Cher(e) abonné(e),

Que faisiez-vous lorsque ce message est arrivé dans votre boite aux lettres numériques, où étiez-vous ? Dans le métro, sur votre lieu de travail, chez vous ou dans la rue ? Dans un café peut-être, pour un rendez-vous amoureux ou professionnel. Je me le demande souvent, alors que je me prépare à envoyer le compte-rendu, humble et sincère, des derniers évènements auxquels je fus confronté.

20 août

Je réserve une maison sur l’île d’Yeu où nous fêterons l’anniversaire de Barbara. Désagréable surprise de constater que le linge de lit ne sera pas fourni et qu’il faudra non seulement le louer, mais le préparer nous-mêmes. Cela me paraît si inconcevable que je crois d’abord à une erreur.

Pris dans une spirale d’efficacité, je commande dans la foulée un nouveau matelas, ainsi qu’un nouveau sommier. Le matelas est doté d’un système de protection contre les acariens et présente, d’après le commerçant, les caractéristiques suivantes : accueil moelleux et confort ferme. Cela pourrait tout aussi bien s’appliquer à ma personne. 

Rencontre vespérale et fortuite avec des amis qui me racontent leurs vacances en fourgonnette aménagée, tels des forains, du moins si les forains avaient du goût. Envie de les imiter — les amis bien sûr.

Massacres dans le Constantinois : des indépendantistes algériens membres du Front de libération nationale* assassinent à coups de haches et de pioches cent-quarante hommes, femmes, et enfants (européens et musulmans loyalistes ou modérés) dans la seule région de l’ancienne Philippeville, à quoi il faut ajouter une trentaine de meurtres supplémentaires dans le reste du Constantinois. La répression, menée par des milices armées levées par le maire de Philippeville et des unités spéciales de parachutistes et de légionnaires, est sanglante — interroger mon père sur ses souvenirs et sentiments de l’époque, ma mère ayant déjà perdu une bonne partie de sa mémoire. 

* F.L.N.

 

21 août

En quête d’un dog-sitter durant le séjour à l’île d’Yeu. Kévin n’est pas libre ; c’est regrettable, car il avait proposé plusieurs activités ludiques au chien la dernière fois. Ainsi de l’agility, pour laquelle, selon lui, mon petit compagnon aurait des dispositions particulières. D’un autre côté c’est peut-être un mal pour un bien : elle était revenue de son séjour, durant lequel un cocker avait tenté de la violer, avec un problème à la truffe. Celle-ci passait du noir au rose par endroits. Truffe changeante, chien quantique. Mais ne le sommes-nous pas tous ? Lorsque j’y pense trop intensément, cela me donne le vertige. J’en parlais à mon psychiatre récemment : je sais que tout change et que nous aussi nous changeons, même nos cellules, mais cela m’angoisse terriblement. A ce moment précis, il avait changé de position. Bref, la nouvelle dog-sitter s’appelle Pénélope et me propose d’organiser une visite préalable afin de s’assurer que nos chiens s’entendront. C’est peu commode, mais professionnel.

Anniversaire de la naissance du chanteur Patrick Juvet. 

 

22 août

Quelques témoignages de sympathie suite à l’envoi de l’info-lettre. Notamment, un courriel de l’écrivain Victor Pouchet rencontré à l’occasion de la dernière Escale du livre à Bordeaux. Il m’avait parlé de Frédéric Berthet, un auteur qu’il affectionne tout particulièrement. J’avais donc lu dans la foulée de notre entretien Daimler s’en va, et lui avais écrit pour le remercier pour cette découverte. Depuis, nous entretenons une correspondance débutant souvent par : Mon petit mongolien. Les lecteurs de Berthet comprendront, et ne nous accuseront pas, je l’espère, d’être d’horribles validistes. J’ai beaucoup aimé le premier roman de Victor Pouchet, intitulé Pourquoi les oiseaux meurent. Je ne saurais que trop vous conseiller cette oeuvre poétique et touchante, ce voyage nostalgique vers l’enfance envolée comme un oiseau justement. 

