Cher abonné, 

 Je continue de combler mon retard dans cet exercice égotiste.

Ainsi que l’écrivait Thoreau depuis les bois de Walden : “Je ne parlerais pas autant de moi s’il existait une autre personne que je connaisse aussi bien*. Malheureusement, l’étroitesse de mon expérience me confine à ce thème.”

Merci pour vos derniers messages d’encouragement qui réchauffent mon cœur refroidi par quelques désinscriptions : s’il est toujours triste de décevoir quelqu’un, combien cette tristesse est rendue passagère par la lecture de ces courriels. 

Puisse cet envoi, plus long qu’à l’accoutumée, vous trouver en un endroit qui vous serait agréable et à un moment propice à sa lecture.

* Tout est évidemment relatif.

18 juin

Une irrépressible envie de carottes, que je ne saurais assouvir qu’en ville, me contraint à partir à pied car la pluie et les sangliers ont rendu le chemin autrement impraticable. Je souffle dans mes grosses chaussures détrempées et ma parka trop chaude sur les quelques kilomètres qui me séparent du vendeur de fruits et légumes. 

Une fois chargé de provisions je fais halte à la brasserie afin de reprendre quelques forces. Les deux adolescents qui flirtent à la table voisine ne suscitent aucun dégoût car n’ont pas le physique ingrat des jeunes gens d’ici. Quiconque penserait que j’exagère n’aurait qu’à assister à la procession des collégiens devant la boutique du vendeur de panini de la rue principale ; il jurerait alors qu’un tableau de Bosch a pris vie.

Retour dans la forêt sous une pluie battante. Dans la maison le chien me regarde ranger les provisions du coin de l’œil, peut-être y’a t’il là quelque chose pour lui. Il se refuse à poser une patte dehors, la moindre goutte de pluie le faisant reculer comme une gousse d’ail un vampire. Peut-être n’avait-il jamais vu la pluie au cours de son enfance errante en Espagne. Au début du livre de Cervantes il est dit que Don Quichotte possède un lévrier : ressemblait-il à mon podenco abâtardi ou s’agissait-il d’un noble galgo ?  

Je rechigne à faire un feu par faiblesse physique et morale ; c’est idiot car l’humidité empêchera mes affaires de sécher. L’humidité, voila l’ennemi. Je me contente d’allumer un poêle à pétrole à l’étage et me trouve vite dans un cocon réconfortant, un ventre maternel dont le calme n’est troublé que par le bruit de la pluie sur les tuiles qui me berce jusqu’à me faire piquer du nez. 

Anniversaire de la bataille de Waterloo.

19 juin

Temps incertain. 

Je m’en vais courir par les chemins détrempés, mes souffrances d’hier m’ayant  décidé à améliorer ma condition physique. Le chien me précède mais voici qu’il s’arrête soudain, se retourne et me lance un regard interloqué : suis-je donc blessé ou handicapé pour être si lent ? Doit-il prévenir les secours ? Je n’ose emprunter l’ancien tunnel ferroviaire : on y voit goutte sur plus d’un kilomètre et la voie ferrée, préservée par la construction, rend le sol inégal et le parcours périlleux. 

Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson. L’auteur a décidé de passer six mois dans une cabane au bord du lac Baïkal. Mal écrit, truffé de lieux communs, de contradictions. Nous avons ici un homme qui se plaint que des femmes portent des manteaux de vison et se félicite un peu plus loin de s’être équipé d’une doudoune en plumes de d’oies et d’une capuche en poils de coyote. Ailleurs, il s’apitoie sur les animaux de la forêt tout en pêchant ou se gavant de saucisson. Jugements à l’emporte-pièce sur Thoreau, Schopenauer et bien d’autres qu’il ne convoque souvent qu’à titre de faire-valoir. Des citations que l’on sent saupoudrées après-coup, dans la chaleur d’un appartement parisien, comme des épices pour relever la fadeur d’un plat. À peine est-il arrivé qu’il fout la cabane en l’air pour la rendre plus authentique : exit le linoléum et la toile cirée au mur pourtant posés par un authentique russe ; et tant qu’on y est faisons  donc poser une fenêtre pour mieux voir. Et sinon, la vodka — Sibérie oblige. La vodka qui réchauffe et fait passer le temps et supporter la solitude. Mais laquelle ? c’est un véritable défilé dans sa cabane. Je me targue de voir moins de monde dans ma forêt que Tesson en Sibérie. Il est donc venu en ces lieux — avec beaucoup de matériel électronique — pour régresser, la vie en ville lui étant devenue insupportable car trop artificielle. De là de transcendantes réflexions telles que : Mais s’il y avait du progrès dans cette régression ? En revanche j’admire sa capacité à construire des feux*. 

