Cher abonné,
J’étais en bien mauvaise posture, absorbant des particules de plâtre mortelles et pestant contre les Moldaves dans la froideur de février, lorsque vous me lûtes pour la dernière fois. Et bien, sachez que ce cauchemar est terminé : je suis enfin installé dans la maison qui me coûta tous ces efforts et presque la vie, au cœur de la belle province de Guyenne, théâtre de tant d’exploits durant la guerre de Cent Ans. En d’autres temps, j’y aurais combattu le terrible Prince Noir, j’aurais pris part à la Fronde aux côtés de Condé, j’aurais rejoint d’Artagnan et Cyrano au sein des prestigieux Cadets de Gascogne, mais voilà : j’étais trop jeune. Ces temps de bravoure sont bien révolus, mais je ne les ai point oubliés : ce sont même, j’en suis sûr, les héros de jadis qui m’auront récemment insufflé le courage de m’opposer, dans une salle des fêtes hostile, en présence du sous-préfet, véritable shérif de Buckingham, à l’installation d’une antenne 5g sur le territoire d’une commune voisine, car elle serait visible depuis mes terres.
Je pensais sincèrement que je ne survivrais pas au chaos, que mon corps malmené, épuisé, me lâcherait sitôt qu’il ne serait plus contraint d’aller à marche forcée ; cela s’est vu souvent, et les scientifiques devraient se pencher sur ce que j’appelle la mort subite du retraité. Je me voyais succomber à une crise cardiaque, une rupture d’anévrisme, quelque chose de soudain et irrémédiable ; j’évitai plus que jamais les activités débilitantes, telles que les séries ou les actualités, afin de ne point fournir à mon organisme une trop belle occasion de s’effondrer. La nuit venue, dans mon lit cerné de cartons, Barbara n’ayant toujours pas monté le dressing, j’étais longtemps à trouver le sommeil, respirant précautionneusement afin de ne point m’épuiser. Lorsqu’enfin je dormais d’un sommeil troublé, c’était pour rêver de mon corps inerte dans l’herbe haute, la bouche tordue en un laid rictus, une expression de surprise sur le visage. Je voyais Monsieur Tournesol descendre de son tracteur, approcher avec crainte et dégoût ma dépouille entamée déjà par des renards sans pitié. Monsieur Tournesol ne s’appelle pas Tournesol : j’avais ainsi surnommé ce brave homme parce qu’il cultivait des tournesols. Cette année, il a planté de l’orge, aussi faudrait-il probablement le rebaptiser Brindorge. Monsieur Brindorge, donc, avait un accord avec les précédents propriétaires : il transformait en champ, qu’il exploitait, le bas de leur terrain, en quelque sorte enclavé dans ses propres terres, pour n’avoir plus à le contourner sans cesse, en échange de quoi il leur rendait de menus services, tels que la tonte au moyen d’un énorme engin agricole qui défonçait complètement leur jardin. Monsieur Brindorge étant absolument adorable, nous avons renouvelé cet accord quand bien même nous n’aurions nul besoin de faire appel à lui puisque je me suis équipé d’un très beau tracteur de pelouse. Il est pourtant sage, à la campagne surtout, de faire en sorte de pouvoir compter sur des alliés en cas de problème, comme cette fois où, Barbara ayant laissé la clé de contact à demi tournée dans la voiture dont la batterie s’était déchargée, Monsieur Tournesol — il ne s’appelait pas encore Brindorge — nous avait tirés de ce mauvais pas en nous fournissant des câbles de couleur, que nous avions raccordés à la batterie de son tracteur, et abracadabra !
J’ai un voisin immédiat, dont je ne connais que le prénom : Jean-Marie ; c’est avec lui que j’entretiens l’essentiel de mes échanges sociaux — si je vois souvent Monsieur Brindorge dans ses champs, nous n’échangeons la plupart du temps qu’un signe de la main tandis qu’il passe au volant de son tracteur rouge. Parfois, la lumière orangée du soleil couchant en baigne si majestueusement la cabine qu’elle donne à Monsieur Brindorge des airs d’apparition divine. Mais revenons-en à Jean-Marie. Ouvrier viticole en retraite, franc, bourru, il est doté d’une personnalité que je qualifierais de passive-agressive s’accordant assez mal avec la mienne. Barbara, elle, entretient d’excellentes relations avec lui, à tel point qu’il veut lui montrer ses coins à champignons. Pour ma part, j’évite de sortir me promener lorsque je risque de le trouver devant chez lui.
Je suis injuste, car c’est un homme serviable. Ainsi m’a-t-il expliqué, après que les employés du service d’enlèvement des ordures, qui ne passent qu’une fois par semaine, ont refusé d’enlever ma poubelle, que c’était parce qu’il fallait la mettre en bord de route, et non pas simplement devant mon portail. La semaine suivante, après un nouvel échec humiliant, il m’avait expliqué, non sans m’avoir engueulé parce que la poubelle que j’avais placée en bord de route avait gêné ses manœuvres, qu’elle n’avait probablement pas été vidée parce que ma puce avait été débranchée. Allons, pensai-je, les produits chimiques qu’il a absorbés au cours de sa carrière dans les vignes lui auront boulotté je cerveau ; craignant qu’il ne traverse un épisode psychotique, je me tenais sur mes gardes, prêt à le maîtriser en cas de crise de violence. Une fois à l’abri dans ma cuisine, je secouai la tête, toujours incrédule, devant ma tasse de café : une poubelle avec une puce, ben tiens, et la terre elle est ronde ou elle est plate, Jean-Marie ?