Dans la rue une femme s’approche du chien pour le caresser, mais ce dernier recule brusquement. La femme me soupçonne de le battre car elle ne voit pas d’autre explication à sa méfiance. Évidemment, j’ai envie de la battre, elle. Quelques rues plus loin, je rencontre une autre femme que je croise habituellement le matin au parc à chiens, actuellement fermé pour des raisons de sécurité d’après un avis placé sur la grille. Du moins est-ce que je crois naïvement, car ce serait, selon elle, dû à un manque de personnel que la mairie ne voudrait pas avouer plutôt qu’à des raisons de sécurité. Elle est persuadée que le parc rouvrira bientôt, lorsque les employés municipaux seront rentrés de vacances. Au lit je ne puis trouver le sommeil, car je repense à sa théorie. Serait-il donc possible de mentir à ce point à ses administrés ? Jah, il se pourrait bien qu’elle ait raison, et voici que je regarde le monde entier avec suspicion. 

Attentat du Petit-Clamart contre Charles de Gaulle, fomenté par le colonel Bastien-Thiry peu après la proclamation d’indépendance de l’Algérie ; il sera le seul membre du commando à n’avoir point été gracié, et le dernier fusillé en France. J’ai personnellement toujours cru que l’attentat était le fait de l’Organisation armée secrète*, mais il semblerait que la réalité soit plus nuancée. Ainsi, pour Jean Lacouture, passée la proclamation d’indépendance en juillet, l’O.A.S. n’est plus à l’origine des différentes tentatives d’attentat contre de Gaulle : « Après l’irréparable, la main passera à des hommes qui se comportent en exterminateurs, instruments d’une justice divine, comme Bastien-Thiry, ou en exécuteurs de la vengeance du peuple pied-noir comme Georges Watin ». Bastien-Thiry évoquera lors de son procès des motifs d’ordre humanitaire, comme arrêter le massacre des harkis restés fidèles à la France ou protéger les pied-noirs restés sur place. Comme le sait l’abonné attentif, alors que j’avance en âge, je m’intéresse petit à petit à cette part de mon histoire familiale qui me laissait jusqu’ici parfaitement indifférent.  

* O.A.S.

 

23 août

Je me rends inutilement à pied chez Pénélope, m’étant trompé de jour. Cela m’a en outre pris un temps fou, le chien s’arrêtant tous les trois mètres pour renifler des choses. 

Je loue deux vélos pour dimanche, car j’ai proposé à Barbara d’emprunter la piste cyclable qu’on dit  très agréable entre Bordeaux et l’Entre-deux mers. Lorsque j’annonce ma taille au téléphone, l’employée me déclare que les cadres pour homme risquent d’être un petit peu hauts. Je serre les dents. 

Comme si cela ne suffisait pas, le journaliste Alexandre H. m’humilie à son tour sous des abords bienveillants. Il me propose de lire les info-lettres avant leur envoi afin de traquer les coquilles. Il est vrai qu’il en reste beaucoup ces temps-ci. C’est habituellement Barbara qui se livre à une relecture, mais je finis toujours par ajouter de nouvelles choses après-coup, ainsi que les fautes allant avec, ce qui l’exaspère.

Exécution de Sacco et Vanzetti. Je ne peux lire ou entendre leur nom sans repenser à ce professeur de musique du collège qui nous faisait chanter la chanson de Joan Baez. Je m’ingéniais, avec mon petit camarade Pascal, à pousser des hurlements plutôt que de chanter, et le professeur, ne remarquant rien ou faisant mine de ne rien remarquer, hochait la tête comme s’il n’avait jamais rien entendu de plus mélodieux — peut-être une stratégie pour éviter de sombrer dans la dépression dont sont souvent victimes les professeurs de musique. Ou bien un phénomène de dissociation destiné à préserver l’intégrité de son esprit.  