Soyouz 9 atterrit au Kazakhstan après avoir établi un nouveau record de durée de vol habité dans l’espace : 17 jours et presque 17 heures**. 

* Le fidèle abonné sait que je suis un admirateur de Jack London, un véritable aventurier ; je l’invite à la lecture du recueil de nouvelles Construire un feu, et surtout la nouvelle éponyme.
** Voir plus loin. 

 

20 juin

Aucun souvenir de mes rêves pour la première fois depuis des jours. C’est pourtant  l’une des qualités majeures du lieu que de favoriser la vie onirique.

Jour de lessive. Je me brûle en mêlant les copeaux de savon de Marseille à l’eau très chaude. Tandis que trempent tee-shirts, caleçons et chaussettes je termine le livre de Gérard Fayolle sur la vie en Périgord au dix-neuvième siècle. La pompe me lâche au moment crucial du rinçage mais il en faudra plus pour m’abattre aujourd’hui car le soleil est revenu. 

Je sors me procurer une bouteille de butane, l’actuelle donnant des signes de faiblesse. Pas question de rester en rade un jour où toute sortie serait impossible. Le distributeur automatique me demande si je souhaite restituer une bouteille consignée en même temps que j’en achète une nouvelle. Je lui réponds que non puisqu’elle est toujours sous ma cuisinière car pas encore tout à fait vide. Je suis simplement prévoyant car dans la forêt la survie peut tenir à cela. D’ailleurs le choix : rendre bouteille consignée sans en acheter une nouvelle n’est pas proposé. Est-ce à dire que c’est impossible ? C’est absurde : il est bien des cas où on peut avoir besoin d’une nouvelle bouteille sans pour autant en restituer une ancienne, et alors que fera-t’on de cette dernière si on ne peut la rendre seule ? Il y aura toujours une bouteille de trop dans ces conditions. Je note l’adresse de la société exploitante our leur adresser un courrier explicatif. 

Au supermarché la jeune caissière de l’autre fois se renifle l’aisselle gauche et demande à sa collègue plus âgée si elle aurait pas du déo. Cette dernière la rassure, elle en a dans son casier. C’est parce que je pue, croit utile de préciser la jeune femme. Je pose doucement sur son tapis mon gel douche aromatisé au miel et mes sacs poubelle cent litres, puis je me rends au sauna tel Sylvain Tesson dans son banya. C’est que je crains les tiques, que je retrouve parfois sur mes vêtements ou fichées ma peau. La région en est infestée et la forêt leur est un terrain propice. Il se trouve en outre que bon nombre d’entre elles sont vecteur de borréliose et susceptibles, à ce titre, de transmettre la mortelle maladie de Lyme. Or, ayant un jour observé qu’elles semblaient fuir le pelage du chien allongé près du feu, je compte sur la chaleur sèche du sauna pour chasser de mon corps celles qui auraient échappé à ma vigilance.  

Un homme d’âge mur fait entrer dans l’espace balnéo deux adolescents dont le poignet est vierge — les personnes ayant acquitté leur droit d’entrée sont distinguées par un bracelet de papier au poignet ; il s’agit donc manifestement d’une fraude. Et contre toute attente il ne s’agit pas du préambule à une humide orgie : les jeunes fraudeurs sont le fils de l’homme et son correspondant allemand. Ce dernier est sous la douche froide lorsqu’une femme au bas-dos tatoué se rue hors du hamman et le presse de finir au motif qu’elle a du savon dans les yeux. Comment diable cela a-t-il bien pu se produire ? L’allemand ne comprend pas et la femme trépigne de plus belle. 

