Quatre heures du matin, dans la chambre d’amis.
J’ai quitté le lit conjugal car Barbara a écarté d’un geste de la main Lisbeth, dite Lili, qui lui piétinait le visage, et je ne voulais pas que cette dernière pense que tous les humains sont des monstres.
Lili est mon adorable chatonne, adoptée le jour-même où j’ai vu sa photo sur internet. On pourrait croire qu’elle est simplement grise à rayures, mais pas du tout : j’ai appris chez le docteur Steiner qu’elle était mackerel tabby white. Lorsqu’il lui a percé le corps pour y insérer une puce électronique, Lili a hurlé, et j’ai failli perdre connaissance. Je ne l’ai pas vraiment écouté lorsqu’il m’a parlé d’intelligence artificielle. Tout ce qui n’a pas de rapport avec Lili ne m’intéresse pas beaucoup, ces temps-ci. Elle est tellement craquante. Lorsque j’écris, elle se perche sur mon épaule gauche, ou bien elle pose sa tête sur le côté du clavier. D’autres fois, elle écrit elle aussi, en marchant dessus, mais je ne comprends pas toujours, car je ne suis pas un chat ; d’ailleurs, un chat la comprendrait-il mieux ? Lili est une poète précoce. Tout le monde n’a pas compris Rimbaud en son temps. Hier, elle a écrit &&&&&&&&&&&&&A@1E@(§DZÀ. Je conserve toutes ses fulgurances. Les poils qui s’accumulent sous les touches sont un bien faible prix à payer pour la voir s’épanouir créativement.
Deux moustiques tigres se repaissent de mon sang délicieux. Je voudrais brancher la prise magique qui les éloigne, mais Lili s’est endormie sur mon bras qui s’ankylose car je n’ose pas bouger de peur de la réveiller. Je repense à cet empereur Chinois qui préféra couper la manche de son peignoir plutôt que de réveiller son amant endormi dessus. C’est ainsi qu’en Chine, on désigne par l’euphémisme passion de la manche coupée l’amour entre hommes. Faudra-t-il parler de passion de la peau piquée pour désigner l’amour entre un homme et sa chatonne ?
Dans le silence nocturne que ne troublent que quelques couinements du chien qui rêve sur son canapé en agitant ses pattes, et le ronron de Lili, je pense à Casanova.
Je me suis lancé dans Histoire de ma vie avec l’espoir d’apprendre à être irrésistible. C’était avant Lili, bien entendu. J’exagère : ayant commencé à le lire il y a quelques années, sans persévérer, je savais bien que ce n’était pas là le plus intéressant. Je me souviens qu’à l’époque, j’avais déclaré à Barbara devenir casanoviste. Elle ne savait pas encore que je pouvais changer d’obsession d’un jour sur l’autre, aussi m’avait-elle écouté. Et d’ailleurs, ce jour-là, j’étais déterminé : ce n’est que le lendemain que j’ai découvert que des gens opiniâtres et sérieux avaient dédié leur vie à l’étude de Casanova, et que je ne pourrais jamais devenir le plus grand des casanovistes, ni même un casanoviste moyen. Il aurait fallu commencer à six ans, comme les prodiges de la musique, des échecs ou de l’assemblage de smartphones. Quelque temps après, à Venise, je visitai la Prison des Plombs, où il fut détenu, mais je n’avais alors pas poussé ma lecture jusque là. Barbara, elle, avait lu le récit de son évasion, publié à part, et put me fournir des explications lors de notre visite ; humiliant, pour un casanoviste.
Mais cette fois, je suis bien engagé dans ce voyage au long cours et j’aurai certainement l’occasion de parler ici ou ailleurs de mes plaisantes découvertes. Au-delà du talent de l’auteur, mon intérêt est sans cesse piqué par les résultats des recherches des vrais casanovistes ; chaque génération apporte son lot de découvertes, de précisions, ou de respectueux démentis à celle qui la précède. Par exemple, au sujet d’Henriette, cette mystérieuse aristocrate française qui a tant compté pour Giacomo. Il la rencontre dans une auberge alors qu’elle est travestie en homme et porte les cheveux courts. Dès lors, il ne se quittent plus et vivent quelques mois d’amour intense. Mais Henriette fuyait quelque chose en France, une ombre plane sur leur bonheur. Enfin, elle est reconnue, et doit rejoindre son mari. À l’issue de leur dernière nuit, Casanova regarde la voiture s’éloigner, et remonte tristement dans la chambre de l’auberge. Là, il lit sur un carreau cette phrase qu’elle a gravée à la pointe du diamant de sa bague : Tu oublieras aussi Henriette. Passons sur la dégradation du bien d’autrui, et concentrons-nous sur le romantisme de la situation. Comme on pouvait s’y attendre, Casanova n’a pas oublié. Au contraire, devenu vieux, édenté, il se souvient au fin fond de la Bohême, dans le château où on lui a fait la grâce de l’employer comme bibliothécaire. Il écrit son Histoire sur les conseils de son médecin, afin d’oublier la tristesse de sa situation, et de surmonter la dépression dans laquelle l’a précipité son échec à résoudre un épineux problème mathématique. Mais qui aurait oublié Henriette ? J’en reviens aux casanovistes : plusieurs ont cru l’avoir identifiée, et chaque fois le mystère semblait résolu ; puis un autre arrivait, qui avait effectué de nouvelles trouvailles, corrigé quelque fait, et voilà : une nouvelle Henriette.