24 août

Cette fois c’est le bon jour  : la visite chez Pénélope la dog-sitter se passe au mieux, même si elle me reçoit pieds nus et que ses pieds sont sales car elle a marché dans la terre. Je crois qu’on pourrait la qualifier sans peine de hippie, mais cela m’importe peu car elle s’y connaît manifestement en chiens. 

Thé à la menthe avec le journaliste Sébastien C. — j’ai l’impression de ne connaître et fréquenter que des journalistes, alors même que je ne cesse de conspuer leur corporation. Un saltimbanque joue très fort de la guitare, et nous ne nous entendons pas. Soudain je remarque qu’un autre musicien, porteur d’une flûte, un genre de pipeau plutôt, passe entre les tables pour réclamer de l’argent. Les gens, pensant qu’il travaille de concert avec le guitariste qui joue très bien, lui donnent des pièces. Perspicace, je le soupçonne de hacker le guitariste. Et mon sentiment s’avère fondé lorsque le guitariste, qui passe après lui entre les tables, ne récolte que dalle. C’est à peine si on ne lui reproche pas d’exagérer. L’homme au pipeau s’est bien entendu enfui entre-temps, et dépense certainement déjà le produit de son larcin. De crainte que je ne trébuche sur le chemin de mon domicile, Sébastien C., dans un geste qui fait honneur à la presse française, renoue mon lacet qui s’était défait.

Massacre de la Saint-Barthélemy — Montaigne horrifié. 

 

25 août

Une femme, sorte de medium pour animaux, déclare que mon chat est possédé, et que c’est là la raison pour laquelle il fait si souvent à côté de sa litière. Elle l’exorcise à distance. Mon chat ne semble pas avoir remarqué quoi que ce soit, et me semble rigoureusement identique* à ce qu’il était précédemment**. 

Nous allons Barbara et moi chercher les vélos en vue de notre promenade du lendemain. Je m’écrase les doigts avec mes fesses en montant sur la selle : je n’ai pas fait de vélo depuis si longtemps. Sur le chemin du retour je gagne la course contre Barbara, à laquelle j’étais manifestement seul à participer. 

Barbara entend elle aussi le sifflement continu dans la chambre. Il la gêne désormais plus que moi, et c’est comme si j’en étais de ce fait débarrassé. Je me demande si cela pourrait fonctionner avec une maladie grave, comme le cancer, la maladie des os de verre ou des poils dans le dos. 

Décès de Neil Amstrong — bien sûr, marcher sur la lune c’est épatant mais complètement inutile. Ce qui serait vraiment épatant ce serait d’apprendre à parler aux animaux ou de construire des villes sous la mer avec tout l’argent économisé sur les fusées. Évidemment, nous aurions honte d’entendre ce que les animaux auraient à nous dire, et les océans sont pleins de plastique — et bientôt vides de poissons.   

* Prends ça, Schrödinger.
* Barbara est pour sa part persuadée que quelque chose a changé. 

 

26 août

Le type qui joue au tennis seul chaque matin contre le mur de pelote de la Plaie des sports est de retour. Je l’ai vu un jour surgir d’entre les buissons, tenant son sexe à la main. Il ne cherchait pas à me séduire : il urinait simplement, se pensant seul. Je me déplace avec la délicatesse d’un ninja, comment le pauvre homme aurait-il pu m’entendre ? 

Départ pour notre promenade à vélo. J’ai une peur panique de la crevaison. Nous faisons halte dans une auberge : il y a là un père de deux jeunes garçons qui me semble être un modèle de décontraction. Il parvient à répondre à leurs nombreuses questions tout en lisant un livre, et même, de temps à autre, à faire défiler son fil Instagram sur son téléphone. Mais le meilleur est à venir : alors que ses fils se sont éloignés sur la piste cyclable, il grimpe lestement sur une planche à roulettes à moteur et les ramène tous deux sur sa planche

Barbara trouve que je parle beaucoup pendant notre promenade ; elle n’apprécie pas l’enthousiasme. Pour me venger je lui fais part de tout ce que j’ai appris le matin même sur l’immigration à Buenos Aires au début du siècle dernier. C’est d’autant plus facile que c’est tout frais dans mon esprit — j’aurai tout oublié dans quelques jours. Nous roulons ainsi une soixantaine de kilomètres. 

