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Mon illustre prédécesseur Jean-Jacques Rousseau écrivait dans ses Confessions : J’ai toujours senti que l’état d’auteur n’était, ne pouvait être illustre et respectable qu’autant qu’il n’était pas un métier. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès.
Cela est bien dit, cela est réconfortant.
Je peux et j’ose donc vous dire ces grandes vérités de la semaine écoulée.
17 septembre
Chez le psychiatre, je prends place dans la salle d’attente dont le porte est ouverte. Installé dans le profond canapé à deux places, je promène mon beau regard de la moquette épaisse aux magazines posés sur un guéridon de bois précieux. Au mur, un tableau de Turner montrant un bateau sur une mer agitée, comme d’habitude. Dans l’angle de la pièce, près de la porte, une bibliothèque garnie de livres aux titres complexes. La semaine passée déjà, je me trouvais dans cette antichambre ; mais la présence inexplicable d’une femme m’avait fait craindre de m’être trompé de jour pour mon rendez-vous ; le stress que j’en avais ressenti m’avait empêché d’étudier la configuration des lieux. Aussi est-ce comme si je les découvrais pour la première fois.
Je n’ai pas le temps de poursuivre plus avant mon inspection. Le psychiatre vient me trouver dans la salle. Fait étrange pour un médecin, il est systématiquement à l’heure. Il arrive même souvent qu’il soit en avance. Il m’attend alors à l’entrée de son bureau, situé sur le chemin de la salle d’attente, après que j’ai sonné à la porte du cabinet pour annoncer mon arrivée. Une plaque dorée fixée sur le chambranle extérieur dit en effet : Sonnez et entrez. Je me demande s’il opère un tri entre les patients qui se conforment à cette injonction, et ceux qui entrent sans sonner. Peut-être même certains sonnent-ils sans oser entrer ? Je n’aurai pas le loisir de lui poser la question : il se fige dans l’embrasure de la porte de la salle d’attente. Il me dit : Il faut fermer la porte de la salle d’attente. Il a l’air contrarié. Comme si c’était moi qui l’avais laissée ouverte. Je ressens un terrible sentiment d’injustice. Je songe à lui répondre : Mais ce n’est pas moi qui ai laissé cette porte ouverte ! Elle était déjà comme cela quand je suis arrivé ! Allez-vous toujours m’accuser de tout vous aussi ? Je me ravise cependant. D’une part, cela conférerait un caractère excessivement dramatique à ma personne. D’autre part, je réalise que c’est bien moi qui ai laissé cette porte ouverte. Le fait qu’elle le fut à mon arrivée ne m’empêchait pas de la fermer. Il ne m’a pas techniquement accusé. Jah, quelle progression en quelques séances !
Durant la consultation je lui dis : J’ai toujours peur de manquer Docteur, par exemple les pommes de terre. Si je fais des frites surgelées je mets tout le paquet, et il m’est arrivé d’en rajouter encore un peu. Il me regarde à la dérobée. Il doit penser que j’ai la ligne pour quelqu’un qui mange autant de frites. Je lui dis aussi : Je me sens fatigué. Il répond : Vous employez souvent les mots fatigue, repos : de quoi êtes-vous fatigué ? J’ai envie de me dresser sur mes jambes et de lui crier : Non mais dites-donc je ne vous paye pas à prix d’or pour que vous remettiez en cause mon style de vie ! Je ne souhaite cependant pas passer pour un excité. Je prends donc le temps de la réflexion, pour lui répondre, calme et détaché : Je crois que ma fatigue est avant tout Proustienne. Il parait tellement surpris que je ne suis pas mécontent de mon petit effet.
1908 : Le Wright Flyer III, construit par les frères Wright, piloté par Orville Wright, s’écrase à l’issue d’une rupture de l’une des hélices. Son passager n’en réchappe pas, devenant ainsi le premier passager tué dans l’histoire de l’aviation.
