Cher abonné, 

Ma vie est encore plus monotone que par le passé ; trop monotone pour que je la raconte au jour le jour. Alors, j’en ai extrait ces quelques fragments en attendant de retrouver le goût de l’aventure. 

D’ici là, je fais mienne cette pensée de Jules Renard dans son merveilleux Journal : « S’enfuir dans un village pour en faire le centre du monde ». 

La nuit, j’écoute souvent la pluie tomber sur la toiture, et je m’inquiète, car les tuiles sont poreuses. Il faudrait les changer au plus vite, sans quoi les infiltrations ruineront notre toute nouvelle isolation durable et nos plafonds immaculés. Je guette avec anxiété le ploc des gouttes qui tombent à l’intérieur de notre tête de lit, côté Barbara. On ne peut pas les voir, simplement les entendre, les imaginer qui s’agglutinent en flaque quelque part, et cela est effrayant. Peut-être rongent-elles déjà la paroi friable, baignent-elles les fils électriques qui alimentent les lampes de chevet design. Ce ploc, c’est le supplice chinois de la goutte qui tombe sur le front du torturé. Ces nuits-là, je dois me faire violence pour ne pas réveiller Barbara.

J’ai découvert la boîte à livres la plus étonnante au monde ; c’est une grotte, à l’intérieur de laquelle on a posé une étagère sur la roche. Il y avait là deux exemplaires d’un livre intitulé Meutre à la palombière, probablement déposés par l’auteur lui-même, un gendarme du coin à la retraite. C’est un polar régional mettant en scène des malfrats bordelais. J’ai toujours voulu faire partie du milieu, comme disent les gens avertis. Ainsi, lors d’un voyage à Naples, je résolus d’entrer dans la mafia, sans savoir, malheureusement, comment m’y prendre. Peut-être trouverai-je dans ce livre des tuyaux pour devenir une figure du banditisme girondin, ce sera mieux que rien. 

Il y a, au bas des remparts du village de Saint-Macaire, outre cette boîte à livres, un terrain vague, mais bien entretenu, dont on a délibérément préservé tous les possibles en n’y plaçant aucun équipement sportif. À l’une de ses extrémités, on peut lire le mot « liberté » en grosses lettres fixées sur un support presque invisible donnant l’impression qu’elles flottent dans l’air. L’une des lettres, je ne me souviens plus laquelle, a la tête en bas. L’ensemble — terrain poétique, dénué d’utilité pratique, liberté volante, rebelle — m’apparaît comme une œuvre. 

Dans le village même, on trouve quelques fresques colorées au détour des rues pavées. Ici, point de dessins de vulves, de clitoris, pas de slogans menaçants ou comminatoires. Les vitrines des commerces sont discrètes, enchâssées dans la pierre des murs anciens. Une jeune fille me lance un bonjour ; il doit décidément faire bon vivre ici. 

À droite de l’église du XIIe siècle, il reste une aile du cloître qui entourait le puits taillé d’une seule pièce dans la pierre, sur le rebord duquel on peut encore se pencher. Je m’abandonnais à un délicieux sentiment de continuité lorsqu’arrivèrent, dans une odeur de drogue, deux hommes et un jeune garçon. Ce dernier s’était mis à envoyer son ballon contre les murs séculaires, tandis que ses acolytes, indifférents à cette barbarie, continuaient leur conversation pâteuse. 

J’aime les cloîtres. C’est dans celui que l’abbaye de Moissac que j’ai ressenti, avec une force jusque là inédite, l’ampleur de ce qui allait disparaître avec les hommes. Ce n’est pas leur disparition qui m’attristait — vous me connaissez un peu à présent. C’était celle des cathédrales, églises, abbayes, des cloîtres comme celui où je me trouvais, celle des bibliothèques, des musées, bref des quelques choses vraiment importantes qu’avaient faites les hommes. Évidemment, ça paraît idiot dit comme ça — qui n’a jamais pensé à cela ? On dirait du Sylvain Tesson — mais je n’y peux rien, respectez ma sensibilité, s’il vous plaît. 

Je conserve un merveilleux souvenir de Moissac. L’hôtel désuet, dans l’ancien moulin, l’uvarium des années trente où l’on venait faire des cures de raisin, l’apparition des sœurs vêtues de blanc dans l’église dont j’avais poussé la porte, attiré par leur chant, le pont enjambant le Tarn, le salon de thé à l’excellent rapport qualité-prix dans lequel j’avais lu un livre de Hermann Hesse en mangeant une pâtisserie locale.

