Cher abonné,
Presque quatre mois et demi sans nouvelles.
C’est que la vie m’a ralenti, avec ses corvées, ses tracas, ses indélicatesses ; elle épaissit autour de moi, comme une pâte à pizza maison, elle m’embarrasse, me contraint, me contient, me retient, m’empêche de déployer mes ailes de géant, et ainsi de suite, à tel point que je crains certains jours de finir pris dans l’ambre, comme un moustique préhistorique.
Vous trouvez que j’en fais un peu trop ? C’est que vous n’aimez pas les héros romantiques. Et franchement, ne suis-je pas bien sobre à côté de Chateaubriand :
J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris : on m’a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur. Le ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées.
Puisse cette première infolettre de l’année vous trouver dans de meilleures conditions.
01/01
Je m’endors doucement à la lumière tremblante, orangée, de la grande cheminée du salon devant laquelle nous avons placé notre lit pour la nuit, la maison étant toujours en travaux. Je me rêve en seigneur médiéval, un Gaston Phœbus ou un Tristan, du fameux couple Tristan et Yseult — Barbara, qui dort à mes côtés, faisant une parfaite Yseult.
Je résiste à la tentation de m’extraire de ce nid douillet pour dégoter quelque barre à mine oubliée par les ouvriers modalves et la placer entre nous, comme l’épée de Tristan séparait les deux amants lorsque le roi Marc les trouva endormis côte à côte — le rôle du roi Marc serait alors tenu par notre voisin Jean-Marie, qui occupe la minuscule maison voisine.
Mais suis-je bête, il n’est pas disponible ! Je lui ai déjà attribué, plus tôt dans la soirée, un rôle dans un autre film intérieur, le rôle d’un nain wagnérien puisqu’il passe son temps à frapper du métal sur son établi, comme s’il forgeait l’épée de Sigfried ; qu’importe, c’est monsieur Tournesol, le gentilhomme paysan à qui nous abandonnons le bas du jardin pour qu’il y plante des tournesols, qui jouera le roi Marc.
Peu après trois heures du matin, je sors uriner.
Frissonnant, trébuchant dans mes bottes trop grandes, je demeure interdit devant tant de beauté : le givre qui s’est posé sur l’herbe renvoie la lumière crayeuse de la pleine lune sur un mur de brume d’où se détachent les branches fines des arbres fruitiers, comme dessinées au fusain : on dirait que j’ai surgi au sein d’une estampe japonaise la bite à la main. Dans le silence soyeux résonne de temps à autre le cri tremblant d’un hibou. À Bordeaux, je l’apprendrai au matin, se déroule un nouvel épisode de guerre civile. Ici, la seule violence à déplorer fut celle du chien, qui insista lourdement pour nous rejoindre sur le lit, comme il en a parfois le droit lorsque nous sommes à l’hôtel.
Je suis moulu par une semaine de travaux de finition — comme disent les professionnels du bâtiment — durant laquelle nous avons dû composer avec nombre d’impondérables, les artisans respectant rarement leurs promesses, à l’exception des maçons moldaves qui n’ont abandonné qu’à la suite de la trahison de l’électricien, et que je tiens ici à remercier. J’ai poncé, enduit, charrié de lourdes charges, erré chaque jour dans les magasins de bricolage, jusque dans la sacro-sainte cour des matériaux où ne se rendent que les vrais bricoleurs. J’ai eu froid, j’ai eu faim, j’ai été malade, perclus de douleurs jusqu’à manquer de tomber dans ma douche, tel le vieil homme que j’ai plus que jamais l’impression d’être devenu après avoir traversé cet enfer. Et toute cette poussière de plâtre qui abîme mes poils, mes cheveux, ma peau, qui irrite mes yeux, et que j’avale, qui me tue certainement à petit feu, attendant tapie dans mon corps le moment où je boirai pour durcir d’un seul coup et m’achever.
Les finitions ne sont pas finies.
Personne ne m’a souhaité une bonne année.
Robert Hossein est mort hier.
