Cher abonné,

Aviez-vous remarqué que je manquais de yang ?

Non ? Ne vous tourmentez pas, je l’ignorais moi-même.

C’est ma praticienne de médecine chinoise qui m’en a informé ; quelques aiguilles savamment fichées plus tard, plus besoin d’aller grappiller du yang n’importe où, n’importe comment.Et ce yang tout neuf, arrivé en masse, n’a pas bien entendu chassé mon yin : aussi connais-je toujours de délicieux moments d’introspection.

J’ai dernièrement pensé plusieurs fois à Pierre Bachelet. J’ignore pourquoi. Peut-être la nostalgie de ce soir éloigné, en Eure-et-Loir, où j’accompagne mes parents chez leurs amis portugais. Ils ont deux grandes filles et un garçon de mon âge — José, évidemment. J’ôte mon blouson dans le couloir, heureux et excité à l’idée de la soirée qui s’annonce. Lorsque je pénètre dans le salon, Pierre Bachelet interprète à la télévision son succès de l’époque — Elle est d’ailleurs. Sa ressemblance avec Jacques Brel me trouble. Je m’approche de l’écran, j’écoute les paroles attentivement, et je les trouve belles ; je suis un préadolescent romantique. À table, j’ai un renvoi et je manque de rendre mon endive cuite. Le repas n’est pas tout à fait terminé quand retentit le générique de Dallas, la nouvelle série américaine qui fait fureur. Les enfants sont autorisés à quitter la table et à s’asseoir en demi-cercle devant le téléviseur. On a du mal à suivre : à-côté les hommes rient fort, et les femmes se sont mises à chanter.

Un autre souvenir télévisuel, deux ans plus tard, je crois. Je passe un merveilleux été à la piscine municipale en compagnie de mes jeunes amis anglais. Chaque samedi soir, la télévision diffuse la série Shogun, puis une émission musicale présentée par Antoine de Caunes. Il me semble que ces journées-là sont encore plus insouciantes que les autres. J’aimais sans retour une jeune fille qui portait un maillot de bain bleu et vivait près d’un vidéoclub. Je suis tombé en esclavage de son sourire, de son visage, comme le chantait Pierre Bachelet. Le vidéoclub n’existe plus aujourd’hui ; mais elle ?

Je lis, ces temps-ci, avec bonheur, le long roman de James Clavell, dont avait été tirée la série. Il comprend une foule d’aventures, de détails qui ne figuraient pas dans l’adaptation. Ainsi, le gros sexe du héros, le marin anglais Blackthorne, fait l’admiration des Japonais, hommes et femmes confondus. Dans la série, aucune allusion n’est faite à cela, et on voit encore moins le sexe de Richard Chamberlain — à moins que j’aie oublié, c’est possible.

Je descends de ma chambre au salon lorsque, au beau milieu de l’escalier, je sens l’esprit de l’ourson. Pas un certain ourson ; l’esprit de tous les oursons. L’esprit de la créature ourson. C’est-à-dire que je me sens soudainement ourson ; non, je sens que je suis habité par l’ourson. C’est une sensation diffuse, difficile à expliquer à quelqu’un qui n’aurait pas ressenti l’appel de l’ourson — si vous l’avez ressenti, dites-le-moi. Il me vient une formidable envie de danser comme un ourson. Mais j’ignore comment danse un ourson. Alors, l’esprit de l’ourson me fait comprendre que peu importe.
Bien, je me lance : les pattes arrières pliées, levées en mesure ; les pattes avant bien haut, des gestes imprécis ; le corps qui oscille en mesure. Et voici danser l’ourson pataud !

Las, Barbara ne perçoit pas l’esprit de l’ourson lorsque, plus tard, je lui danse l’ourson.

À quoi bon lui avoir offert un ours dansant inuit ?

Dans la rue, elle me voit et se fige. Elle pousse un cri de terreur, emmêle tous ses membres aux jambes de sa mère et fait mine de l’escalader, comme pour regagner son utérus par les voies basses ; elle se ravise d’être née dans un monde peuplé de monstres aussi effrayants que moi. Mais elle est trop grande, désormais. Ça ne passera pas.

Je la regarde, désolé, avec l’envie de lui dire : Allons petite, tu ne vas tout de même pas craquer déjà.

Traversant le cimetière du Père-Lachaise, Barbara m’envoie une photo de la tombe du chanteur Mano Solo, assortie de ce commentaire : clandestino. Je ris, et lui envoie une binette hilare en réponse. Puis, à la pensée qu’elle confond Murakami et Mishima, Gus Van Sant et Lars von Trier, et tant d’autres encore, je m’assure que c’était bien une blague.

Mais non.

Je lui renvoie une binette triste.

: — (

Il y a dans les Souvenirs terrestres de Llewelyn Powys tant de secrets délicats qu’il faudrait les garder pour soi, de peur de les abimer en les ébruitant ; ou alors, ne l’offrir qu’à une personne dans sa vie ? Comme une luciole qu’on déposerait dans ses mains jointes, avec, tout de même, au fond du cœur la légère crainte de s’être trompé.

Allons, elle en prendra soin.

On souffle une dernière fois sur la luciole, et on s’éloigne doucement.

Je ne suis pas retourné voir mon psychiatre après le confinement. Pourtant, je me sens plus équilibré que jamais, surtout depuis qu’on ma rechargé en yang. J’en conclus qu’il avait sur moi une très mauvaise influence. Ce qui m’ennuie un peu, c’est que j’avais, je crois, une très bonne influence sur lui. Et puis, certains lecteurs s’étaient attachés à lui.

J’espère qu’il s’en sortira.

Je regarde dans l’ordre tous les épisodes de la série policière Columbo ; je devrais être endurci à présent, mais c’est chaque fois la même chose : le moment où Columbo fait comprendre au coupable, sans le lui dire expressément, qu’il sait qu’il est le coupable, qu’il va le pincer, que ce n’est qu’une question de temps, m’est insupportable. C’est que je sais qu’après cela, chaque apparition de l’inspecteur à l’écran me plongera dans l’angoisse, car je m’identifie au malfaiteur autour de qui il tisse impitoyablement sa toile.

De quel crime me suis-je rendu coupable dans une autre vie ?

S’intéresser à son époque, c’est lécher l’écume en croyant que c’est la vague.

Pourtant, je suis un homme de mon temps : ne viens-je pas de réaliser la prouesse technologique de programmer l’envoi de la présente infolettre ? Si vous l’avez bien reçue le mardi 28 juillet 2020, c’est que ce tour de force a réussi : elle s’est envolée sans que j’appuie sur le bouton Envoyer. Cet avenir (le mien) qui est votre présent, c’est vertigineux.

Je suis pour ma part entre le ciel et l’eau, sur une île minuscule, depuis plusieurs jours. À moins que je ne sois subitement mort, sans avoir parlé à personne de ma programmation ?

Francis d’outre-tombe !

Je vous laisse la surprise.

 

<<< retour aux archives

Vous lisez les archives... abonnez-vous pour recevoir les prochaines infolettres !

Merci, vous allez recevoir une confirmation...