Je me suis mis au yin yoga ; c’est un genre de yoga très doux, contrairement au yoga normal qui exige des capacités physiques hors du commun. Je m’applique de mon mieux, mais je me suis blessé. Nous ne devons pas être nombreux de par le monde à nous être blessés au yin yoga. Cette pratique, malgré ses dangers, semble pourtant me procurer un regain d’énergie. Alors que je m’en félicite le soir au dîner, Judith me dit : C’est souvent comme ça dans Grey’s anatomy quand les gens vont mourir. D’abord, ils se sentent mieux, puis les organes tombent en carafe les uns après les autres, et paf. Je reste interdit, la fourchette suspendue. Je ne suis pas du genre à accorder foi à une série américaine, mais tout de même, j’ai l’impression, ces derniers temps, de sentir mes organes internes. Peut-être sont-ils en train de gonfler ? 

Barbara, peinée par ma détresse, ou peut-être lassée de mes jérémiades, décide de m’aider à organiser ma vie, entre corvées administratives, domestiques, étude, travail, création artistique personnelle, et ainsi de suite. Le système que j’ai adopté il y a des années, qui consiste à ne rien faire pendant des jours et des jours, jusqu’au moment où il n’est plus possible de reculer (demandes de délai supplémentaires rejetées, pénalités de retard inquiétantes) commence à montrer ses limites. 

Elle sort des feutres, et met au point un système de pastilles dont chacune, avec sa couleur, correspond à un domaine de ma vie personnelle ou professionnelle. Puis elle dissémine ces pastilles sur une feuille de papier divisée en jours, de sorte que chaque jour contienne plusieurs pastilles (mais pas forcément toutes les couleurs) et que chaque couleur soit présente au moins une fois durant la semaine. C’est ludique, brillant, créatif — il faut me voir m’appliquer sur le coloriage de mes pastilles — mais le système, bien que très souple, fonctionne mieux si on anticipe un minimum : au moins la veille pour le lendemain. C’est pourquoi, certains soirs, réalisant que je n’ai pas fait mes pastilles, je quitte mon lit douillet pour faire du coloriage à la cuisine, sous l’œil étonné de ma chatte.

La chienne vient me trouver, se pose sur son séant et pousse un grognement dans lequel pointent impatience et agacement. Nous partons pour une courte marche dans les vignes avant la tombée de la nuit. Bientôt nous sommes perdus, et la lumière décline. Je me mets à trottiner, et la chienne, peinant à s’adapter à mon allure à peine plus rapide que la marche, mais bien éloignée de la course, se place sans cesse en travers de ma route et m’oblige à des écarts. Je dois redoubler de prudence à présent que nous avons pénétré un sous-bois dont les chemins sont bordés de dangereuses ornières. Soudain, je dérape après un nouvel écart, et m’étale dans une flaque ; la chienne hurle de peur et s’éloigne. Impossible de prendre appui sur son échine pour me relever. Je me roule dans l’eau froide et la boue. Je suis toujours égaré. Pas d’autre choix que d’avancer. Enfin, je reconnais les lieux. J’accélère le pas — le bruit de succion de mes chaussures redouble. Là-bas, les champs ! Je suis sauvé. Je capte de nouveau le réseau téléphonique. J’envoie un texto à Barbara pour lui dire que je suis tombé dans la boue. Elle ne répond pas, elle est au travail. Je me sens bien seul. Je frissonne dans mes vêtements trempés. Le pantalon emprunté à Barbara est couvert de boue. Mon corps androgyne me permet de lui emprunter certains de ses vêtements les plus amples, c’est ainsi que je laisse émerger ma part de féminité, dans la solitude de la campagne. Certains jours, si j’avais un accident grave, je ne serais pas hélitreuillé vers l’hôpital le plus proche sans une certaine gêne. Mais attention, je ne lui emprunte pas non plus de jupes, culottes ou bodies. Je contiens ma féminité dans certaines limites. 

La chatte interrompt ma lecture par d’horribles miaulements, comme ceux qu’elle pousse lorsqu’elle a une proie dans la gueule. J’aperçois sur le carrelage de la cuisine un bel oiseau au plastron orangé. Il ne bouge pas, et pour cause : une partie de sa colonne vertébrale est apparente. J’éloigne la chatte, et j’examine tristement le petit mort. Ses os sont si fins, ils ont l’air si fragiles, que je me demande comment ils pouvaient supporter le poids de son corps. Il y a de douces petites plumes tout autour de lui. C’est ici qu’a dû s’achever la lutte. Lorsque je le place délicatement dans une petite pelle, de nouvelles plumes quittent son corps et, légères, légères, volettent dans la pièce. Lorsque j’ouvre la porte, un courant d’air les chasse au loin dans la maison. Et ma chatte, perchée sur la table de la cuisine, les accompagne de ses yeux froids d’assassin.

