’ai-je pas déjà accompagné Barbara trois fois avant de repartir ? Pourtant, je ne saurais leur mentir ; ce sera difficile. Barbara me l’a dit. Aussi me contenté-je de regarder au loin tout en mâchouillant les friandises aux graines de sésame déposées en libre accès à l’entrée. Mais cela me donne un air tellement cool que j’attire toujours de nouveaux regards, et bientôt je n’ai plus de friandises à machouiller.
Ça y est, Barbara, dépouillée de ses effets de valeur et régulièrement enregistrée, va bientôt s’installer dans son dortoir : il est temps de nous dire au revoir. Elle me demande de regarder la Lune le soir ; c’est là qu’elle déposera, me dit-elle, les pensées qu’elle aura pour moi durant notre séparation. Et bien, me dis-je, il n’aura pas fallu longtemps pour qu’on lui procure de la drogue à effet rapide. Je la serre dans mes bras, puis, profitant de ce qu’elle m’a tourné le dos, je bourre mes poches des friandises au sésame qui m’éviteront d’avoir à préparer un dîner ce soir.
La nuit venue, je cherche la Lune dans le ciel. Chose effrayante, elle a disparu. Serait-ce Barbara qui l’a escamotée sous ses pensées ? Et parmi toutes ces pensées, pas une pour l’impossibilité de la vie sur Terre sans Lune ? C’est pourtant bien elle qui m’a offert un roman ancien dans lequel la Lune disparaissait, ou allait percuter la terre, je ne sais plus, et dont le narrateur, passionné par l’élevage des poules, tenait un Journal jusqu’à la catastrophe. Je m’avance prudemment dans le jardin en compagnie du chien. Ouf, la Lune est toujours là : c’est la cheminée qui la dissimulait. Pas la peine de prévenir la NASA dont je n’ai d’ailleurs pas le numéro, sans compter qu’il y a certainement des services français qui savent aussi bien qu’eux ce qu’il faut faire si la Lune disparaît.
L’air est doux, baigné de l’odeur du répulsif spécial moustiques tigres dont je me suis aspergé. Je m’allonge sur la chaise longue, le chien tenu en longe à mes côtés afin qu’il n’aille pas aboyer sur les bêtes de la forêt en dérangeant le voisinage. Pour le consoler d’être captif, je l’entretiens des constellations au-dessus de nous. Malheureusement, mes connaissances en astronomie sont limitées. Une fois que je lui ai montré l’étoile Polaire et la Grande Ourse, que je lui ai expliqué que les étoiles sont mortes depuis longtemps, je n’ai plus rien à lui apprendre. Alors, je me tais et je regarde le ciel qui serait si beau sans tous ces avions clignotant à intervalle de deux secondes. À aucun moment je ne parviens à n’en avoir aucun dans mon champ visuel. Comme c’est triste. Je me demande jusqu’à quel point de l’histoire les hommes pouvaient regarder le ciel la nuit sans y apercevoir d’autres hommes avec leurs lumières. Le ciel devrait être interdit d’accès la nuit. Si Barbara était là, elle me dirait qu’il fait toujours nuit quelque part. J’ai de plus en plus de compréhension pour ces luddites qui cassaient les machines en Angleterre durant la révolution industrielle. J’aurais envie de casser des avions, et même le vaisseau spatial de Thomas Pesquet, même s’il est très sympathique. Il y a, de nos jours, des néo-luddites qui refusent, entre autres choses, l’hyperconnectivité. Peut-être suis-je l’un des leurs ? J’ai, en effet, récemment mis un terme à ma fréquentation des réseaux sociaux. Juste pour un temps, peut-être. Petit à petit, je recouvre ma capacité de concentration ; je peux lire plus longtemps sans m’interrompre. Petit à petit, je me sens moins médiocre, moins vide. Petit à petit, je pourrais peut-être même redevenir un homme.
Avec tout ça, j’ai oublié d’écouter Barbara qui parle dans la Lune. Je tends l’oreille, j’entends deux ou trois choses — c’était peut-être les friandises au sésame qui étaient droguées — et je vais me coucher.
Le lendemain matin, devant mon café, je me souviens du rêve de la nuit. J’étais avec Barbara en voyage je ne sais où, et, je ne sais comment, je retrouvais des enregistrements de mon enfance. J’ignore qui les avait réalisés, et numérisés, car je pouvais les entendre avec des moyens aussi modernes que mon téléphone. J’accédais ainsi à la bande-son réelle de mes souvenirs ; par exemple, non seulement me voyais-je prendre la première photographie de ma vie — une photo du générique du dessin animé Heidi avec le Polaroïd de mon frère — mais je pouvais m’entendre. Non, ce n’est pas un bon exemple, car à ce moment-là, à part le générique que je peux facilement entendre dans ma tête, il n’y avait pas grand-chose à entendre : j’étais concentré sur ma prise de vue, attendant le moment où le visage d’Heïdi, sur sa balançoire, apparaîtrait en gros plan dans le cadre parce que c’était un portrait que je voulais réaliser. J’ai encore la photo. Les enregistrements s’avéraient plus utiles lorsque je m’entendais combattre un coussin sur le canapé du salon après avoir été rendu belliqueux par la première diffusion d’un dessin animé japonais. Je m’entendais dire : Prends ça, et ça. Aujourd’hui, j’ajouterais une insulte. Mais je n’étais pas encore gâté par la vie. Bref, je trouvais tout ceci tellement extraordinaire que je faisais écouter les enregistrements à Barbara.