02/01
Au réveil, Barbara, en proie à la fièvre du jeu, me propose de participer avec elle a un super bingo de la Française des jeux sur son ordiphone ; ce n’est ni plus ni moins qu’un loto comme celui auquel j’avais participé dans la salle des fêtes de la ville de Nontron, à ceci près que tout le sale travail est effectué par le programme : ainsi, on ne risque notamment pas de louper un numéro en cherchant sa case trop longtemps, paralysé par l’enjeu. Je suis un véritable porte-bonheur puisque, déjouant les statistiques, nous remportons une somme de trente euros. Les parties suivantes sont tristes ; j’ai l’impression que tout le monde gagne, sauf nous. Une certaine Monique6743 remporte la somme de deux mille euros en réalisant le jackpot ; tout le monde la félicite sur le chat, tandis que j’ai envie de l’insulter, un peu honteux de la bassesse de mes sentiments.
Mon père, qui a l’âge de Robert Hossein, me rappelle aujourd’hui suite au message que j’ai laissé sur son répondeur ; je lui souhaite une bonne année de vive voix. Il me répond : Oui, d’accord, peux-tu m’aider j’ai un souci informatique.
Par cela, il entend qu’il a de nouveau bloqué l’accès au compte qu’il détient chez un courtier en ligne. Ce n’est pas la première fois, ni la dernière je suppose. Chaque fois, je dois me faire passer pour lui au téléphone et répondre à des questions précises, destinées à s’assurer que personne, justement, ne se fait passer pour lui.
La première fois, j’avais suscité de tels soupçons que l’opération avait manqué d’être un échec ; on m’avait, en effet, demandé ma date de naissance, et lorsque j’annonçai fièrement : 1928, le silence s’était fait au bout du fil. Mon interlocutrice pensait manifestement que j’avais une voix bien jeune, chaude et séduisante pour une personne si âgée. Elle m’avait mis en attente, le temps de consulter un supérieur qui, fuyant certainement les complications, lui avait répondu que c’était okay. J’articulai donc, la fois suivante, mes réponses d’une voix chevrotante, à tel point qu’on me demanda si j’allais bien. Les fois suivantes, j’allai perfectionnant encore mon interprétation, me plaignant ici que j’oubliais des choses, là que j’y voyais mal, ou que mon fils ne venait pas souvent me voir.
Bref, si tout ceci n’avait pas été un secret, j’étais oscarisable.
J’éprouve toujours, cependant, une légère appréhension avant d’effectuer ma performance. J’ai pourtant connu des rôles plus difficiles, témoin celui de l’homme boiteux, lorsque, muni de la carte d’invalidité de ma mère, je me gare sur une place handicapé du parking d’Hyper U où je vais faire ses courses — plutôt qu’une incivilité il faut y voir un défi que je me lance à moi-même, une recherche du danger, une soif d’adrénaline, un besoin d’aller au bout, comme cette fois où le vigile, suspicieux, me suivit dans tout le magasin pour vérifier que je n’arrêtais pas soudainement de boiter ; je mis un temps infini à faire les courses ce jour-là, mais je lui en donnai pour son son argent.
Au supermarché, justement, je cède ma place dans la file d’attente à un homme qui ne comptait acheter qu’une canette de faux jus de fruit, et je me félicite pour ma gentillesse.
Cette journée de repos est passée trop vite ; demain, déjà, il faut retourner finir les finitions ce qui, au-delà de mon abattement, heurte ma logique, puisque certaines parties du gros œuvre ne sont même pas commencées — et je blâmerai ici le plombier, très sympathique, mais doté de l’indolence coutumière des Ultramarins.
Je ne sais au juste quand ma vie pourra reprendre.
Où serais-je, dans quel asile de fous, si Barbara ne s’occupait pas de la planification de tout ceci ?
03/01
Retour en enfer.
La poussière de plâtre volette alentour alors que je ponce énergiquement le plafond ; en se déposant sur mes lunettes de protection elle m’empêche bientôt de distinguer les zones sur lesquelles je dois intervenir. Contraint de les ôter, je sacrifie mes yeux, dont les larmes ne suffisent pas à évacuer les particules qui y pénètrent. Je continue aussi d’en avaler sans pouvoir me rincer la gorge, de crainte, comme je l’ai expliqué, que le plâtre ne prenne et me tue. Mon visage est couvert de poussière blanche, je ressemble à un fantôme Shakespearien ; je suis Platrio, revenu d’entre les morts pour hanter l’assassin qui m’a ravi le trône de Plâtrie. Je chante, pourtant ; je chante pour me donner du cœur à l’ouvrage, je chante pour faire la nique au destin, avec toujours cette crainte que Barbara ou Judith ne m’enregistrent pour m’inscrire malgré moi à un radio-crochet télévisé. Où diable trouverais-je le temps de participer aux émissions ? Je n’en ai déjà plus à me consacrer. Alors, je cesse de chanter ; c’est mentalement que j’accompagne mes mouvements circulaires et précis qui rappellent ceux qu’effectuait le jeune héros du film L’enfant-karaté* lorsqu’il se chargeait des corvées de son mentor, ce qui constituait son entraînement sans qu’il s’en doute.