Je profite du beau temps pour me promener en voiture, toutes fenêtres ouvertes. La bouteille de butane, que j’ai sortie du coffre où elle bringuebalait, me fait office de petit passager sur le siège avant et je lui attache même sa ceinture. À Brantôme on trouve ce qui s’approcherait le plus d’une librairie, mais le rayon Histoire locale contient surtout des versions des Vies des dames galantes* de Pierre de Bourdeille dit Brantôme, ou bien encore des livres de Fanlac. Aucun titre d’Eugène Le Roy : stupéfiant.

Alors que j’étudie les dépliants que j’ai ramassés ça et là et, justement j’apprends l’existence dans la région d’un parc d’attraction nommé le Jacquou Parc. Que peut-on bien y faire pour se distraire ? Braconner ? Tirer des loups ? Préparer des châtaignes pour l’hiver ? Mettre le feu aux châteaux de nobles maltraitants ? Rien de tout cela : on y fait du manège et du toboggan aquatique. Tristesse.  

Le chien attrape au vol de mieux en mieux. Longtemps il laissait les morceaux de nourriture rebondir sur sa tête ou son nez avant de les ramasser. Le voici qui se met à renifler du côté de la caisse à brindilles et à s’agiter comme un diable. Si c’est un loir, j’espère que cette fois, il ne lui fera pas la peau.

Bruits étranges, inexplicables et inquiétants à l’étage.

Le bon Louis XVI contraint de fuir la folie qui s’est emparée de son peuple. 

* “Si tous les cocus et leurs femmes qui les font se tenoyent tous par la main et qu’il s’en pust faire un cerne, je croy qu’il seroit assez bastant pour entourer et circuler la moitié de la terre.”

21 juin

Veillé tard, voulant à tout prix admirer les étoiles. Cependant la lune éclairait tant que je les distinguai à peine. Des peurs ramenées de l’enfance, ayant trait à la pleine lune, à la forêt et à la lycanthropie, ainsi que des bruits dans les fourrés, m’ont bien vite conduit à regagner la maison. 

Au matin je reçois la visite de frelons qui s’intéressent beaucoup à la bible qui est dans la bibliothèque. Puis un oiseau se perche sur le rebord de la fenêtre ouverte et sautille impatiemment comme pour dire :  il est temps de se lever mon gros.

Le forêt a changé d’odeur dans la nuit. Je prends place sur le gros tronc coupé qui me sert de siège de ce côté-ci des bois. Il se trouve au pied d’un arbre vraisemblablement frappé par la foudre dont le tronc s’évase désormais, et fait songer à l’une de coupes de parc d’attraction dans lesquelles vomissent les enfants. Il faudrait que j’y grimpe pour en inspecter l’intérieur, et pourquoi pas m’y aménager une cachette depuis laquelle décocher des flèches sur les ouvriers forestiers, que je ne croise jamais mais dont je constate après-coup la basse œuvre. Les arbres abattus restent là pour toujours semble-t-il, à tel point que c’est à à grand peine que je dénombre les anneaux de croissance effacés par le temps et les intempéries sur les troncs autrefois pleins de sève. Pourquoi le propriétaire des lieux les fait-il donc abattre si c’est pour les laisser gisants ? 

Dans la maison je trouve une mésange effrontée sur la table de la cuisine et un papillon-léopard posé sur le rebord de la cheminée ; il bat des ailes lentement, amplement, comme un cœur qui bat. 

Course à pied durant laquelle, de nouveau, je m’égare sur les petites routes. Le sens de l’orientation m’a toujours fait défaut mais je me refuse à consulter un plan ou à utiliser un GPS : Jacquou n’avait ni l’un ni l’autre. Bien sûr il était du coin — plus au sud en réalité : peut-être serait-il un peu égaré lui aussi, qui peut le dire ? Dégoulinant de sueur, soulagé d’avoir survécu au soleil qui fait fondre le bitume, à l’insolation, la déshydratation e la désorientation, je me rince à l’eau fraîche du puit et c’est un véritable bonheur après ce trajet rallongé de plusieurs kilomètres. 

Montaigne en attendant l’heure de dîner. 

Du toit provient un cri de bête — un appel plutôt, comme un grincement de porte.

Arrestation du bon roi Louis XVI à Varennes — Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. 