Je vois bien entendu dans cet accès augmenté à l’enfance un lien avec l’écriture : l’enfance, c’est le sujet dont découlent tous les autres. Je vous rassure, il y eut dans la mienne beaucoup d’autres choses que des dessins animés japonais — heureuses, tristes, oubliées, mais toujours exploitables, magnifiables par celui que je suis devenu.
C’est la raison pour laquelle j’ai toujours été un peu réticent à parler de mon enfance aux psychiatres, non par pudeur, mais parce que je crains que cela explique des choses qui, une fois démantelées, ne seraient plus un support suffisamment solide pour mes rêveries, que ces pièces détachées polluent l’étang dans lequel j’aime à me baigner. D’ailleurs, je ne veux pas comprendre comment fonctionnent les choses dans le monde, ni savoir d’où elles viennent. Jamais il ne m’est venu à l’idée de démonter un appareil par simple curiosité, d’apprendre le nom des plantes, des oiseaux au-delà des nécessités du langage. Ou plutôt si, l’idée m’est venue, mais je l’ai rejetée.
Une fois les animaux nourris, j’examine la liste des travaux dressée par Barbara pour le cas où je m’ennuierais en son absence. Il n’y a pas d’urgence, je le sais, et rien ne m’oblige à les effectuer, surtout pas elle. Pourtant, comme toujours face à une liste, je suis pris d’un certain affolement : j’ai l’impression que toutes les tâches ont la même importance, et que je dois les réaliser au plus vite afin de pouvoir à nouveau vivre libre. Je suis prisonnier de la liste. Elle ne contient que des tâches dans mes cordes, bien que certaines soient difficiles, parfois dangereuses — plusieurs supposent le maniement de produits dangereux, comme de la chaux, ou d’outils pouvant provoquer des blessures irréversibles à un moment où l’accès aux services d’urgence de la région est rendu difficile par la conjoncture.
Je choisis une mission simple, qui est de confectionner de nouvelles buttes pour le potager. Pas si simple en réalité, car il faut en passer par la fixation des planches qui retiendront la terre et délimiteront la butte. Cela implique réflexion, mesures, découpes, bref une démarche de construction positive, là où j’aime faire le vide en creusant, arrachant, détruisant parfois au-delà de ce qui doit l’être, tel un Hun rendu furieux par l’absorption d’alcool frelaté ou une blague ayant piqué sa susceptibilité.
Me voici donc remuant la terre à la fourche, comme Poséidon agitant les flots avec son trident. Pour me donner du coeur à l’ouvrage, j’écoute une compilation des années 80 grâce à mon enceinte portable non-luddite. J’essuie la sueur qui perle à mon front, lorsque j’aperçois Fred Müller dans le chemin. Il s’approche, nous échangeons quelques propos météorologiques d’usage, puis il examine la première butte, fonctionnelle, florissante, avec un petit air de je ne suis pas envieux. Puis, voyant que la seconde avance bien grâce à mes efforts de terrassement, il dit : Dis-donc ça bosse. Toujours appuyé sur ma fourche, je relève d’une pichenette le bord de ma casquette de travail Sardou les grands moments en hochant la tête. Fred Müller dit alors : Sympa ta musique. Je n’y faisais plus attention, occupé que j’étais à prendre une contenance virile. J’écoute. C’est Like a virgin. Je soutiens le regard de Fred Müller pendant qu’un sourire moqueur se dessine sur ses lèvres fines. La chanson arrive à sa fin, et tout en continuant d’affronter Fred Müller, j’espère un coup de pouce du destin qui programmerait une chanson ultra violente, comme par exemple celles de Michaël Jackson. Mais non, c’est Girls just want to have fun qui retentit dans l’air du potager. Fred Müller dit : Ah, ma femme adore celle-ci. Bon, allez, à plus dans le bus, et il repart. J’enfonce ma fourche en terre, je renverse l’enceinte d’un coup de pied, et je retourne consulter la liste des travaux. Abattre un arbre mort, voilà, très bien merci Barbara.