Le soir, j’ai les les fesses douloureuses. J’aperçois durant ma promenade un avis de décès sur la porte d’une maison de mon quartier. Astucieuse façon d’informer le voisinage. J’ai l’idée de placer un tel avis sur ma propre porte, annonçant ma propre mort, et de me poster à la fenêtre pour observer la réaction des passants lisant l’affiche. Si mes souvenirs sont exacts, Pessoa, dans sa jeunesse, avait lui aussi fait croire à sa mort, et ses amis lui en avaient tenu rigueur. 

Anniversaire de la naissance de Guillaume Apollinaire. Jeune, j’avais lu les Lettres à Lou, envoyées depuis les tranchées à Louise de Coligny Chatillon, dont il était tombé amoureux, sans oser m’avouer qu’elles étaient un peu chiantes*, à l’exception des calligrammes et des passages où il parle de la guerre**. 

* Mon Lou je veux te reparler maintenant de l’Amour / Il monte dans mon coeur comme le soleil sur le jour / Et soleil il agite ses rayons comme des fouets / Pour activer nos âmes et les lier — sérieusement ? 

** 18 janvier 1916 : Je te souhaite de belles amours et beaucoup de bonheur. Alors, on s’habitue à la guerre, moi j’ai participé aux coups de chien de la cote 194 près de la butte de Tagure. Enfin je m’en tire pour l’instant sans dégâts c’est pas mal après tout. Gui.

 

27 août

Chez le psychiatre, je découvre pour la première fois la salle d’attente. Il y a là une jeune femme. Je crains immédiatement de m’être trompé de jour comme pour le rendez-vous du chien chez Pénélope. Pourtant je suis certain que c’est bien moi qui ai rendez-vous à dix heures, que diable fait-elle ici ? Je suis très perturbé, et puisque je suis chez le psychiatre, je réfléchis aux causes possibles de mon trouble. Lorsque retentit la voix du psychiatre dans le couloir, elle se lève. Je songe un instant à lui crier : non c’est à moi c’est mon tour, nous sommes le 27 août à dix heures du matin, c’est moi mais je n’ose pas. Je fais bien, elle attendait en réalité son compagnon qui était en consultation. Le psychiatre vient me trouver. Il porte des chaussures bateau, comme pour prolonger ses vacances qu’il ne me raconte pas. Je lui raconte les miennes. Lorsqu’il m’interroge sur ce que j’aimerais faire, je lui réponds : je ne sais pas, un livre peut-être. Il me demande : mais avez-vous commencé à écrire ? À croire qu’il ne me lit pas. 

Sur le chemin de la librairie, devant l’église, un grand fracas dans mon dos. Je me retourne pour voir qu’un homme est tombé de vélo. Je m’approche de lui avec sollicitude pour le relever et lui demande si ça va. Un peu honteux, il me remercie et reprend son chemin. Je me sens utile et miséricordieux. J’achète un livre de Raphaël Rupert : Anatomie de l’amant de ma femme. Sur le chemin de la maison un type en sarouel gris porte un sac poubelle gris à la main ; je pense : tiens, on dirait qu’il tient son petit frère par la main. Je trouve d’abord cette image très frappante, littéraire, puis j’hésite : n’est-elle pas condescendante et de nature à le dévaluer ? quelle est la responsabilité de l’artiste ? Les deux frères s’éloignent et je n’ai pas de réponse. 