 

22 juin

Suspendu une boule de graines à un arbre face au perron, afin d’attirer les oiseaux et les observer plus à mon aise. Mais les oiseaux s’en fichent, ils trouvent mieux dans chaque recoin de la forêt en cette saison. Peut-être cet hiver, poussés par la faim, s’abaisseront-ils à se donner en spectacle. Pas croisé âme qui vive dans la forêt depuis presque quinze jours, et encore m’étais-je dissimulé derrière le tronc d’un arbre pour ne pas parler à l’intrus. Décidément ce n’est pas l’agitation de la Sibérie.

Le soleil persiste, qui me rend rougeaud : il me faut de la crème solaire. La sun kids retrouvée dans un tiroir est périmée. Le chien qui a senti que je ne l’emmènerai pas cette fois part se cacher au plus profond de la forêt. Il me faut démarrer le moteur de la voiture pour l’attirer, et je le mène dans la fraîcheur de la maison où il sera certes seul mais à l’abri de la chaleur. 

La jeune caissière, aujourd’hui débordée, n’a pas un de ses fameux mots.

Passage à la brasserie, où je branche mon ordinateur et commence de mettre tout ceci, d’abord manuscrit faute d’électricité, en état d’être envoyé. Un homme s’arrête sur le chemin des toilettes et me fait face. Il me dit très solennellement : Aux sombres héros de l’amer. Est-ce quelque chose de tragique dans ma façon d’être ou mon étonnante ressemblance avec le chanteur Bertrand Cantat ? Je l’ignore.

C’est aujourd’hui que les autorités de la ville ont décidé de fêter la musique : sur la place principale un groupe hétéroclite reprend des standards pop devant un public restreint. Germain le caviste est présent ainsi que sa femme et leurs enfants. Avec sa superbe moustache aux pointes recourbées qui figure même sur l’enseigne de son commerce, sa belle barbe soignée et son catogan, il fait penser à un Cadet de Gascogne. J’ai envie de le provoquer en duel pour mauvais vin qu’il m’avait vendu du temps où j’en buvais. 

Le soir sentiment d’angoisse en regardant bouillir l’eau des coquillettes. Peut-être la remontée d’un souvenir inconscient, ou le contrecoup de la tristesse généralisée de cette fête de la musique. J’arrose les plantes assoiffées, après quoi, bien que je fusse certain d’avoir placé dans le fond de ma tasse une cuillerée de mélange torréfié sans caféine, je constate qu’il n’en est rien. Absences et angoisses : inquiétude. 

Une tuile est tombée du toit. 

Abdication de Napoléon Ier. 

 

23 juin

Lu et lézardé au soleil. Des pensées d’importance, comme : et si je mourrais maintenant, allongé sur sur cette table de jardin, les fesses nues exposées au ciel ? Quand me trouverait-on, aurais-je le corps brûlé par le soleil, que penserait-on de mes derniers instants ? Un avion passe et repasse à basse altitude ; peut-être son pilote ne peut-il détacher son regard de cet Adonis sylvestre naturiste. Le chien se tient à l’ombre de la table. je n’ai qu’à tendre le bras pour faire rouler son oreille entre mes doigts. Sentiment de bien-être. J’entends le coucou, le pivert et les tourterelles. Je regrette de ne pas savoir mieux reconnaître les chants de leurs comparses. En revanche j’ai ce don : je peux faire surgir dans mon esprit de très complexes chants d’oiseaux. Parfois il me faut  même vérifier si ce concert se tient dans ma tête ou s’il est réel, surtout le matin dans un demi-sommeil. Beethoven aux oiseaux.

Exploration d’anciens sentiers encombrés par les ronces autour de la maison. Je dégage l’un d’eux, intéressant à emprunter lors de mes promenades — juste assez pour le rendre praticable sans pour autant en révéler l’existence au promeneur de passage.

Mort de Vespasien qui succède à Néron après d’importants troubles civils. Suétone rapporte cette scène : alité en raison de violentes diarrhées qui l’épuisaient, sentant sa mort imminente, l’empereur déclare : il faut qu’un empereur meure debout. Il se lève, et trépasse dans les bras de l’assistance. 