Heureusement, je suis sous Alvityl ; lorsque j’étais enfant, ma mère me gavait de ces comprimés marron au vague goût de chocolat que je croquais comme des bonbons. Afin de tenir le coup je les absorbe ces temps-ci chaque matin sous forme effervescente. Je ne manque jamais de dire à Barbara, en attendant la fonte de mon comprimé orange : Heureusement que je suis sous Alvityl, et cette phrase seule semble me donner du peps, tant et si bien que je lui ai lancé ce matin ce trait d’esprit : À mon avis, les huns en prenaient deux, et les grecs jusqu’à trois, qu’elle n’a pas compris tout de suite car elle n’est pas, justement, sous Alvityl.
* Karate kid en version originale.
04/01
L’opératrice a immédiatement tiqué : j’ai appelé avec mon propre téléphone, contrairement à ce que je fais quand mon père bloque son accès lorsque je suis chez lui, et c’est mon prénom qui s’est affiché sur sa machine, plutôt que celui de mon père. J’ai donc improvisé, déclaré que j’appelais avec le téléphone de mon fils car le mien ne fonctionnait plus, ce qui lui a paru plus suspect encore. Elle a fini par accepter d’envoyer le fameux code temporaire par texto, mais il arrivera sur le téléphone de mon père, et c’est précisément en essayant de l’entrer qu’il a tout bloqué la dernière fois.
Je dois donc obtenir sa promesse qu’il ne touchera à rien. Pour ce faire, je lui laisse un message téléphonique pour lui dire que je lui ai envoyé un courriel qu’il devra lire avant toute chose — c’est beaucoup plus simple, car il entend mal et me coupe sans arrêt la parole. Voici qu’il me rappelle aussitôt, sans avoir lu le courriel. Je lui demande de le faire, il me raccroche au nez, lit le courriel une ligne sur deux, et me rappelle pour me dire qu’il n’a pas reçu le code temporaire.
Je prévois des difficultés.
05/01
Je crawle désespérément dans un océan de démarches, giflé par les vagues de documents administratifs à remplir ; et ce n’est qu’un aperçu des tâches mises en sommeil le temps des infinis travaux de finition.
Je souffre en outre d’alarmants maux de tête, je suis peut être en manque d’Alvityl.
Mon père n’a toujours pas reçu le code temporaire, et il me le fait savoir de toutes les manières possibles.
Comme il est difficile, malgré la sagesse, d’oublier la réalité de l’existence.
C’est, ce me semble, le sens de ce beau poème de Ruan Ji :
Le soir succède au jour
Et le matin au soir.
Le visage s’altère, n’est plus ce qu’il était,
L’énergie d’elle-même décline et se dissout.
Enfoui au fond de soi reste un feu dévorant
Mais les mille aléas ne sont pas évitables.
Faits et évènements se succèdent sans fin,
Et l’esprit est trop faible, ses effets sont en vain.
Je crains uniquement qu’en l’espace d’un instant
Mes âmes ne s’envolent, emportées par le vent.
Bien mince est la glace où toute sa vie on marche
Avec un cœur brûlant que personne ne comprend.
06/01
J’ai décidé de vendre ma petite maison dans les bois pour financer la fin des travaux dans la future maison. Je me console en me disant qu’on a plus besoin de maison de campagne, lorsqu’on vit à la campagne. Mais cela ne m’apaise nullement. Elle était mon refuge, mon rêve d’enfant, ma cabane d’écrivain qui n’écrit pas — encore que j’y aie écrit de belles choses. Mes amis les plus intimes y furent invités, et j’y passai tant de beaux moments solitaires. J’y connus la vie et la mort, j’y vécus des aventures, tant que mon cœur se serre.
Au milieu de la nuit, ne pouvant pas dormir,
Je me lève et m’assieds, je joue de la cithare.
À travers le rideau brille le clair de lune,
Un vent pur et léger souffle dans mon habit.
Dehors dans la campagne crie une oie solitaire,
Des oiseaux qui tournoient piaillent dans la forêt.
Ne sachant où aller, que vais-je apercevoir ?
Des pensées, de soucis, un cœur seul et blessé.