Je reçois, depuis quelques semaines, des textos de membres très éloignés de ma famille. En fait, il n’y a qu’un émetteur, mais il parle aussi au nom de sa femme. Il s’agit manifestement d’une erreur. Il m’aura probablement confondu avec l’un de leurs amis appelé Francis, et intégré à sa place à leur groupe de discussion qui a majoritairement pour objet des répétitions théâtrales. Par exemple, le dernier dit : Les Barbosaures ayant la crève, on annule la répétition de Molière. Au fait, Romain quitte peut-être définitivement le Grenier. À lundi, donc. Les Barbosaures sont précisément les membres de ma famille. Le lundi suivant, j’ai reçu celui-ci : Avé tout le monde. Répétition ce soir. As usual chez les Barbosaures. Romain ne sera pas des nôtres. Bises. Je me suis demandé si Romain ne les avait pas trahis, en choisissant de ne pas quitter le Grenier — une troupe concurrente ? Et j’ai songé à ce Francis qui, ne recevant jamais les messages pour les répétitions, doit penser que la troupe le déteste, non seulement au point de se réunir sans lui, mais encore de lui reprocher son manque d’assiduité : kafkaïen.

Au matin, Barbara ouvre les yeux et pousse un cri ; je sursaute, lui demande où elle a mal. Elle me désigne le plafond, à ma droite. Elle a mal au plafond ? Je regarde dans la direction qu’indique son doigt, et je vois une coccinelle sur une poutre. Et bien quoi, oui, il y a une coccinelle, ça fait des semaines qu’elle est là, lui dis-je. Elle fronce les sourcils, et insiste, agitant même son bras pour me faire comprendre quelque chose. Je regarde à nouveau la coccinelle. Et tout s’éclaire : la veille encore, il y avait deux coccinelles. Un adorable couple passant l’hiver dans la chaleur de notre chambre. Du moins est-ce ce que nous avons choisi de croire, car c’était trop mignon. Et voici qu’à présent, monsieur Coccinelle est parti acheter des cigarettes et n’est jamais revenu. À moins que madame Coccinelle ne soit partie avec un collègue. 

Ma nouvelle coiffeuse et barbière s’appelle Gigie. Elle exploite seule son minuscule salon depuis plus de trente ans. Empli de préjugés, je me demandais si je faisais bien de confier des parts si essentielles de ma personne à une coiffeuse de la campagne. La première fois qu’elle m’a lissé la barbe au fer à friser, voyant la fumée s’élever devant mon visage, j’ai cru qu’elle m’avait foutu le feu. Mais lorsqu’elle en eut terminé, force me fut de constater qu’elle avait effectué un travail formidable, pour une somme bien inférieure à celle dont je devais m’acquitter à Bordeaux. Gigie et moi, c’est pour la vie à présent. Elle a un corps de jeune fille, bien qu’elle approche la soixantaine ; elle fait beaucoup de sport pour qu’il en soit ainsi. Elle aime les grosses cylindrées, et aux beaux jours, elle pilote sa moto, cintrée dans un blouson de cuir noir. Elle a un mot gentil pour tout le monde, et chacun se félicite secrètement d’être son client préféré. Mais c’est moi, son client préféré. Elle passe un temps infini à m’égaliser les poils un par un au ciseau, comme si j’étais son chef-d’œuvre. Elle m’applique toujours son meilleur shampoing bleu pour éviter le jaunissement de mes cheveux. Pendant qu’il fait effet, elle me propose un café et un spéculousse. Elle s’inquiète de ce que le café pourrait être trop chaud. Souvent, elle me dit que ma Vespa est superbe, avec ses chromes rutilants. Parfois, je ralentis pour être sûr que le feu de signalisation devant le salon soit au rouge. Alors, je fais un signe à Gigie, elle m’en fait un en retour, et les autres clients sont jaloux. 

Il y a deux ans, dans un train entre Paris et Bordeaux, j’ai laissé une dent artificielle dans un Carambar. Ce n’était pas une dent essentielle, aussi ai-je un peu tardé à appeler mon dentiste. Ensuite, je tombais toujours sur un disque me disant que le numéro n’était pas attribué. J’ai imaginé le pire ; peut-être était-il mort dans un accident de Windsurf à la dune du Pyla ou au volant d’une puissante voiture de sport en Floride. Lorsque je me suis enfin décidé à aller en consulter un autre, celui-ci m’a dit avec un fort accent roumain qu’il ne pouvait pas remettre ma fausse dent en place, celles qui l’entouraient ayant bougé en raison du vide qu’elle avait laissé pendant si longtemps. Il me fallait une nouvelle fausse dent. Il a posé l’ancienne dans la paume de ma main, et je l’ai regardé tristement ; avais-je le droit de lui faire ça après toutes ces années d’intimité ?