 

24 juin

Journée peu ou prou identique à la précédente.

Lorsqu’il fait moins chaud je pars courir dans une direction nouvelle, et c’est un enchantement tel que je me laisse emporter par les sous-bois sans m’en rendre compte. Je repense à nos courses sur les quais de Bordeaux avec Barbara durant lesquelles je m’imagine souvent que nous formons un couple de loups courant sous la lune — réminiscence possible d’une vie passée. C’est ici qu’il nous faudrait courir ensemble. Je nomme en son honneur ce parcours : la boucle de la louve. Elle traverse un village au centre pittoresque dont la place de la mairie est nommée d’après la date de la fin de la guerre d’Algérie — Tiens donc*.

Douche froide à la pompe : de plus en plus facile à mesure que je m’endurcis.

Une tique, au dessus de la hanche. Trop petite encore pour que le tire-tique soit utilisable. Il me faut opérer au couteau. Je serre les dents et j’incise, jusqu’à pouvoir prendre la bête à revers et lui faire lâcher prise dans un flot de sang. Sylvain Tesson et ses pages consacrées aux ours qu’il n’a finalement jamais rencontrés : que n’aurait-il pas écrit s’il avait du ainsi s’opérer lui-même pour sauver sa vie, et sans vodka encore ? 

Décès de Lucrèce Borgia à la suite d’une septicémie. Il y aurait tant à dire sur elle, injustement malmenée par Victor Hugo, qu’il y faudrait carrément un Jours de Lucrèce.

* Voir envoi précédent.

 

25 juin

Ce matin c’est moi qui réveille le chien — en sursaut, pour me venger. 

Continué mes lectures matinales sur l’histoire de la région : après Gérard Fayolle, Fernand Dupuy sur ses souvenirs d’enfance en Périgord vert. Je retarde le moment d’entamer Nontron dans l’histoire par la comtesse Gabrielle de Monneron car sa lecture est ardue. Soudain un crissement à ma gauche me fait tourner la tête : un loir ! Plus touffu que ses congénères, accroché au rideau qui cache la poubelle de la cuisine. Je fonce fermer la porte afin que le sale cabot ne se rue pas sur lui. L’effronté saisit cette occasion de fuir vers le salon et de là sous l’escalier. C’était donc lui que j’entendais chaque soir dans la toiture, à l’instant même où disparait le dernier rayon du jour. Je promène un regard circulaire dans la cuisine à la recherche de tout ce qui pourrait le tuer comme son malheureux congénère. Et pour commencer : plus de bouteilles vides*. À vrai dire ce loir m’a l’air d’être un sacré casse-cou, un jeune peut-être.

Passage en ville d’où j’envoie l’info-lettre en retard avant de partir en promenade. Visite de la coutellerie, réputée, mais où aucun couteau ne me paraît pouvoir supplanter mon Laguiole orné d’une grenouille en guise de mouche, confectionné sur mesure par Monsieur Brun et dont la lame est frappée d’une patte d’ours — sa signature. 

Dans la boite à livres où chacun peut se servir, qui contient souvent les ouvrages dont on ne veut plus chez soi, j’ai la satisfaction de trouver un livre de Foenkinos. Non pas qu’il me vienne l’idée de le lire, mais quelque part en ville une bibliothèque respire depuis son départ. Également un recueil de réponses pratiques inspirées de la Bible aux questions que se posent les jeunes gens dans la vie de tous les jours, dont je me manquerai pas de vous retranscrire certains passages, au cas où.

Philippe Lançon invité à la radio. Tout ce qu’il dit trouve écho en moi. Les Variations Goldberg jouées par Gould. Le moment où il est devenu le père de son père, vulnérable d’un moment sur l’autre. Proust qui l’accompagne depuis l’adolescence, que pour ma part j’ai découvert à l’âge mur mais dont je crois, de ce fait, tirer plus de substance. Et la Montagne magique de Thomas Mann. Lançon dit : Je voulais être Hans Castorp. Barbara, qui l’a lu, me dit souvent : Tu es Hans Castorp. Il est justement dans la bibliothèque, avec ses milles pages intimidantes.

J’apprends dans un livre sur Pompéi, entre autres choses passionnantes, que Pline l’Ancien a inventé le livre audio et que la catastrophe aurait eu lieu à l’automne et non pas en été. 