Je ramène les deux vélos au loueur, aidé par Judith. L’homme me demande mon nom, retrouve ma fiche, puis la déchire pour indiquer que tout est en ordre. Il le fait avec un tel détachement que mon coeur se serre : j’ai l’impression que c’est toute ma personne qu’il déchire. Dès lors je mesure mieux l’intensité de la peine de Judith lorsqu’elle vit sa professeur de français jeter à la poubelle le livre sur la dyslexie qu’elle lui avait offert afin que cette dernière comprît mieux ses difficultés.

Mort d’Hailé Sélassié Ier, empereur d’Éthiopie et Jah sur Terre*.

* Voir envoi précédent. 

 

28 Août

Je ne me déplace plus dans Bordeaux qu’au moyen d’une alternance de marche et de course, comme, j’imagine, le faisaient les premiers hommes pour gagner du temps tout en s’économisant. Les badauds semblent parfois surpris car je ne suis pas vêtu en sportif. Qu’importe, je tiens la grande forme.  

La serveuse à qui j’ai demandé un café, m’interroge : un café sous quelle forme ? La pauvre ignore que ce n’est pas là le genre de question à me poser. Elle ajoute : bon, je vous laisse réfléchir je reviens. 

Après avoir efficacement réglé les détails logistiques de notre séjour sur l’île d’Yeu, je me plonge dans la lecture d’Anatomie de l’amant de ma femme, que j’achève rapidement car le livre est tout à la fois court et plaisant. Me vient l’idée amusante de le placer sur l’oreiller de Barbara afin qu’elle le trouve ce soir, comme une allusion. C’est bien dans l’esprit du livre, que je vous conseille par ailleurs. 

Difficultés à m’endormir, probablement en raison de tout le sucre que contenait le jus de raisin pétillant dont je me suis gavé. Aucune réaction particulière de Barbara à la vue du livre sur son oreiller : elle s’en saisit, lit quelques lignes, et s’endort. N’est-ce pas suspect ? 

Fameux discours de Martin Luther King dans lequel il raconte un rêve qu’il a fait devant un parterre de personnes. Moi je raconte un parterre de rêves à une personne — mon psychiatre bien sûr.  

 

29 août

En rentrant de mon jogging, j’ouvre la porte de la maison et je continue de courir dans le couloir jusqu’au bureau de Barbara, devant lequel je passe en soufflant exagérément, comme si de rien n’était. J’ai eu l’idée de cette plaisanterie durant ma course. Elle rit tant et si bien que je la soupçonne de faire semblant.  

Visite chez le médecin, une femme attirante, pour obtenir un certificat d’aptitude à la pratique du sport. J’en profite pour lui dire que j’ai mal à une phalange de la main droite. Il me semble que ses doigts s’attardent un peu sur ma peau tandis qu’elle tâte mes os. Nous évoquons mes dernières analyses de sang : parfaites.

C’est bientôt l’anniversaire de Barbara. J’avais bien prévu un cadeau, mais comme bien souvent je n’ai résisté à l’envie de lui offrir avant le premier septembre ; me voici donc dans l’obligation d’en trouver un autre afin qu’elle ait un paquet à ouvrir sur l’île. Je me rends de ce fait dans un magasin pour artistes où j’admire longtemps l’ingéniosité des pinceaux à réservoir d’eau intégré, avant de repartir avec du matériel pour aquarelliste. Passage à la librairie voisine, où j’entre en discussion avec le vendeur au sujet des différents niveaux de lecture

Il y a près de la librairie un salon de thé où je m’installe souvent pour feuilleter les livres que je viens d’acheter. Mais la gérante est mère d’un enfant d’environ huit ans, dont je ne sais toujours pas s’il est fille ou garçon, qui me gâche systématiquement ces moments de détente. Une fois, il ou elle jouait avec sa console de jeu portative dont le volume était réglé au maximum. Une autre fois, il ou elle posait mille questions stupides à sa mère. Aujourd’hui, il ou elle parle à la serveuse comme s’il ou elle était son employeur plutôt que sa mère, et c’est tout juste s’il ou si elle ne lui demande pas d’accélérer la cadence*. 