18 septembre
Dans la rue, un mendiant se prosterne, immobile, dans cette attitude d’humilité et de soumission destinée à faire se sentir les passants tout à la fois supérieurs et chanceux. Alors que je m’approche, une rafale de vent déplace le gobelet de plastique qu’il a posé devant lui. En en éclair, il rattrape sa sébile et la remet en place avec une surprenante dextérité. Puis, dans la continuité de son geste, il reprend sa position de travail front posé au sol et fesses en l’air. Que cet homme, qui paraissait si absorbé dans sa contrition, si ailleurs, bondisse tel un guépard sur son gobelet, qu’il fasse montre de tant de pragmatisme, voici qui me semble à la fois surprenant et irréel. Cela s’est-il vraiment produit ? Absorbé par ces réflexions j’oublie de déposer une pièce dans son gobelet, qu’il gagnerait à lester par temps venteux.
Une écharde profondément enfoncée dans le pied. J’en arriverais presque à souhaiter que cette vilaine affaire ne dégénère en une maladie proche du tétanos, un tétanos végétal, pour que je puisse rabattre les caquets de mon psychiatre et de Barbara : À présent que je vais mourir, soutenez-vous toujours que je n’ai pas de raison d’être fatigué ?
La Recherche : Sodome et Gomorrhe. Le narrateur revient à Balbec.
« Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. »
Et bien voilà : il en est au moins un pour me comprendre.
1819 : Naissance de Léon Foucault. Célèbre pour avoir, grâce à son fameux pendule long de 67 mètres, lesté d’une boule de 18 centimètres de diamètre pesant 28 kilos, qu’il suspend au Panthéon de Paris, vérifié et rendu manifeste la rotation quotidienne de la terre. Pas génial, mais toujours plus utile que d’aller sur la Lune.
19 septembre
Quelqu’un a profité de la noirceur de la nuit pour peindre le nombre 20 sur le bitume de ma rue. Je me demande ce qu’il a bien pu vouloir signifier par là. Par ailleurs, certainement pris de drogue comme souvent les artistes de rue, ou peut-être en proie à la frénésie, il a également défiguré plusieurs rues du voisinage avec ce message mystérieux.
Durant ma course matinale, je croise deux amis à vélo, dont la face se fend d’un large sourire ; lancé tel un carreau d’arbalète, je n’interromps pas mon effort. Durant la seconde partie de mon parcours, je songe à la blague que je vais bien pouvoir faire à Barbara en arrivant. La dernière, celle du type qui continue de courir comme s’il n’avait pas remarqué qu’il était arrivé dans son bureau, a rencontré un franc succès. Cette fois, j’arrive donc devant la sorte de comptoir derrière lequel elle travaille, et je fais la blague du type qui descend l’escalator en pliant un peu plus les jambes à chaque pas. Je suis quasiment accroupi lorsqu’elle pousse un cri : absorbée dans son travail elle ne m’avait pas entendu arriver et, n’apercevant plus que mes épaules du coin de l’oeil, elle a pris peur. J’ai cru qu’un nain faisait le tour du comptoir pour venir envahir son espace personnel, me dit-elle. Mais ce n’était que moi : rires.
Dans la salle d’attente du laboratoire, je me tortille sur mon siège. J’ai dû boire beaucoup d’eau en vue d’un examen biologique désagréable bien que sans gravité. Je m’absente plusieurs fois pour uriner, craignant à chaque fois qu’on appelle mon nom à ce moment précis. L’angoisse empêche ma vessie de se vider.
1922 : Naissance de l’athlète grimaçant tchèque Emil Zatopek dit La Locomotive. Le livre que Jean Echenoz lui a consacré, Courir, est d’une lecture très agréable. J’ai l’impression que c’est Echenoz qui a lancé cette mode chez les écrivains français de ne plus écrire de fiction, pour se contenter de raconter la vie d’un tel ou d’une telle, en y mêlant parfois leur histoire personnelle ou leurs états d’âme. Par exemple, La Serpe de Philippe Jaenada, Hhhh de Laurent Binet, L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, et une infinité d’autres bien moins talentueux. Je me demande si je ne devrais pas me lancer sur ce créneau, mais raconter la vie d’un autre réduirait d’autant la place que je pourrais allouer à me raconter, moi.