Le roi est ramené de force à Paris. 

* Voir envoi précédent.

 

26 juin

Mauvaise nuit : réveillé à quatre heures, puis impossible de retrouver le sommeil. Vers sept heures des frelons rôdent dans la chambre, comme à la recherche d’un endroit où faire leur nid. Il y a deux ans des abeilles avaient élu domicile contre la fenêtre de la cuisine. Je me souviens qu’une abeille s’était prise dans les cheveux de Barbara dans lesquels il y avait aussi un crayon qui retenait son chignon.

Le silence, l’isolement choisi : voila le luxe — contaminé par la platitude de Tesson ? 

J’ai toujours senti dans cette maison quelque chose de Verlaine : les vers qui me reviennent en tête lorsque je vois une guêpe, d’abord*. Ensuite l’image d’un pique-nique à l’ombre des arbres et le frou-frou persistant d’une robe d’été**. Jusqu’à son fils devenu chef de gare. Cette fois c’en est assez : je remonte le chemin jusqu’à capter un  faible réseau afin de vérifier. Mais voila : hormis quelques rues, point de Verlaine en Périgord. Dois-je le déplorer, ou me réjouir d’être le seul à savoir ? 

Lecture, soleil, exercices physiques, puis rangement et ménage. Le chien a saisi le sens de cette agitation et semble rongé d’inquiétude à l’idée que je puisse l’abandonner. Demain, nous prenons la route pour Bordeaux.  

Première utilisation militaire d’un ballon d’observation, L’Entreprenant, dans l’histoire de l’aérostation lors de la bataille de Fleurus. Il est rapporté que la présence de ce ballon espion a affecté le moral des coalisés contre la France. 

Également, journée internationale pour le soutien aux victimes de la torture. Ne serait-il pas plus adapté que cette journée se tint pour l’ouverture du festival de Cannes ou celle du tournoi de tennis de Roland Garros — entre autres ? 

* Que crains-tu de la guêpe ivre de son vol fou ? / Vois, le soleil toujours poudroie à quelque trou.

** Je vous vois encor ! En robe d’été / Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux. / Mais vous n’aviez plus l’humide gaieté / Du plus délirant de tous nos tantôts.

 

27 juin

Arrêté à un feu rouge, je m’avise que le conducteur de la voiture qui me suit est mon sosie. Il est agité : ses gestes désordonnés me font d’abord songer à des tics ou à quelque maladie nerveuse. Mais je finis par déduire de son air ravi que ce benêt est  tout simplement en train de danser. Le feu passe au vert. Je roule quelques mètres et lorsque je regarde dans le rétroviseur central mon doppelgänger s’est volatilisé. Ceci malgré l’absence de possibilité de bifurquer. Message de l’univers ? Fenêtre un instant ouverte sur une réalité parallèle ? Ou bien Un chant de Noël, de Dickens avec moi-même dans le rôle d’Ebenezer Scrooge. 

La comtesse de Castiglione, qualifiée de Plus belle femme de son temps, ou bien encore surnommée La Perle d’Italie, devient la maîtresse de Napoléon III dans le parc de Saint-Cloud. L’histoire de cette femme m’ayant, je l’avoue, passionné, j’espère que vous me pardonnerez de m’y attarder. Le double adultère faisant scandale, le comte de Castiglione se sépare de son épouse et repart en Italie où il vend tous ses biens pour rembourser les dettes par elle contractées. Les amants continuent de se fréquenter. C’est d’ailleurs en sortant de chez sa belle maîtresse qu’une nuit, l’Empereur manque d’être assassiné par des révolutionnaires italiens. C’est aussi l’époque où La Castiglione, qu’on dit espionne par ailleurs, se prend de passion pour la photographie : elle fait réaliser plus de 450 portraits d’elle, pour lesquels elle se met chaque fois en scène à grands frais. Elle choisit costumes, poses, angles de prise de vue, photographies, dans une démarche novatrice*. À son mari qui menace de lui reprendre leur fils, elle envoie une photo intitulée La vengeance sur laquelle apparaît les bras nus, tenant un poignard. À la mort du comte, elle se fait photographier pour la dernière fois, en habit de deuil. Mais non, pas pour la dernière fois : presque trente ans plus tard, en souvenir de sa splendeur, elle fait réaliser 82 photos dans ses fastueuses tenues d’antan. Elle pose comme avant, le corps désormais flétri, sans dents, le cheveu clairsemé. Et puis, ne supportant plus de vieillir, elle fait voiler les miroirs de son appartement et ne sort plus qu’à la nuit tombée jusqu’à sa mort. 