Soudain un flash : c’est aujourd’hui que Barbara déjeune avec Antoine le Parfait**. Et si c’était là la raison de sa feinte indifférence lorsqu’elle a trouvé le livre sur son oreiller ? Je me hâte de rentrer, croisant en chemin François l’homme libre*** un livre à la main. Il vient de passer devant le bar, désormais fermé, où se battaient les ivrognes et où il passait le plus clair de son temps. A-t-il eu un pincement au coeur en songeant aux jours heureux ? À nouveau, il fait semblant de ne pas m’avoir vu. 

Sur la place Saint-Michel de belles jeunes femmes portant short et DocMartens montent une scène en prévision d’un concert le soir-même. Je passe de la course à la marche — toujours cette alternance de chasseur primitif — et je prends même le temps de refaire mes lacets afin d’admirer ces amazones. 

Assassinat de l’Empereur inca Atahualpa par les conquistadors espagnols à l’issue d’agissements encore moins honorables que tous ceux à venir. Qu’on en juge : à l’issue d’une guerre civile, Atahualpa est en passe de devenir empereur, lorsqu’on lui apprend que des blancs ont débarqué et se rendent déjà coupables de nombreux abus. Leur chef, le traître Pizzaro, invite Atahualpa à le rencontrer, lui laissant entendre qu’il pourrait l’aider dans la guerre qui l’oppose à son frère. La rencontre doit avoir lieu sans armes. Un prêtre espagnol présente une bible à l’empereur et lui demande s’il accepte de suivre la parole du Dieu unique. Atahualpa porte le livre à son oreille, s’exclame qu’il n’entend aucune parole, et jette le livre à terre. Les espagnols saisissent alors ce prétexte pour attaquer les incas qui, respectueux de la parole donnée, ne sont pas armés. Les espagnols les massacrent jusqu’à la nuit tombée : vingt mille cadavres. Atahualpa, ayant remarqué la cupidité des envahisseurs, propose en échange sa libération une énorme rançon. Les espagnols acceptent, et l’on apporte de tout l’Empire inca une folle quantité d’or et d’argent — on parle de douze tonnes. Après le versement de la rançon, les espagnols condamnent néanmoins Atahualpa à être brûlé sur un bûcher. Quelques envahisseurs qui l’estiment, ainsi le traître Pizzaro, le supplient de se convertir afin qu’il soit garrotté et non brûlé. Atahualpa accepte. L’empire Inca est anéanti. 

* Refus délibéré et oppressif d’utiliser l’écriture inclusive.

** Ainsi surnommé en raison de sa perfection.

*** Voir numéros précédents. 

 

30 août

J’emmène le chien chez Pénélope la dog-sitter, prépare rapidement mon sac, envoie l’info-lettre en catastrophe, puis il est l’heure de partir pour la Roche-sur-Yon où nous faisons étape pour la nuit, chez les parents de Barbara, avant de gagner l’île d’Yeu le lendemain. 

Barbara n’a toujours rien dit au sujet de son déjeuner avec Antoine le Parfait. Habilement, je ne pose pas de questions directes : dis donc, il a l’air sympa cet Antoine le Parfait. Alors comme ça il a été diplomate ? Elle répond : oui, en Afrique, puis principalement en Chine. C’est là qu’il a appris les langues orientales et reçu l’enseignement du Tao et des arts martiaux. Silence. Je demande : il est pas mal en plus non ? Elle répond : oui il est beau. Silence. Et là il fait quoi alors ? Elle répond : il écrit des livres de poésie, et il court pas mal, surtout en montagne. Silence. Je vais prendre le volant, je lui dis. 