20 septembre
Judith, perturbée, me raconte son rêve de cette nuit. Barbara, Sasha et moi-même décidions de mettre fin à nos jours en absorbant quantité de comprimés. Aucun de nous n’avait jugé utile de l’inviter à se joindre à nous, ni même de lui parler de ce projet. Elle retrouvait nos trois corps au visage apaisé, main dans la main, en rentrant de l’école. Elle était soudain seule au monde car les autres membres de sa famille lui disaient : Ah non, nous ne pouvons te prendre avec nous, nous avons notre vie à vivre. Soulagée d’avoir raconté son cauchemar, elle part pour l’école après m’avoir lancé un : À ce soir, alors. Peut être, lui dis-je en faisant sautiller un comprimé de vitamine B12 dans la paume de ma main. Peut-être…
Mon appareil photo, qui m’apporte toute satisfaction depuis une dizaine d’années, s’est littéralement bloqué au beau milieu d’une séance de portrait. Je me rends donc dans une boutique agréée afin qu’on l’envoie en réparation chez le constructeur. Le vendeur commence par me demander de payer cinquante euros pour que mon fidèle compagnon soit examiné. Je les verse en maugréant. C’est toujours mieux que d’acheter un nouvel appareil. Je n’ai pas fait quelques mètres en sortant de la boutique que je reçois un appel. C’est le vendeur qui me dit que mon appareil est trop ancien pour être réparé par le constructeur. Il ne les accepte tout simplement plus. Cette dégoûtante manifestation d’âgisme me met presque autant en colère que ce manque de respect envers le consommateur. Ces gens savent-ils les souvenirs que nous avons, cet appareil et moi ? Les moments heureux et malheureux que nous avons passés ensemble ? Furieux, je repasse à la boutique pour récupérer mon précieux. Je voudrais clamer avec panache : J’ai dans un Almanach Hachette de 1897 une publicité pour votre boutique. Et oui, 1897. Je comptais vous la photocopier. Et bien je ne le ferai pas. Mais je dis simplement : Au revoir.
De retour chez moi je commande un nouvel appareil photo sur un site internet spécialisé que je connais bien, pour l’avoir moi-même fondé dans une autre vie.
1979 : Assassinat de l’intellectuel d’extrême-gauche devenu bandit Pierre Goldman, demi-frère du chanteur très apprécié des français Jean-Jacques Goldman. On ne sait pas vraiment qui, de l’extrême droite aux services secrets français en passant par le milieu marseillais, est à l’initiative des neuf balles qu’il a reçues dans le corps alors qu’il se trouvait avec son ami Pierre Bénichou, futur pilier de l’émission radiophonique Les grosses têtes.
21 septembre
Suis-je maudit ? C’est aujourd’hui mon ordinateur qui ne veut plus rien savoir. Il oppose un écran noir obstiné à toutes mes tentatives de dialogue. J’ai sous-estimé les signes de faiblesses alarmants qu’il a donné ces dernières semaines, et le voici qui me fait payer mon manque d’attention en mourant égoïstement.