Et pourtant, il avait raison : chaque bac est équipé de sa puce, qui permet de compter le nombre de poubelles évacuées dans l’année, et d’ainsi facturer la prestation d’enlèvement en fonction de la quantité de déchets non recyclables placés en bord de route. Le lecteur régulier, qui connaît ma pingrerie, ne s’étonnera donc pas du soin extrême j’apporte désormais au tri afin de réduire le nombre de poubelles rouges — puisque la poubelle jaune, dite justement de tri, est vidée tous les quinze jours à titre gracieux.
J’en aurais, et j’en aurais encore à dire, mais cela sera pour de prochaines lettres ; il s’agissait surtout de vous faire savoir, cher abonné, que j’avais, pour l’instant du moins, survécu.
Je me remets doucement de ces épreuves, entre lectures et promenades dans les vignes, parfois les deux en même temps lorsque l’ouvrage s’y prête ; ainsi Obermann de Senancour dont j’ai recopié quelques extraits de l’avant-propos à votre intention. J’ai lu ces lignes à un moment où je m’interrogeais : Qu’est-ce donc enfin que cette infolettre, pourquoi et pour qui l’écris-je, à quoi bon rabâcher toujours la même chose ?
C’est un peu long, aussi, parvenu à la fin de ce courriel, vous aurez peut-être lu plus de Senancour que de Francis alors que, je le sais bien, vous ne vous êtes pas abonné à Jours de Senancour. Mais il m’aurait fallu tant de temps pour vous dire moins bien par moi-même quelque chose de simplement approchant, que j’ai cédé à la facilité.
N’oubliez pas, avant de me juger, que je ne suis qu’un pauvre convalescent en sursis.
Je laisse donc à présent la parole à l’auteur d’Obermann, roman épistolaire, étoile oubliée brillant au firmament de la Sensibilité, cette région du ciel que Barbara désigne vulgairement du nom de Constellation des Ouin-Ouin.
« On verra dans ces lettres l’expression d’un homme qui sent et non d’un homme qui travaille. Ce sont des mémoires très-indifférens à des étrangers, mais qui peuvent intéresser les adeptes. Plusieurs verront avec plaisir ce que l’un d’eux a senti : plusieurs ont senti de même ; il s’est trouvé que celui-ci l’a dit, ou a essayé de le dire.
[…]
De semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoir mauvaise grâce hors de la société éparse et secrète dont la nature avait fait membre celui qui les écrivit. Les individus qui la composent sont la plupart inconnus ; cette espèce de monument privé que laisse un homme comme eux, ne peut leur être adressé que par la voie publique, au risque d’ennuyer un grand nombre de personnes graves, instruites ou aimables. […]
Nous avons beaucoup d’écrits où le genre humain se trouve peint en quelques lignes. Si cependant ces longues lettres faisaient à peu près connaître un seul homme, elles pourraient être neuves et utiles. Il s’en faut de beaucoup qu’elles remplissent même cet objet borné ; mais si elle ne contiennent point tout ce que l’on pourrait attendre, elle contiennent du moins quelque chose ; et c’est assez pour les faire excuser.
Ces lettres ne sont pas un roman. Il n’y a point de mouvement dramatique, d’événemens préparés et conduits, point de dénouement ; rien de ce qu’on appelle l’intérêt d’un ouvrage, de cette série progressive, de ces incidens, de cet aliment de la curiosité, magie de plusieurs bons écrits, et charlatanisme de plusieurs autres.
On y trouvera des descriptions ; de celles qui servent à mieux faire entendre les choses naturelles, et à donner des lumières, peut-être trop négligées, sur les rapports de l’homme avec ce qu’il appelle l’inanimé.
[…]
On y trouvera des longueurs : elles peuvent être dans la nature ; le cœur est rarement précis, il n’est point dialecticien. On y trouvera des répétitions ; mais si les choses sont bonnes, pourquoi éviter soigneusement d’y revenir ? Les répétitions de Clarisse, le désordre (et le prétendu égoïsme) de Montaigne, n’ont jamais rebuté que des lecteurs seulement ingénieux. Jean-Jacques était souvent diffus. Celui qui écrivit ces lettres paraît n’avoir pas craint les longueurs et les écarts d’un style libre : il a écrit sa pensée. Il est vrai que Jean-Jacques avait le droit d’être un peu long ; pour lui, s’il a usé de la même liberté ; c’est tout simplement parce qu’il la trouvait bonne et naturelle.
On y trouvera des contradictions, du moins ce qu’on nomme souvent ainsi. Mais pourquoi serait-on choqué de voir, dans des matières incertaines, le pour et le contre dits par le même homme ? Puisqu’il faut qu’on les réunisse pour s’en approprier le sentiment, pour peser, décider, choisir, n’est-ce pas une même chose qu’ils soient dans un seul livre ou dans des livres différents ? Au contraire, exposés par le même homme, ils le sont avec une force plus égale, d’une manière plus analogue, et vous voyez mieux ce qu’il vous convient d’adopter. Nos affections, nos désirs, nos sentimens mêmes, et jusqu’à nos opinions, changent avec les leçons des événemens, les occasions de la réflexion, avec l’âge, avec tout notre être. Celui qui est si exactement d’accord avec lui-même vous trompe, ou se trompe. Il a un système ; il joue un rôle. L’homme sincère vous dit : J’ai senti comme cela, je sens comme ceci ; voilà mes matériaux, bâtissez vous-même l’édifice de votre pensée.
[…]
L’homme qui ne s’occupe que des sciences exactes est le seul qui n’ait point à craindre d’être jamais surpris de ce qu’il a écrit dans un autre âge.
Ces lettres sont aussi inégales, aussi irrégulières dans leur style que dans le reste ».