Coeur trop gros

J’irai, comme Montaigne, à sauts et à gambades pour ce dernier envoi de l’année. 

La dernière fois que vous m’avez lu, je vous parlais de ma chatonne, dont j’étais gaga. Et bien, elle est morte, peu après ses six mois, sans avoir jamais connu le printemps. Elle avait un coeur trop gros, d’après l’équipe médicale monopolisée en urgence pour la sauver. Cela ne m’a pas étonné, car elle aimait tout le monde. C’est tout ce qu’elle m’a laissé : un coeur gros. Non, il y a aussi le jouet qu’elle avait remporté au tirage au sort du calendrier de l’avent de la clinique du docteur Steiner, le jour de son opération de stérilisation. C’est cette opération qui a révélé le problème de coeur dont la pauvre créature ne s’est pas remise.

Je vous en prie, ne manifestez pas devant la clinique, ne menacez pas le docteur Steiner ou ses enfants. Il n’y est pour rien, et lui aussi est dévasté ; le matin de l’opération il avait dit à ma chatonne : oh, je t’aime bien toi. Puis, me regardant : si vous n’en voulez plus un jour, pensez à moi. Heureusement qu’il n’a pas dit : je vous en débarrasse, il s’en voudrait encore plus. J’ai enterré ma chatonne sous la pluie, dans un petit cercueil de carton. La présence réconfortante de Barbara et son propre chagrin m’ont empêché de me jeter dans la tombe en lui hurlant de me recouvrir de terre. Il y avait aussi, c’est vrai, la taille du trou : à six mois, on n’est pas bien grand. 

J’en ai soupé de m’inquiéter pour les animaux. Une poule vit dans notre salon depuis bientôt un mois. C’est l’une des deux poules rousses de réforme que nous avons recueillies l’été dernier. Je l’ai trouvée, peu avant la mort de ma chatonne, épuisée, couchée sur un oeuf, sous la pluie devant le poulailler. J’avais bien vu qu’elle n’était pas en forme les jours précédents, mais là, elle était aux portes du paradis des poules. Barbara et moi avons donc créé une infirmerie aviaire près de la cheminée, et j’ai emmené ma poule chez le docteur Steiner. Cela n’a pas été sans mal car, ne disposant pas de la voiture, Barbara étant partie en week-end avec son amie d’enfance, j’ai dû la trimballer (la poule) sur la Vespa, dans une caisse à chats amarrée sur le porte-bagages. En la voyant, le docteur Steiner ne m’a pas caché que la situation était assez grave. Heureusement, il a pris ses précautions pour ne pas heurter ma sensibilité : à ce stade, elle va sûrement claquer. On essaye quand même ?

Bien sûr, que j’allais essayer. Je suis reparti avec ma poule et 82 euros de traitements antibiotiques, anti-parasitaires et anti-je-ne-sais-quoi à lui administrer plusieurs fois par jour, de même qu’à ses comparses restées en liberté qui inquiétaient elles aussi le docteur Steiner : elle leur a sûrement refilé une merde, préparez-vous à ce qu’elles claquent aussi. Je me demande si le docteur Steiner n’aurait pas une préférence inconsciente pour les chats et les chiens. Et bien, Barbara et moi avons depuis, semble-t-il, sauvé cette poule qui reprend du poil de la bête, ou dans son cas se remplume. Sa patte est toujours enflée, mais elle a moins de mal à la poser au sol. Et voilà que j’apprends que ce que nous prenions pour un bumblefoot, une infection assez commune provoquant une enflure douloureuse, serait en réalité une blessure dûe à un choc avec un tracteur survenu sur la route.