Il y a pour l’apéritif de délicieux fruits séchés dont je me gave exagérément en cherchant, à la demande du père de Barbara, une épitaphe amusante pour sa tombe. Je ne trouve pas. J’apprends qu’il existe en Écosse une sorte de Mecque du golf où il va se rendre avec son épouse. À table on a pensé à préparer des lentilles car on sait que je ne mange pas d’animaux. Barbara, qui est pourtant végétarienne depuis plus longtemps que moi, se voit proposer du saumon et autres animaux. Depuis son séjour de méditation intensive, elle ne s’agace plus. Sa mère me propose un café, je dis : plutôt un déca si vous avez. Elle me répond : je ne pense pas, mais je vais regarder ; de toutes façon la caféine fait effet plusieurs heures après, ça n’empêche pas de dormir. Finalement, il restait du déca.

Je fais preuve d’émotivité en lisant les messages de sympathie envoyés par quelques abonnés.

Mise en place d’une ligne de téléscripteur directe entre les États-Unis et l’Union soviétique. L’image du téléphone rouge, popularisée par des journalistes occidentaux n’hésitant pas à transformer la réalité comme bon leur semble, est inexacte. La première génération ne transmettait pas la voix, car on estimait que les communications verbales pouvaient mener à de mauvaises interprétations. Les chefs d’État formulaient les messages dans leur langue, puis ils étaient traduits par le destinataire. Plus tard, on améliore le système en lui adjoignant deux liaisons radio par satellites, russes et américains. Enfin, on ajoute des fonctionnalités de fax à haute vitesse qui permettent aux deux pays d’échanger rapidement des documents et autres informations en sus des messages textuels et des communications téléphoniques. 

 

31 août

La mère de Barbara me demande au matin si j’ai bien dormi. Je lui réponds que oui pour abréger la conversation, car j’ai en réalité peu dormi et fait des rêves étranges. Elle m’apprend alors qu’elle s’est traîtreusement joué de moi : le déca qu’elle m’a servi la veille au soir était en fait un café. Ô Pizzaro ! Combien d’émules n’as tu pas faits ! 

Direction Fromentine où je caresse un chien à la gare maritime. Dans le bateau je regarde Barbara, cheveux au vent et lunettes de soleil sur le nez. Tout cela lui donne un air mystérieux qui aurait à coup sûr inspiré à Olivier Adam un nouveau mauvais livre. Une certaine Zoé nous conduit à la maison, située dans le centre de l’île, et nous fait une démonstration de l’ingénieux système d’antivol des vélos. Il est littéralement intégré, je n’ai jamais rien vu de tel et lui fais savoir avec enthousiasme. 

Promenade à vélo — toujours mal aux fesses depuis la longue promenade de l’autre jour — puis nous rejoignons au café une connaissance de Barbara qui demeure sur l’île en permanence. Un islais comme on dit ici. Il me parle de solidarité, de bagarres avec les touristes, me dit que l’hiver l’île est une véritable maison de retraite à ciel ouvert et d’autres choses qui me convainquent qu’il me faudra bientôt vivre ici à plein temps. Demeurent quelques problèmes logistiques et financiers. 

Le soir, le téléphone de Barbara émet un petit bruit caractéristique : elle a reçu un SMS. Elle le lit et son regard se perd dans le vague. Je l’interroge : qui est-ce ? Elle me répond : oh, c’est Antoine le Parfait. Je lui dis l’air de rien : ah oui, qu’est-ce qu’il raconte ? Elle me répond : il me drague un peu je crois, et me souhaite un bon week-end — il a écrit ouikene. Je crois que c’est malheureusement le mieux qu’il puisse faire en matière d’humour. Et tandis que son regard se perd à nouveau dans le vague, à la recherche de l’ancienne perfection d’Antoine le Parfait, je me ressers un verre de grenadine pour masquer ma jubilation. Bon ouikene, Antoine le Parfait ! 