J’ai encore attendu plusieurs mois. Un jour, une autre dent m’a lâché, ou plutôt elle s’est ébréchée. C’était une dent plus utile que ma fausse dent, bien qu’elle fût fausse elle aussi. J’ignore pourquoi, mais j’ai composé le numéro de mon ancien dentiste. Une femme a répondu : Allo. J’ai demandé si j’étais bien au cabinet du docteur L. La femme a répondu : Oui. J’ai enfin reconnu sa voix ; c’était Mathilde, la fidèle assistante du docteur L. Lorsque je lui ai dit que je n’étais pas parvenu à joindre le cabinet il y a quelques mois, elle n’a pas eu l’air d’y croire, m’accusant même d’avoir composé un mauvais numéro. Mais le numéro est enregistré dans mon téléphone ! m’étais-je écrié sans pour autant ébranler ses certitudes. Je déteste être victime d’injustice. Mais qu’importe, j’allais avoir un rendez-vous avec le docteur L. ressuscité qui allait sauver ma dent ébréchée, et peut-être même ma fausse dent. 

Le jour du rendez-vous, il avait dit : C’est dommage, le petit tube en fer qui tenait la dent dans l’os est cassé, on aurait peut-être pu faire quelque chose. Évidemment, il avait employé un terme technique, il n’avait pas dit petit tube en fer, mais j’ai oublié lequel. J’enrageais : le petit tube en fer était encore opérationnel quelques jours auparavant. Cela allait me coûter bonbon, alors que si j’étais venu avec ma fausse dent à la main juste après l’avoir perdue, je n’aurais rien eu à payer. Eût-il encore fallu que le docteur L. ne soit pas mort en Windsurf. 

Ce jour-là, il s’était contenté de poser des pansements temporaires, et son assistante m’avait donné une série de rendez-vous.

Au jour et à l’heure dite pour le premier d’entre eux, le docteur L. m’avait dit : Dites donc, vous êtes détendu pour quelqu’un qui va subir une extraction. Pensant qu’il parlait du petit tube en fer, j’ai répondu : Oh, ce n’est pas grand chose, tout de même. Pendant que je regardais un documentaire animalier sur la télé collée au plafond, le docteur L. Semblait peiner sur le petit tube en fer. Il me disait : Bon, ne vous inquiétez pas, je vais couper par là, et par là, et je vais l’avoir. C’est en baguette de tambour, vous comprenez. Je répondais distraitement, parce que dans le documentaire les eaux montaient, et les animaux risquaient de finir noyés.Et puis le docteur L. avait ses doigts dans ma bouche, et on ne comprenait pas bien ce que je disais. Lorsqu’il eut enfin fini, le docteur L. dit, sur un air satisfait : Je prévois toujours large, au cas où il y aurait des complications. Regardez-moi cette belle racine. En fait de petit tube en fer, il agitait sous mes yeux une sorte de filament blanc. J’ignorais avoir encore une racine sous ma fausse dent.

Lorsque l’assistante était entrée peu après, le docteur L. lui avait dit : Ça c’est du patient courageux Mathilde, il n’a même pas bronché ! Je n’allais évidemment pas expliquer maintenant que c’était par pure ignorance que j’avais fait preuve d’autant de courage. Et puis, le docteur L. a dit que j’avais une belle barbe, qu’il pensait parfois à s’en laisser pousser une, lui aussi, mais que sa femme n’était pas tellement d’accord.

Là, j’avais fait une blague, et le docteur L. s’était esclaffé, de même que son assistante, et moi aussi alors que c’était ma blague. En me raccompagnant, le docteur L. riait encore, à tel point qu’il m’avait tapoté l’épaule comme on le fait à un bon ami qui nous a bien fait rire, avant de se raviser à cause des consignes sanitaires.

Jamais le docteur L. ne m’avait tapoté l’épaule avant. Malheureusement mon bonheur, lorsque j’y repense, est assombri par le fait qu’il m’est impossible de me souvenir de ma blague. 

Vous lisez les archives... abonnez-vous pour recevoir les prochaines infolettres !

Merci, vous allez recevoir une confirmation...