Je ne sens plus du tout mon bras ; la pluie se met à frapper contre le carreau du large vasistas de la chambre. Je vois les étoiles malgré les nuages. Un jour, Barbara m’a dit que ce n’était pas possible ; que ces deux bonheurs, les étoiles et la pluie, ne pouvaient être connus en même temps. Malheureusement, je ne puis la réveiller pour lui prouver le contraire sans déranger Lili.
Je songe : Et si moi aussi, j’écrivais l’histoire de ma vie ? C’est ce que je fais ici-même à longueur de temps ; mais en commençant par le début ?
Le tout début.
Cela pourrait être ainsi :
La plupart des gens connaissent leur date de naissance, mais si on les interroge sur le moment ou les circonstances de leur conception, ils répondent évasivement. Et pour cause : ils ne savent à ce sujet que ce qu’ont bien voulu leur en dire les acteurs principaux de cette pièce, ou bien les spectateurs, car après tout il peut y en avoir. C’est, je crois, un sujet rarement évoqué entre les enfants et leurs parents, parfois parce que ces circonstances seront honteuses, d’autres fois peu glorieuses ou d’une affligeante banalité : accouplement sur la banquette arrière d’une voiture, dans les toilettes d’un bar de nuit, dans un lit un jour de pluie.
Pour ma part, j’ai été conçu le 21 juillet 1969 peu après quatre heures du matin. C’est ainsi que mes parents, en vacances à la Seyne-sur-Mer, célébrèrent le premier pas de l’homme sur la lune effectué à 3 heures et 56 minutes.
Tous deux avaient passé la quarantaine, et on leur avait assuré qu’ils pouvaient laisser tomber toute contraception. Et pourtant, voici le futur moi déjà en train de gagner le col de l’utérus en dépit des coups bas de mes 200 ou 300 millions de concurrents. Je perce la glaire cervicale, pénètre la cave utérine, et me rue vers la trompe sans même prendre le temps d’admirer le beau cumulus autour de l’ovocyte. Il faut croire que je ne suis pas encore doté de ma nature contemplative, puisque j’adhère parmi les premiers à la zone pellucide ; je suis déjà en train de libérer mes enzymes quand le ploc mou de l’arrimage des autres retentit seulement autour de moi. Et voilà, je suis le premier à la franchir pour introduire mes 23 chromosomes dans l’œuf.
Mais non, ce n’est pas ainsi qu’il aurait fallu raconter les choses.
Me personnifier sous la forme d’un spermatozoïde élu, issu de mon seul père, en faire le vainqueur d’une course plutôt que le produit de sa rencontre avec un ovocyte de ma mère, devenu oeuf, puis embryon, puis devenu moi, c’est minimiser dès l’origine le rôle de ma mère dans ma vie. C’est injuste pour elle.
D’ailleurs, si j’ai longtemps ressemblé à mon père, à tel point qu’on aurait eu le plus grand mal à nous distinguer sur deux photos de nos vingts ans, c’est à ma mère que je me suis mis à ressembler en vieillissant. ll y a aussi cette langueur de caractère, qui a patiemment rogné le volontarisme hérité de son père, comme l’eau vive quelque rocher.
Revenons-en aux suites de cette nuit que l’on dit glorieuse pour l’humanité.
Quelques semaines plus tard, en région parisienne, une pharmacienne dit à ma mère de quarante-deux ans déjà : La lapine est morte, vous êtes enceinte. C’est ainsi qu’à l’époque, on déterminait si les femmes étaient grosses : on injectait de l’urine de femme dans le corps des lapines. J’ai longtemps vécu avec la mort de cette lapine sur la conscience. Puis j’ai compris que ce n’était pas parce que j’allais naître, qu’elle était morte : la pharmacienne était mal informée, ou ne s’embarrassait pas de détails : la lapine mourait toujours, puisqu’il fallait la disséquer trois jours après l’injection pour examiner ses ovaires.