Je me hâte de me rendre au magasin d’ordinateurs, car je ne peux manquer le livreur qui doit m’apporter l’appareil photo dont j’ai grand besoin. Alors que j’examine les différents modèles, un vendeur vient me proposer son aide. Je m’ouvre auprès de lui des nombreux doutes qui m’assaillent ; je le noie sous une foule de détails inutiles de ma vie ; je le submerge de questions auxquelles il ne saurait répondre, et pour cause puisque ce que je voudrais en réalité ce serait qu’il décide à ma place. Le vaste choix de modèles, de couleurs, les différences existant de l’un à l’autre, certes infimes mais suffisantes pour me plonger dans l’angoisse, me rendent la tâche impossible. Le vendeur finit par me dire : Bon, je vous laisse réfléchir, et m’abandonne à mon destin. Presque aussitôt, j’appelle un autre vendeur car je n’en puis vraiment plus. Jah fais que cela cesse ! Je lui désigne un modèle dont la puissance est démesurée par rapport à mes besoins, et lui dis : Je voudrais celui-ci, s’il vous plaît. Tandis qu’il obtempère, le premier vendeur me lance un regard de haine. Il a passé plus de trente minutes à écouter mes plaintes et c’est son collègue, à qui j’ai à peine adressé la parole, qui va empocher la commission. De plus, il est noir et il a de l’embonpoint. J’ai peur qu’il pense que je suis raciste, ou grossophobe. Que je l’ai fait exprès. Qu’on m’attaque sur internet. Je m’enfuis avec mon nouvel ordinateur sous le bras.
Le livreur a appelé pendant que j’étais aux toilettes — depuis quelques temps déjà, il ne se rend plus d’abord à mon domicile comme faisaient les livreurs dans le temps. Il téléphone plutôt de je-ne-sais-où pour s’assurer que je suis bien présent pour récupérer le colis. C’est la première fois que je ne réponds pas, aussi j’ignore ce qui va se passer. Va-t-il rappeler ? Dois-je le rappeler, moi ? Dois-je attendre qu’il sonne à la porte ? Et si oui, jusqu’à quelle heure ? Une heure plus tard je reçois un texto : Votre colis a été déposé en point relais. Il s’agit de l’échoppe d’un vendeur d’alcool très éloignée de mon domicile. Qu’à cela ne tienne, je me mets en route car j’ai vraiment besoin de cet appareil au plus vite. Sur place, le rideau de fer est tiré : ouverture à quatre heures de l’après-midi.
Je m’assieds sur le trottoir, la tête basse, les yeux dans le caniveau. Sentiment d’accablement. Et il en est encore pour se demander par quoi je peux bien être fatigué.
Réunion de l’association L.214 durant laquelle je suis initié à l’art du tractage. Les qualités requises pour cette activité — sourire, calme, bienveillance — ne me semblent pas être naturellement présentes chez moi. Forte proportion de femmes, comme toujours. J’en épate plus d’une grâce à mes connaissances approfondies en matière d’éthique animale.
1860 : Mort du grand philosophe allemand Schopenhauer.
« Il y a seulement une créature menteuse : l’homme. Chaque autre créature est vraie et sincère, car elle se montre telle qu’elle est et se manifeste comme elle se sent. Une expression emblématique ou allégorique de cette différence fondamentale, c’est que tous les animaux se manifestent sous leur forme naturelle; cela contribue beaucoup à l’impression si heureuse que cause leur vue. Elle fait toujours battre mon coeur de joie, surtout si ce sont des animaux en liberté. L’homme, au contraire, par son vêtement, est devenu une caricature, un monstre ; son aspect, déjà repoussant pour ce motif, l’est plus encore par la pâleur qui ne lui est pas naturelle, comme par toutes les suites répugnantes qu’amènent l’usage contre nature de la viande, les boissons spiritueuses, les excès et les maladies. L’homme se tient là comme une tache dans la nature ! »*
« Le monde n’est pas une fabrique et les animaux ne sont pas des produits à l’usage de nos besoins »**.
« On pourrait vraiment dire : les hommes sont les diables de la terre et les animaux les âmes tourmentées »***.
* Éthique, Droit et Politique.
** Parerga et paralipomena
*** Ibid.
22 septembre
Journée épuisante.