Je n’aurais jamais soupçonné une chose pareille, même si je sais bien que suis le seul à fermer correctement le portail du jardin dans cette famille, afin que les poules ne s’enfuient pas. C’est Jean-Marie, notre cher voisin un peu bourru, qui nous l’a appris le soir où nous l’avons invité à dîner. Il le tenait de Bruno, un autre voisin, qui avait assisté à l’accident. C’est là quelque chose de singulier, puisque Jean-Marie et Bruno ne se parlent plus. D’après ce que j’aurais compris de la situation, Jean-Marie aurait prêté un diable (il emploie un autre mot que j’ai oublié) à la mère de Bruno — Bruno souffre d’une maladie nerveuse qui lui cause de forts tremblements, et il vit avec sa vieille mère — en lui recommandant de l’utiliser de telle façon, afin que le bois ne tombe pas, ce qu’elle n’aurait pas fait, et alors Jean-Marie aurait dit à Bruno quelque chose comme : hé bé je l’avais bien dit à ta mère pourtant, et Bruno, tel Zinedine Zidane en finale de la coupe du monde de football, aurait voulu venger l’honneur de sa mère en levant un bras tremblotant de façon menaçante au-dessus de la tête de Jean-Marie, avant de prononcer ces paroles très graves : connard je vais te casser la gueule — impossible de mettre un coup de boule dans la poitrine de Jean-Marie pour des raisons de tailles respectives. Bref, c’est dire l’importance de l’accident de ma poule pour que Bruno adresse la parole à Jean-Marie. J’ignore si Jean-Marie lui a répondu, car il est très remonté. Il n’arrête pas de répéter : c’est terminé, c’est terminé, trop bon top con, c’était la dernière fois, c’est terminé. À vrai dire, la crise couvait depuis longtemps, Bruno ayant, d’après Jean-Marie, entre autres défauts, une désagréable tendance à se vanter de tout savoir et à donner des conseils de bricolage à tout va, sans pour autant savoir rien faire de ses dix doigts. Me voici donc dans la situation d’un casque bleu effectuant des rondes pacificatrices devant mon portail afin de prévenir tout conflit. 

Nous avons passé, Barbara Judith et moi, deux jours à Saint-Jean-de-Luz afin de nous remettre des retombées de l’organisation de la fête d’anniversaire de Judith — 18 ans, déjà. Ce n’est pas moins d’une vingtaine de jeunes gens que nous avons accueillis, et si la maison n’a pas subi trop de dommages, ce n’était pas le cas pour moi, ni pour Barbara, ni Judith, dans une moindre mesure. Le logement nous était loué par un membre de la famille Adam, qui semble régner sur cette charmante ville du pays basque notamment à coups de petits gateaux. Fortune et renommée leur semblent venir, en effet, de ce que Louis XIV, à l’occasion de son mariage avec Marie-Thérèse d’Autriche célébré à Saint-Jean-de-Luz, aurait boulotté un de leurs macarons et déclaré : c’est miam ce truc. Sur place, difficile d’échapper à cette anecdote, un peu comme au trésor de l’abbé Saunière à Rennes-le-Château ou aux apparitions de la Vierge à Bernadette Soubirous à Lourdes. J’ai beaucoup dormi entre deux hammams, et quand je ne dormais pas, je lisais une autobiographie toute en digressions, humour et finesse de P.G. Wodehouse. Constatant à chaque page que ce vieux Plum — son surnom — m’avait volé  la plupart de ses trucs, j’en suis venu à la réflexion suivante : mon vieux, tu n’as pas écrit d’infolettre depuis longtemps. Mais enfin, vous aurez bien compris que j’étais occupé ailleurs, et c’était mansuétude de ma part que de vous épargner mon dernier séjour chez mes vieux parents, mes problèmes de pompe à chaleur, la liste de mes créanciers qui s’allonge, ma surdité qui progresse, et autres problèmes du quotidien. 

Disons plutôt que je vous les épargne pour le moment parce que, comme à chaque fin d’année, je me dis que j’aimerais être plus prolifique l’année prochaine. Dans tous les domaines, d’ailleurs. Je me vois actuellement comme un grain de raisin — c’est d’ailleurs le nom que je me suis choisi en tant qu’artiste de musique électronique, Grain de Raisin, lorsque je ferai de la musique électronique bien-sûr : actuellement, je suis un peu sec, comme raisin, mais je compte prendre des mesures pour redevenir juteux et craquant.