* Largement plus d’un siècle avant Cindy Sherman. 

 

28 juin

Au supermarché dans lequel j’ai mes habitudes, on a déplacé, si ce n’est littéralement supprimé, le rayon des fruits secs pour le remplacer par des marchandises en vrac : riz, noix de cajou, céréales et cætera. C’est une louable intention, mais impossible de trouver les bananes séchées dont je suis friand et personne, parmi le personnel, n’est en mesure de me renseigner. Je me rabats sur les graines de courge. 

Naissance de Jean-Jacques Rousseau. Est-il besoin de préciser, d’une part, combien j’admire ses Confessions, et, d’autre part, que Barbara l’a qualifié de chialeur au même titre que plusieurs auteurs dont j’apprécie la sensibilité 

 

29 juin

Angoissé. 

Lecture. 

Manque d’envies

Jung : “Le midi de la vie est l’instant du déploiement extrême où l’homme est tout entier à son œuvre, avec tout son pouvoir et tout son vouloir. Mais c’est aussi l’instant où naît le crépuscule : la deuxième moitié de la vie commence. La passion change de visage et prend dès lors le nom de devoir ; impitoyablement, le “je veux” devient un impérieux “tu dois” ; les sinuosités du chemin qui jadis, apportaient surprises et découvertes, deviennent des habitudes. Le vin ne fermente plus, la clarification commence. Si tout va bien, l’homme développe des tendances conservatrices. Ce n’est plus en avant, mais en arrière que l’on regarde involontairement ; et l’on commence à se rendre compte à soi-même de la manière dont la vie s’est développée jusque-là. On en recherche les véritables motifs et des découvertes surgissent. Les réflexions critiques qu’il fait sur lui-même et sur son destin dévoilent à l’homme la particularité de son être. Mais ces acquisitions ne lui viennent pas sans peine ; elles succèdent à des bouleversements violents.” 

Trois cosmonautes soviétiques périssent à l’intérieur de la capsule Soyouz 11. Voici une autre histoire qui mérite d’être contée. Tout avait pourtant si bien commencé : Soyouz 11 réussit à s’amarrer à la station Saliout 1, contrairement à Soyouz 10. Dans la station, les trois hommes détectent certes une odeur de brulé mais réparent le système de ventilation sans encombres. Il y a bien un départ de feu onze jours plus tard mais il est maitrisé et l’équipage reste vingt-deux jours à bord de Saliout — nouveau record de durée de vol et retransmissions en direct à la télévision. On se prépare à fêter le retour des héros. Mais stupéfaction : l’équipe de récupération tombe sur trois cadavres dans le Soyouz revenu sur terre. De fait, au moment de la séparation entre le module orbital et le module de descente, des boulons prévus pour exploser l’un après l’autre se sont déclenchés tous en même temps, descellant deux valves utilisées pour égaliser la pression avec l’extérieur à faible altitude. Or, à l’époque, la combinaison des cosmonautes les protège du froid mais pas de la dépressurisation. L’une de ces valves, d’un diamètre d’un millimètre, était située sous le siège des cosmonautes. Patsaïev se rend compte du danger et se détache héroïquement de son siège pour tenter de resserrer la petite valve. Malheureusement, et les tests l’ont démontré, il aurait fallu qu’il dispose d’une minute pour ce faire,  alors que l’air de la cabine s’est échappé en trente secondes à 160 kilomètres d’altitude. Les trois amis sont privés d’air durant les quinze minutes de leur descente. On retrouve la valve à demi-fermée, Dobrovolski et Volkov toujours sanglés faute d’espace suffisant dans la capsule pour avoir pu tenter d’aider Patsaïev. Ce drame conduit à revoir entièrement la conception du Soyouz, et les cosmonautes porteront désormais une combinaison spatiale lors des phases d’envol et d’atterrissage, ce qui, faute de place, conduira à réduire les équipages à deux membres — du moins jusqu’au Soyouz-T qui pourra de nouveau en embarquer trois. Quel petit millimètre aura plus influé sur la conquête spatiale ?

