L’abondance en nombre de mots : extrême pauvreté.
Mieux vaut garder ce que l’on a dans le cœur.
Lao tseu.

 Les gens semblent depuis quelque temps favorablement impressionnés par mon apparence. Ce soir, un homme assis à la terrasse de la pizzeria me regarde fixement tandis que je passe, et court pour me rattraper ; j’ôte une oreillette, prêt à me battre pour ma vie ou à lui fournir un renseignement, c’est selon. Il me répète ce que je n’ai d’abord pas bien entendu, Monteverdi oblige : Monsieur, désolé de vous déranger, mais avec vos longs cheveux blancs et votre barbe, vous êtes tel Apollon. Voilà, il fallait que je vous le dise, encore désolé. Cela avec un accent étranger, grec, je suppose. Je ne suis pas vraiment surpris. Pourtant je demeure interdit : que lui répondre ? Je pense très vite : comment était Apollon ? Comment cet homme pourrait-il le savoir ? Ne disposons-nous pas simplement de représentations d’Apollon ? Et d’ailleurs, n’aurait-il pas pu tout aussi bien évoquer n’importe quel sage de la Grèce antique ? Ce seront mes cheveux et ma barbe qui lui auront fait dire cela, voilà tout. Mais si je ressemblais vraiment à Apollon ? Ou si je ne lui ressemblais pas ? De toute façon, voici ce qui est : je ressemble à ce que cet homme sait, ou croit savoir d’Apollon. Et si je suis son Apollon, alors très bien, qu’il soit heureux. Je serai certainement le Socrate ou le Sénèque d’un autre. Après ce virage, peut-être. Je suis déjà le père Noël de beaucoup, moins cultivés.
Le temps a passé ; je lui réponds : Merci. L’expression de son regard change : trop complexe désormais pour que je puisse la déchiffrer.


Un chien surgit de derrière le pneu d’une voiture à l’arrêt et se rue vers nous ; il manifeste tous les signes d’une volonté de jouer — pattes antérieures écartées, derrière en l’air, balancement latéral de la tête, mouvement de pendulier de la queue — si ce n’est qu’au lieu de japper comme je le fais moi-même lorsque je veux jouer, il retrousse ses babines et grogne d’un air menaçant. Mon chien est tout autant que moi circonspect face à ces signaux contradictoires. Une femme surgit à son tour et appelle : Pépito, Pépito, viens là. Elle nous livre alors le honteux secret de Pépito : il ne sait pas jouer sans grogner.
Tout le monde se met à jouer.


Le long du conservatoire, on a collé un morceau de papier géant sur lequel est imprimé un poème aussi mauvais que les autres, affichés un peu partout sur les murs du quartier. Leur auteur — autrice — semble souffrir d’un mal répandu : une conception trop extensive de ce qu’est une œuvre. Puisque c’est de l’art — ainsi en ai-je décidé —, je peux m’affranchir de la courtoisie, du respect, de la bienséance, du bon goût, et d’autres notions surannées. Ce n’est pas moi qui dérange, c’est mon art : mon art ne peut pas être laid, certains ne le comprennent pas, tout simplement. Et comme ils sont nombreux, c’est la preuve que je suis un véritable artiste. Et d’ailleurs, l’art ne doit-il pas déranger ? Dès lors, je dois afficher mes merdes dans l’espace public.
Plus loin je croise la course d’un escargot dont le corps superbe s’étire à l’unisson de sa volonté, tout entier tendu vers ce but simple : gagner l’ombre d’un arbre avant les grandes chaleurs du jour. Il ressemble à une flèche. Il est l’expression même de la vie. Il est un poème.


Le soir une femme appuyée contre un mur ; elle semble étourdie, sur le point de perdre bientôt connaissance. Une femme plus âgée l’attend un peu plus loin, évite mon regard compatissant : c’est sa mère ; elle est gênée.
Au matin, mon chien profite de mon inattention pour se repaître de la flaque de vomi qui se trouve à l’endroit où se tenait la femme en détresse. Voici donc la cause de la gêne de sa mère. On a souvent un peu honte lorsque l’un de ses proches vomit en public. Non pas de lui, mais de se trouver démuni. J’ai ressenti la même chose lorsque Barbara vomissait devant l’aéroport de Naples. Je ne l’avais pas pour autant abandonnée, mais des militaires en armes ont su l’assister mieux que je ne l’aurais fait.


Dans l’édition de Barbara des Mots de Jean-Paul Sartre, cette note de lecture rédigée à quatorze ans : « Une âme de gamin, de sale gosse égocentrique, geignard et insatisfait, pour raconter ses déceptions de gamin, son stupide orgueil mal placé de paranoïaque crétin. Chiant et peu instructif. 8/12/90. »
J’admire encore la clairvoyance de l’adolescente Barbara, qui pensait si jeune ce que je pense désormais si vieux au sujet de cette baudruche de Sartre après l’avoir adulé du temps de mon immaturité, lorsque j’apprends que Sasha, prenant connaissance de la liste des lectures conseillées pour son entrée en hypokhâgne, se serait écriée : Oh pour celui-là c’est bon, il y a un film.
Une seule génération. Il aura suffi d’une seule génération. Certes, elle aura bénéficié de complicités politiques et pédagogiques. J’imagine qu’il y aura un film sur le sujet ; l’intrigue n’en sera pas trop complexe afin de n’égarer personne.


Aucune espadrille, quelle que soit sa marque, quel que soit son prix, quel que soit l’endroit du monde où je l’achète, n’épouse jamais convenablement la forme de mon pied gauche. Et pourtant, je m’entête, car je sais l’élégance de certaines espadrilles. J’adopte alors pour quelques temps une démarche semi-glissante, ridicule et inconfortable, puis cette nouvelle paire rejoint au placard toutes les autres espadrilles, gauches ineptes et droites niées dans leur essence, réunies dans leur inutilité.


Je pratique beaucoup la gneugneuthérapie. Cette technique de soins, que j’ai mise au point, mais qui continue d’évoluer, car aucune pratique ne saurait rester figée, consiste à répondre gneugneugneu à toute personne disant des choses ineptes, ou à commenter ainsi, à haute voix, bien que pour pour soi-même, toute lecture, tout propos débile : gneugneugneu. Le pratiquant devra laisser monter de ses tréfonds cette force qui trouvera à s’exprimer d’une voix grave : gneugneugneu, il devra en sentir les vibrations ancestrales dans son être : gneugneugneu, car ce gneugneugneu n’est pas différent du om sanskrit : il est le son original, primordial. La gneugneuthérapie ne soulage pas son seul pratiquant : elle soigne aussi le monde en stoppant à la source le déversement de la bêtise.
Pour certains, dont je suis, elle est aussi un art martial.

 

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