En ces jours de solitude, je travaille donc beaucoup à l’extérieur. Pourtant, j’ai l’impression que rien n’avance ; je n’ai rien rayé sur la liste. D’une part, parce que je commence tout et ne finis rien, par lassitude, ou parce que la chaleur écrasante est de retour. D’autre part, parce que certaines tâches nécessitent un temps infini ; par exemple, l’arbre mort. Je me suis lancé le défi de l’abattre d’homme à arbre, c’est-à-dire à la scie — il est doté de plusieurs troncs de taille raisonnable. Mais bon, une fois les premiers troncs abattus, on ne peut pas les laisser au milieu du chemin comme ça : il faut les débiter en bûches pour l’hiver. Ça a l’air pittoresque, mais pas du tout, c’est long et épuisant, sans compter que tant que ce n’est pas fait, ils empêchent toute sortie en voiture pour le ravitaillement. Cela dit, je ne me nourris que d’abricots, Barbara ayant acheté un cageot entier au marché (à bon prix) pour faire des confitures, mais n’ayant pas eu le temps de s’en occuper avant son départ. Je vais certainement souffrir de troubles gastro-intestinaux mais je ne peux me résoudre à les laisser se perdre, et je ne sais pas faire de confiture. Il doit en rester quatre bons kilos ; j’espère que les abricots contiennent au moins des vitamines.
Et puis il y a ces fichues ronces qui reviennent là où je pensais leur avoir réglé leur compte pour de bon en arrachant leurs racines. Le pire ? Elles ne sont pas sur la liste. Et toute cette poussière de peinture verte que j’ai ingérée en ponçant un volet. Gigie, ma coiffeuse, m’a demandé pourquoi diable j’avais des reflets verts dans les cheveux et dans la barbe ; je lui ai expliqué que, la veille, j’étais même vert des pieds à la tête avec ces putains de volets, et elle a dit : Ah oui, comme le bonhomme Cetelem. Ainsi m’associe-t-elle plutôt à cette petite créature velue plutôt qu’à L’incroyable Hulk.
Le soir, j’explique à Barbara par la Lune pourquoi elle risque de ne trouver pas grand changement à son retour. Dieu sait que j’y mets du coeur, pourtant. Il le sait, parce que depuis que je lis une biographie de Jésus et la Bible, je m’interroge à son sujet, et j’imagine qu’il doit avoir une sorte d’alarme dans ces cas-là.
Je lui ai demandé de m’envoyer un signe s’il existait. J’ai bien conscience de la fatuité et du manque d’originalité de ma démarche. D’autant que, autisme oblige, il faudrait vraiment que ça soit un signe très clair, sans possibilité d’interprétation. Un message dans le ciel en lettres de feu qui dirait : C’est moi, Francis : j’existe. Et encore, je répondrais certainement : Qui, vous ? Histoire d’être certain.
Enfin, il y a vraiment très peu de chance que cela arrive de toute façon. D’ici là je vais continuer à être un peu animiste sur les bords. Cela ne facilite d’ailleurs pas mon travail, parce que je m’excuse auprès de chaque mauvaise herbe que j’arrache, à chaque plante que je taille, à chaque pierre que je déplace, ou presque. Sans parler des insectes et des animaux. Hier soir je me suis assis dans le poulailler et j’ai longtemps regardé une des deux poules d’élevage que nous avons recueillies. Elles pondent des oeufs plus petits, plus fragiles, moins bons que ceux des autres poules qui n’ont pas connu les cages des hommes. Enfin, que celle qui me reste, puisque les autres ont été enlevées par le goupil. Ces anciennes captives sont toujours inquiètes, s’enfuient à mon approche ; inimaginable, dès lors, de les prendre dans mes bras pour leur chuchoter : Là, c’est fini. Je lui parlais en pensée, mais les poules ne sont pas télépathes.
À la fin de la semaine, j’irai chercher Barbara, mais nous ne serons réunis que peu de temps puisque je me rendrai presque aussitôt chez mes parents. J’y effectuerai certainement des travaux au jardin, puisque j’en ai pris l’habitude. Et puis j’écrirai, je passerai du temps avec eux, je leur parlerai et je les écouterai. Surtout mon père, qui en encore presque toute sa tête. Et je noterai ses souvenirs, pour m’en souvenir moi aussi, et avant qu’ils ne soient perdus. Allez, je ne parviens pas à me convaincre : je dis ça à chaque fois, mais je ne le fais pas. Je me laisse emporter par la routine et la tristesse, le mieux que je puis faire est alors de lire entre les repas à préparer, qui seront pris dans le silence. Mais vous commencez à le savoir, n’est-ce pas ?
Une fois pourtant, j’ai longuement enregistré ma mère parlant de son enfance. Je n’ai pas réécouté les enregistrements, je ne sais pas si je le ferai un jour. Probablement. J’ai aussi filmé mes parents ensemble. C’était il n’y a que quelques années, mais je sais qu’en voyant les images j’aurais l’impression que c’était il y a des décennies. Le temps accélère. Ce seront toujours quelques empreintes d’eux que j’aurais conservées ; je pourrai un jour suivre la piste, comme un indien ou un trappeur, même si je finirai par tourner en rond. J’aurais aimé avoir des enregistrements de mon frère. Je ne me souviens plus de son visage, pas plus que de sa voix ; les rares photos dont je dispose, figées dans leurs centièmes de seconde, n’en disent rien.
À quel moment disparaît-on ?