Tel parlait encore Ruan Ji.
Allons, me dis-je sans y croire, les yeux grand ouverts au beau milieu de la nuit ; allons, il faut regarder vers l’horizon.
07/01
Balzac.
Avant de lire Eugénie Grandet, j’ignorais qu’il eût autant d’humour ; je m’étais fait une représentation de Balzac, j’avais une idée de Balzac, forgée à partir des quelques ouvrages que j’avais lus, et de ceux que je n’avais pas lus, mais dont je me satisfaisais de connaître les grandes lignes. Je n’avais donc, dans tout ceci, jamais perçu cet humour qui me fait m’esclaffer devant le ridicule du jeune cousin Charles, fraîchement arrivé de Paris, dont Eugénie, cette belle âme, tombe amoureuse. Je me bidonne littéralement en en lisant des passages à Barbara qui veut dormir.
J’ai découvert que certains autistes apprécient de se glisser sous une couverture lestée, c’est-à-dire pesant plus lourd qu’une couverture traditionnelle, ce qui semble les rassurer en leur procurant la sensation d’être étreints par un ami, leur maman, ou quelque chose comme ça. C’est là une bien drôle d’idée, un peu puérile, me dis-je au moment de m’endormir dans ma grenouillère requin en pilou. Je m’en vais au pays des rêves, où me vient l’idée de cette invention : une sorte de couette dans laquelle on glisserait des dizaines de chatons, qui, alimentés en bon lait tenu au chaud par une bouillotte, ronronneraient à tout va en même temps qu’ils la lesteraient de leur poids. De quoi enterrer, je pense, les couvertures lestées traditionnelles.
Au réveil, j’entrevois bien quelques défauts à mon invention — ce n’est qu’une idée de prototype, après tout — mais je n’en vais pas moins vérifier si la marque Ronronlest n’est pas déjà déposée.
08/01
Déprimé, je délaisse Balzac quelque temps pour trouver le réconfort auprès de Chateaubriand, dont la voix plus intime me touche au plus profond du cœur. C’est d’un ami dont j’ai besoin ces temps-ci, un ami plus drama queen que mon cher Montaigne, vers qui je me tourne habituellement, mais qui me dirait mon fait trop crûment, ce que je ne saurais aujourd’hui supporter sans m’effondrer.
Mon père n’a toujours pas reçu le code temporaire. Je songe, écoutant son message téléphonique, qu’il avait l’âge que j’ai à présent lorsqu’il s’est lancé dans les travaux de la maison dans laquelle je passai mon enfance — à cette différence près qu’il les a effectués sans l’aide du moindre moldave. Les souvenirs de cette époque me reviennent en grappe ; comme j’étais insouciant, alors. Je souris à la pensée je serais à peine plus apte à l’assister aujourd’hui que je ne l’étais à six ans. C’est tout de même comme un pont entre lui et moi, un pont qui enjamberait presque cinquante années.
Peut-être ne devient-on un homme qu’en effectuant des travaux dans sa maison après tout.
09/01
C’est le retour de Platrio, le temps d’une nouvelle représentation tragique ; j’ai passé une très mauvaise nuit, mes épaules sont douloureuses, je m’épuise et m’essouffle, sans forces pour promener le papier de verre sur l’enduit, d’autant que je m’embourbe dans les reprises qui ne sont pas entièrement sèches. À nouveau, j’avale du plâtre, et rendu au coin-repos, je n’ose boire la bière sans alcool que j’ai emportée avec moi pour faire ouvrier.
Je craignais que les artisans moldaves ne fussent présents en même temps que nous sur le chantier, car ils auraient jugé la qualité de mon travail, loin d’être irréprochable, en hommes de l’art. J’aime pourtant les côtoyer en d’autres occasions : j’apprécie la musique de leur pays, qu’ils écoutent en montant de belles cloisons, leur langue chantante et incompréhensible, leur bonne humeur, mais beaucoup moins la façon dont ils s’habillent — le survêtement devrait selon moi être réservé aux moments de pratique du sport. Et puis ils ont terminé mon succédané décaféiné soluble à base de glands torréfié — je me suis vengé en pillant leur thé. Ils ont aussi tendance, c’est vrai, à se servir au besoin dans les outils haut de gamme de Barbara, qui se plaint sans arrêt de se faire moldaver ses affaires.