 

30 juin

Un véritable déluge lors de la promenade du chien. 

Tandis que nous courrons nous mettre à l’abri, nous passons devant un restaurant vietnamien désert dont l’enseigne vante le caractère authentique. Le cuisinier, qui fume une cigarette sur le pas de la porte en parlant au téléphone avec un fort accent girondin, n’a pourtant véritablement rien de vietnamien. Prévenir la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes ? 

Jung : “L’homme qui vieillit devrait savoir que sa vie ne monte, ni ne s’élargit plus, mais qu’un processus interne impitoyable la rétrécit. Pour l’homme jeune, c’est presque un pêché ou un danger de s’occuper de lui-même ; pour l’homme qui vieillit, c’est au contraire un devoir et une nécessité de considérer son soi-même avec sérieux. Le soleil rentre ses rayons comme pour s’éclairer lui-même après avoir gaspillé sa lumière sur un monde. Au lieu de cela, beaucoup de vieux préfèrent être des hypocondres, des avares, des hommes à principes et des laudatores temporis acti* ou des éternellement jeunes, attitudes qui sont de misérables remplaçants de l’éclairement de soi-même, de son Soi ; c’est là une conséquence inévitable de la folie qui voudrait que la deuxième moitié de la vie fût régie par les mêmes principes que la première.”

Arrivée à Paris de la girafe de Charles X, après un long voyage durant lequel on la nourrissait du lait de trois vaches qui voyageaient sous escorte avec elle. Première girafe entrée en France, elle était un présent du vice-roi en Égypte ottomane Méhémet Ali à Charles X afin d’engager ce dernier à retirer son soutien à la Grèce dans la guerre d’indépendance contre le sultan de l’Empire ottoman. Elle est morte de la tuberculose bovine en raison de l’ingestion quotidienne de lait de vache**.

* Qui font l’éloge des temps passés — Horace.

** Je me félicite de ne boire que du lait végétal.

 

1er juillet

Au parc à chiens, une jeune fille vient troubler ma réflexion : venue de Paris pour dessiner des décors de jeux vidéo, son chien nommé Kefta n’a encore jamais vu l’eau, et patati et patata. Réponses polies mais distantes. La maîtresse irlandaise d’un beagle, croisée en ces lieux à plusieurs reprises, ne se contente plus de me saluer et me fait la bise. Fuite.

Recherches sur la canne de combat que j’avais pratiqué avec bonheur, en mon jeune temps, à la fin de mes cours de savate. La vue de combattants vifs et bondissants me donne envie de m’y remettre ou, peut-être, au bâton français. 

Par ailleurs, de nouveau intéressé par la collapsologie.

Jung : “Il n’y a pas lieu de s’étonner si bon nombre de névroses graves se déclarent au début de l’après-midi de la vie. C’est une phase qui est une sorte de deuxième puberté ou de période de Sturm und Drang, souvent marquée par tous les orages de la passion. Mais les problèmes qui surgissent à cet âge ne peuvent plus être résolus à l’aide des recettes qui ont fait leurs preuves dans l’adolescence ; l’aiguille de l’horloge de la vie ne se laisse pas reculer. Ce que la jeunesse trouva et devait trouver au-dehors, l’homme, dans son après-midi, doit le trouver au dedans de lui-même.”

Entrée en vigueur du SOS*. Le choix de ces trois lettes, devenues fameuses, fut en réalité uniquement motivé par la facilité de composition du message et son caractère aisément reconnaissable. Ce n’est qu’ultérieurement qu’on leur a attribua une signification, comme save our souls, ou save our ship. Le SOS supplante le CQD, signal de détresse original proposé par Marconi — CQ comme préfixe général demandant l’attention, auquel on adjoint le D pour distress ; l’ensemble pouvant donc avoir la poétique et pragmatique signification suivante : come quick, distress. 

* Voir envoi précédent.  

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