Voyage à la déchetterie. L’homme à l’entrée nous énumère des numéros de bennes selon ce que nous déclarons vouloir jeter. C’est toujours un plaisir mêlé d’angoisse. Plaisir du désencombrement, de l’espace retrouvé, de suivre les consignes avec application, mais angoisse lorsqu’il faut prendre des libertés. Il en est souvent ainsi pour les cartons : l’homme insiste toujours sur le fait qu’il ne faut jeter que des cartons à plat. C’est possible avec certains mais impossible avec d’autres, ou alors au prix d’un effort démesuré, d’une trop grande perte de temps. Aussi, prenant soin de me dissimuler aux yeux du cerbère, je jette parfois des cartons qui ne sont pas à plat. Je me fais toujours cette réflexion : si j’étais cet homme, je rôderais sans relâche autour des bennes pour m’assurer que chacun respecte mes consignes. Son indolence coupable doit entraîner un surcoût financier à un moment ou à un autre de la chaîne de traitement des déchets. Écrire à la mairie — courrier séparé de celui sur les cyclistes qui empruntent les voies piétonnes, pour ne pas passer pour le geignard de service.
Je me fais happer le bras par le système de battant pivotant de la borne où l’on place les vieux vêtements dont on ne veut plus afin qu’ils soient distribués aux nécessiteux.
Sur le parking de Leroy-Merlin un homme bien peu prévoyant semble désemparé devant les caddies enchaînés les uns aux autres. Il n’a manifestement ni jetons, ni pièce de un euro ou même de cinquante centimes puisque celles-ci sont désormais acceptées. Je prends un air cool en sortant de ma poche un jeton Hyper U que je glisse en sifflotant dans la fente d’un caddie, puis je prends la direction de la cafétéria. Les tenanciers ont opté pour un drôle de système à base de balançoires plutôt que de conventionnelles chaises. Je me balance donc, sirotant mon café tout en me plaignant à Barbara de ma fatigue. Elle décide alors d’aller seule acheter le matériel de bricolage dont nous avons besoin, plutôt que de s’infliger l’irritant spectacle de ma personne se traînant entre les rayons.
Chez Gifi je m’amuse d’une règle d’écolier qui affiche mon prénom aux couleurs de l’arc en ciel, au moyen d’un fantastique effet de relief. C’est un véritable tour de force technologique : ce n’est en effet pas l’entièreté du mot Francis qui semble plus proche de l’oeil — cela, j’ai j’ai déjà vu par le passé. Non, selon l’angle d’inclinaison de la règle, ce sont bien plutôt telle ou telle des lettres qui le composent qui apparaissent en relief sur un fond changeant de couleurs.
À la caisse du magasin bio, je range les victuailles dans des cartons lorsqu’une femme me dit d’une voix forte : Pardon. Je me demande ce qu’elle a bien pu me faire de si grave, et finis par comprendre qu’elle souhaite passer avec son caddie ; si elle a haussé la voix, c’est que je ne l’avais pas entendue les première fois. Je m’efface avec courtoisie ; passant devant moi elle me dit : Et bien on peut dire que vous êtes concentré sur ce que vous faites. C’est un fait indéniable que, vieillissant, j’ai de plus en plus de mal à faire deux choses à la fois. Ainsi, si j’épluche des carottes, et que l’on me demande, par exemple, de remuer un plat sur le feu, je peux entrer dans une rage folle en raison de mon incapacité à traiter ces flux d’informations concomitants. Il me faut d’abord finir d’éplucher les carottes, pour ensuite touiller le plat.
Chez Picard : frites surgelées, car j’ai peur de manquer.
Sur le paquet de bonbons fourrés au miel que j’ai acheté, je lis ceci :
« Le conseil de Corentin : Pour fabriquer ces bonbons, il a fallu le travail de 750 abeilles ouvrières pendant 1 an ! Elles auront parcouru 560km, et visité 7000 fleurs. Les abeilles sont de vraies travailleuses pour votre plus grand plaisir ! »
Je suis irrité : cette déclaration de Corentin n’est pas à proprement parler un conseil. Il se contente d’énumérer des statistiques. Je suis également honteux d’avoir acheté ces bonbons sans penser à l’énorme travail fourni par les abeilles, sans mesure avec l’éphémère plaisir que je ressentirai à les suçoter. D’ailleurs, je renonce à les suçoter — les bonbons, bien entendu.