Astucieuse opération Himmler : un  commando devra simuler une attaque polonaise sur un émetteur radio situé en territoire allemand. On fait appel à douze criminels issus de camps de concentration qu’on déguise en polonais, avant de les laisser pour morts sur les lieux de l’attaque. On leur avait plutôt promis de les libérer en échange de leur acte patriotique mais c’est Heydrich qui est en charge de la réalisation technique du plan, alors évidemment. 

 

1er septembre

Anniversaire de Barbara.

Course à pied matinale en sa compagnie dans des lieux enchanteurs. Des pierres dressées face à la mer. 

Cela me donne encore plus envie de vivre ici. Du reste j’ai toujours voulu être un insulaire et pouvoir dire : je me rends sur le continent comme s’il s’agissait d’un pays familier mais étranger.  

En route pour la plage, je demande à Barbara de bien vouloir s’assurer qu’à mon enterrement on jouera le psaume 23 chanté par Alpha Blondy. Lorsque nous arrivons, il y a là quelques seniors qui se prennent en photo à tour de rôle. À ma grande surprise Barbara leur propose de s’en charger afin qu’ils soient tous sur la photo. Ils acceptent avec enthousiasme mais déclarent qu’ils sont en réalité vingt-trois, le reste du club senior étant à la traîne. Elle regroupe tout ce petit monde qui finit par prendre sa place, faire les blagues habituelles, prendre la pose, la reprendre car untel a bougé, et ainsi de suite, puis elle prend plusieurs photographies avec sept appareils différents. Je maudis  sa serviabilité car j’hésite pendant tout ce temps à installer nos serviettes : si elle préfère un autre endroit, il faudra tout recommencer. 

Non loin deux femmes jouent au scrabble. L’une d’elle demande : on écrit fobie ou phobie ? J’ai envie de me lever et de renverser leur plateau dans le sable. Je regarde le ciel. Des mouettes volent lentement en cercle au dessus de ma tête. Un jour des mouettes corses avaient fait la même chose, j’en parle souvent à Barbara. L’une d’elles se pose sur un rocher et me laisse l’approcher suffisamment pour que je puisse l’observer à loisir. Envie d’uriner : il me faudra inventer l’urinoir de plage — j’invente beaucoup de choses. D’ici là, je me rends aux toilettes publiques où j’ai la grande joie de constater que la municipalité a tapissé le fond des urinoirs de désodorisants de la marque Uriwave, ma préférée. 

Dîner au restaurant. J’ai du mal à me remettre de la course à vélo que j’ai remportée bien que je fus de nouveau le seul à la disputer. J’aurais bien quelques remarques à faire sur le service, mais en tant que futur islais j’entends bien ne pas débiner mes compatriotes. 

Invasion de la Pologne par l’Allemagne suite au succès de l’opération Himmler. 

 

2 septembre

Une dernière course à pied, entrecoupée d’une baignade nu dans l’eau froide dans une crique déserte. 

Il faut déjà quitter l’île. Je la regarde s’éloigner depuis le bateau. Barbara me demande de cesser de chanter la chanson de Laurent Voulzy qui parle de plusieurs îles. Je regarde avec envie l’employé de la Compagnie Vendéenne qui semble n’avoir rien à faire et traîne sur le pont, mains dans les poches, en regardant l’horizon. J’aimerais, je crois, faire son travail. Nouveau passage chez les parents de Barbara : son père hurle devant le Grand Prix de Formule 1, encourageant un certain Vatanen ou Vermeulen, dont le nom n’évoque pour moi que le roman d’Arto Paasilinna avec le lièvre. De retour à Bordeaux, nous récupérons le chien chez Pénélope, et nous voici au complet.

Mort au cours d’un naufrage du chimiste et médecin australien John Macadam — qui n’est pas l’inventeur du macadam. Cependant son disciple, von Mueller, nommera le genre botanique Macadamia en son honneur. La noix de l’une des espèces, le noyer du Queensland, devient la fameuse noix de macadamia. 

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