Comment ma mère réagit-elle à cette stupéfiante nouvelle ? Elle dut certainement regagner directement le quatre pièces acheté sur plans au sein de cette résidence où j’ai vécu mes premières années. Dans la cuisine, elle dut se demander comment cela avait bien pu arriver. Enfin, elle devait quand même avoir sa petite idée. C’est comme si je la voyais. Repense-t-elle à la nuit où Amstrong marcha sur la lune ? À d’autres nuits ? Elle se lève, repousse la chaise en formica pour se rendre au salon, s’assied sur le canapé orange. Elle étend ses jambes sur la table basse en verre fumé, fait tomber un magazine Pénéla sur la moquette couleur crème. Elle ne téléphone pas à mon père ; elle ne va pas le déranger au travail pour lui annoncer une nouvelle dont elle-même doute encore.
D’ailleurs, comment lui annoncer une telle chose ? Peut-être au dîner. Mon grand frère présent, elle ferait d’une pierre deux coups. Elle pourrait lui demander, de l’air mystérieux et joyeux d’une héroïne de feuilleton : Ça te plairait d’avoir une petite soeur pour tes treize ans ? Et alors, mon père lèverait les yeux de son assiette, et ses sourcils, froncés par l’incompréhension, s’arqueraient sous l’effet d’un sourire incrédule mais sincère né sous sa moustache. Et puis ma mère, en réponse à sa question silencieuse, ferait oui de la tête.
C’est une possibilité.
Mais il y en a une autre, plus vraisemblabe. Ma mère est abattue par cette nouvelle qui, une fois digérée, l’enfonce plus profondément dans la dépression dont elle souffre depuis des années. Elle voudrait ne pas l’annoncer du tout, elle cherche une solution à ce problème. Elle n’en trouve pas. Alors, elle dira simplement à mon père, lorsque celui-ci, étonné de ne pas sentir comme chaque soir les bonnes odeurs de cuisine, la rejoindra au salon sur lequel la pénombre est tombée : Je suis enceinte.
Et moi, j’infuserai dans une femme triste comme les pierres, jusqu’à un soir de la fin avril 1970 sans que mon père ne trouve, ou ne se soucie vraiment de trouver, le moyen de la rendre moins triste.
Ce jour-là, pour la première fois, ma peau est au contact de l’air qui s’insinue jusque dans mes poumons qui se décollent. Les yeux clos, au cœur d’un cyclone de sensations, je crie. J’ignore que cette voix rageuse et désespérée que j’entends parmi d’autres, plus graves, est la mienne. Je pleure ; est-ce la récente claque sur mes fesses gluantes, ou bien le désir de retourner d’où je viens ? Et d’où viens-je ? Mais du limon du ventre de ma mère, bien sûr. J’y existais il y a quelques instants, avant qu’elle ne m’en expulse, j’y existais avant d’exister. Depuis quand ? La mort de la lapine, qui a fait éclore dans l’esprit de ma mère l’idée de mon être ? Ou après ? Mais, après la nouvelle, ils espéraient une fille, tant qu’à faire, puisqu’ils avaient déjà un garçon. Donc, ce n’était pas moi. Si j’existais avant d’exister, c’était comme existe l’intermittente lueur d’une lampe de poche, dans les moments où ils envisageaient la triste possibilité de voir leurs espoirs déçus par la survenance d’un nouvel enfant mâle.
Mais enfin, me voilà, je suis né, et tout commence.
Dans le parc de la clinique se dresse un tulipier, dont la floraison étonne mon père lorsqu’il nous rend visite pour la première fois dans la petite clinique qui n’existe plus aujourd’hui ; inhabituelle perméabilité au détail, à l’inutile, voire à la poésie, chez cet homme tellement pragmatique. Des circonstances de ma venue au monde, ma mère, elle, semble n’avoir retenu que le retard de l’accoucheur, c’est à dire un fait ; pragmatisme non moins étonnant chez cette femme presqu’entièrement tournée vers ses émotions.
Je rencontre mon père — ma mère, je la connais déjà, on m’a plaqué contre son sein pour que je me taise. Il met sa pipe dans la poche de sa veste de velours, me prend dans ses bras et me regarde. Ni lui, ni ma mère, dont la fatigue a pris le pas sur sa tristesse, ne semble me tenir rigueur de n’être point une petite fille.
Le vertige métaphysique dans lequel cette nuit de 1969 a placé les spectateurs terriens dut avoir une influence sur l’existence bien d’autres petits humains, comme la fin d’une guerre ou la victoire en coupe du monde masculine de football. Six ans plus tard, lors de mon arrivée dans ma petite école de campagne, je faisais d’ailleurs la connaissance d’un camarade prénommé Aldrin.
Voilà pour le début.
Mon Histoire continuerait ainsi, jusqu’à l’amputation de mon bras, si on ne peut le sauver tout à l’heure, et même après, si je devais survivre à l’anesthésie. Contrairement à celle de Casanova, elle ne devrait contenir ni viols, ni abus sexuels sur mineurs de quinze ans. Encore que je n’en connaisse pas la fin, et @@ééé&&&&&&&Z@1T@(§DZÈ! — Bon sang Lili, c’est magnifique !