L’électricien est enfin passé ; il a utilisé une mousse artificielle pour boucher les trous qu’il avait faits au plafond, et à l’extrémité de la bombe s’est formée d’elle-même une sculpture magnifique, représentant un renne primitif, que j’ai détaché et rapporté à Bordeaux.
10/01
Je me traîne derrière le chien au petit matin. Je n’ai ces temps-ci qu’une seule idée en tête au lever : me recoucher. Il fait si froid que mes muscles, déjà raidis par les travaux, me semblent faits de verre. J’ai peur qu’ils se brisent, et alors on me trouverait là, gisant, le chien enfui, on me prendrait pour un de ces malheureux délaissés par une société égoïste, je renoncerais à expliquer que mes muscles se sont brisés, je dirais qu’on m’a agressé, jeté à terre pour me voler mon fauteuil roulant, ou quelque chose comme ça. Et je ne pourrais plus jamais marcher — ô mes muscles, mes pauvres muscles de verre, vous fûtes si solides !
Je ramasse les crottes fumant à terre, les jette dans la première poubelle venue, et nous rentrons en trottinant, malgré le danger musculaire, tout à la fois pour nous réchauffer et hâter notre retour.
Je passe le reste de la journée dans un état végétatif, tout juste capable de regarder téléfilm français sous une couverture — finalement, j’aurais bien l’utilité d’une Ronronlest — en mâchant difficilement les petites gaufres préparées par Barbara. Je trouve tout de même la force de m’offusquer contre le scénariste, le producteur et le diffuseur du film ; bien, il y a toujours un cœur dans cette carcasse, un cœur qui se révolte contre la médiocrité.
Le soir, un documentaire sur les guerrières viking me remonte un peu le moral ; qu’il doit être doux, bien qu’un peu dangereux, d’être une guerrière viking.
11/01
J’ai décidément ces temps-ci un sommeil déréglé : à peine endormi, je me suis éveillé tracassé par de vilaines pensées. Plutôt que de m’y adonner, j’ai lu Balzac, ce qui m’a amené jusqu’à une heure tellement avancée que lorsque Barbara s’est levée je n’ai pu articuler que gneuan ce qui signifiait : je me suis endormi si tardivement que je ne puis me lever encore, ainsi qu’elle le comprit aussitôt.
Eugénie Grandet terminé, c’est à présent Le lys dans la vallée qui m’occupe.
J’ai envie de gifler le jeune de Vandenesse sous les yeux de la comtesse de Mortsauf, que je giflerais elle aussi dans la foulée, peut-être d’un même geste théâtral. J’éprouve en revanche une fascination sans bornes pour le comte, émigré malheureux et hypocondriaque.
Mon père, j’ignore comment et lui aussi, a réussi en cliquant un peu n’importe où à se faire renvoyer un code temporaire, qu’il a saisi, débloquant ainsi son compte. Lorsque je lui demande pourquoi il n’a pas fait cela depuis le début, il me répond : Oui ça va bien et toi, et il me raccroche au nez.
12/01
Journée plutôt oisive, durant laquelle je ne fais pas grand-chose d’autre que de lire. Balzac, toujours puis, d’une traite, la courte pièce La Révolte, de Villiers de l’Isle Adam, que je trouve absolument fantastique malgré mon peu d’intérêt pour le théâtre.
J’enchaîne avec Une vie — mais que diable ai-je appris à l’école, c’est à croire que je n’ai rien lu — et Maupassant me happe, comme à chaque fois, par sa simplicité. Ce n’est certes pas à lui que Barbara reprocherait son style trop ampoulé ; j’ai parfois l’impression qu’elle me préfère tout le monde, comme je lui dis toujours avec animosité avant de raccourcir, suite à ses remarques mes phrases trop longues de petit péteux — si vous en trouvez encore, ce sont celles que j’ai ajoutées en douce, après coup.
Je le lis dans une vieille édition de livre de poche ayant justement appartenu à la jeune Barbara. La première page porte cette mention, écrite de sa main : Le 26/06/91. Prix d’excellence au concours départemental pour la défense et l’illustration de la langue française, organisé par l’association de l’ordre des palmes académiques.
Quelle femme !
En fin d’après-midi, tandis que j’évolue lentement dans les rayons de la librairie, une femme lâche un pet. Je m’arrête, frappé de stupeur. Mon regard est posé sur La religieuse, de Diderot. Ce pet est-il un commandement divin ? Le soir, je cherche dans les premières lignes un indice, un signe, un message, une haute parole. Rien pour l’instant.