1914 : Mort au combat de l’écrivain Alain-Fournier. Son corps, ainsi que ceux de ses vingt compagnons d’arme tombés sous la mitraille de la compagnie prussienne qui les avait pris à revers non loin de Saint-Remy-la-Calonne, en Meuse, n’est retrouvé qu’en 1991.
23 septembre
Réveillé dans la nuit par une vive douleur : un moustique m’a piqué sur les phalanges de la main droite.
Le reste de la journée se passe à étudier les fonctionnalités de mon nouvel appareil photo. Je note, incrédule, la somme d’avancées technologiques effectuées ces dix dernières années. La reconnaissance des visages ne fonctionne pas avec mon chien, ce qui me la fait apparaître encore plus inutile.
Je continue par ailleurs ma courageuse et dangereuse incursion dans la littérature contemporaine, et plus précisément dans la rentrée littéraire, en lisant Un tournant de la vie, de Christine Angot.
Il s’agit de ses retrouvailles, neuf ans après leur intense histoire d’amour, avec Vincent, mieux connu sous le nom de Doc Gynéco. Il a toujours le torse large et les hanches étroites. Lorsqu’elle l’a vu au piano son sexe a mouillé. Mais elle vit désormais avec Alex, un ami de Vincent. Le coeur de Christine Angot balance alors entre les deux hommes ; cela devient plus difficile encore lorsque les deux hommes, qui sont amis, décident de travailler ensemble. Elle échange des textos avec Vincent sous le regard jaloux d’Alex qui menace très souvent de repartir en Martinique. Christine Angot n’en peut plus, elle lui demande de cesser de contrôler ses faits et gestes. Alex rétorque : Tu dis que je suis un contrôleur, c’est ça ? Christine Angot s’allonge sur le parquet et dit : Mon dieu Mon dieu Mon dieu. Alex la traite de pute. Christine Angot part chez une amie en Uber, puis au bord de la mer avec Vincent. Ils ont demandé des lits jumeaux car ils respectent Alex. Vincent caresse les fesses de Christine Angot. Il colle son sexe entre ses jambes. Elle dit : NON. Non non non non. Vincent se lève et dit : T’es méchante, je m’en vais. Il remplit son sac à dos. Christine Angot dit : Non je t’en prie, reste. Vincent accepte, mais il s’assied sur la baignoire et lit un livre posé sur le lavabo. Finalement, ils font l’amour. Alex attrape une grave maladie des reins. Christine Angot est fâchée contre Vincent car il a montré certains de ses textos à Alex. Elle ne retourne pas avec lui. Elle soutient Alex qui passe des heures sous dialyse.
Christine Angot donne une conférence la semaine prochaine à Bordeaux. J’espère apercevoir son téléphone portable, une antiquité semble-t-il, qui sonne occupé lorsqu’Alex essaie de la joindre tandis qu’elle parle avec Vincent. Ce dernier doit du reste être équipé du même modèle car, lorsque le soupçonneux Alex tente d’appeler Vincent pour savoir si c’est lui qui est au téléphone avec Christine Angot, cela sonne également occupé. Jah, combien d’incohérences dans ce livre ! N’y-a-t-il donc plus personne pour relire les manuscrits chez les éditeurs parisiens ?
1913 : L’aviateur Roland Garros réussit la première traversée aérienne sans escale de la Méditerranée, en 7 heures et 53 minutes à une vitesse moyenne de 101 kilomètres à l’heure. Mort au combat en 1918 aux commandes de son SPAD — un biplan de chasse monoplace parmi les seuls capables de vaincre régulièrement les redoutables Fokker allemands. N’a jamais joué au tennis. Adhérent à la section rugby du Stade français en 1906.