13/01
Insomnie, encore, durant laquelle j’ai tremblé d’indignation à la lecture des mésaventures de Jeanne dans Une vie ; quel goujat que son mari, il ne lui suffisait donc pas la tromper avec la bonne ? Diable, en voilà un qui n’a ne l’aura pas volé. Et cet ingrat de fils ! Et ceci alors que je commençais à peine à pouvoir songer à la pauvre Pauline, dans la Joie de vivre, de Zola, sans avoir l’œil humide. Je me demande si l’abus de littérature du dix-neuvième siècle, avec sa figure de la femme empêchée, délaissée, n’est pas en train de me transformer en suffragette.
Je ne m’étonne pas, après une telle nuit, des divagations de mon esprit tandis que l’architecte et Barbara rivalisent de termes techniques lors de notre point téléphonique sur l’avancement des travaux. Je retiens, tout de même, que les nouvelles sont mauvaises sur le front de l’assainissement ; il y aura encore des dépenses imprévues, destinées à financer l’aspiration du caca des anciens propriétaires, qui emplit jusqu’à ras bord une fosse septique hors d’âge qu’il faudra, de plus, condamner.
14/01
Je suis propriétaire d’un véhicule de tonte que je ne savais comment nommer exactement jusqu’à ce que je reçoive une offre préférentielle d’entretien émanant du vendeur, faisant expressément référence à mon tracteur de pelouse. Ainsi, je peux désormais admirer les courbes parfaites et la belle couleur jaune de mon tracteur de pelouse. Mais un problème chasse l’autre : dois-je profiter de cette avantageuse offre d’entretien de mon tracteur de pelouse alors qu’il a si peu servi ces derniers mois ?
Le texte de présentation de l’offre dit : votre tondeuse et votre tracteur de pelouse ont parcouru de nombreux kilomètres pendant la saison, une révision s’impose. Dois-je comprendre qu’elle ne s’impose pas si le tracteur de pelouse a rarement quitté son abri ?
En détaillant la liste des contrôles effectués, je soupçonne que la mécanique puisse s’enrayer justement parce qu’elle n’est pas suffisamment mise en branle. Si je me décide, sera-t-il possible, alors, de faire passer dans le cadre de ce forfait la réparation non payée à ce jour de la courroie que j’avais cassée en essayant de passer sur une grosse racine pour éviter d’en faire le tour ?
Or je dois me décider très vite, l’offre n’est valable que jusqu’au 28 février prochain ; et je dois le faire seul puisque Barbara, occupée à étudier les plans de l’architecte pour calculer des superficies de murs triangulaires, refuse de m’aider.
15/01
J’ai l’esprit toujours occupé par l’affaire du tracteur de pelouse, mais je m’attelle courageusement au paiement de nombre de factures en retard dont certaines, bien évidemment, ont entraîné le versement de pénalités. Il y a, notamment, celle de la société de lutte contre les termites ; le technicien qui se charge de l’entretien est très étrange, il ne cesse de rappeler qu’il se prénomme Frédéric, il jette à Barbara des regards lubriques, et n’a de cesse de me demander ce que je vais planter au jardin. Il y a aussi la taxe foncière de la petite maison dans la forêt, que je règle donc peut-être pour la dernière fois, et ce sont mes larmes qui humectent la bande de l’enveloppe dans laquelle je glisse mon chèque et le TIP ; également, le contrat d’entretien de la chaudière de la maison de Bordeaux, et une facture d’eau pour la future maison qui ne semble pas intégrer le pic de consommation provoqué par l’oubli d’un robinet ouvert par le plombier une première fois, et les moldaves une seconde fois.
Je regrette, cher abonné, de vous encombrer l’esprit avec de si petites choses. Je me souviens du temps où un ravissant petit oiseau picorait les miettes de ma viennoiserie tout près de mon verre de thé à la menthe. Et la fois où cette femme m’a sauvé du tramway ! Et cette autre fois, où un cycliste a failli tomber ! Que de péripéties alors, et combien je pouvais vous les raconter en leur donnant l’importance qu’elles méritaient.
Qu’est-il donc advenu pour que ma vie devienne si plan-plan ?
J’ai l’impression qu’il ne me reste que les travaux pour aventures ; aussi, demain en vous éveillant, songez au pauvre Platrio, spectre auréolé de poussière n’osant se désaltérer, errant sur un chantier dès les premières heures, n’ayant pour toutes armes que ses cales à poncer et son grand cœur.