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La lecture est une amitié, écrivait Proust.
Je vous remercie pour votre amitié.
Mardi 1er janvier
Je suis, comme au début de chaque année nouvelle, en quête de quelque chose à arrêter. L’année dernière j’avais arrêté de boire de l’alcool. Arrêter me semble plus accessible que commencer. Par exemple, arrêter de consommer du sucre me paraît plus facile que de commencer la poterie. Cela dit, j’ai envie de commencer la biodanza après avoir regardé des vidéos sur internet ; mais peut-être vais-je plutôt arrêter d’avoir arrêté les sports de bagarre.
1660 : Samuel Pepys entame la rédaction de son Journal. Quel meilleur moment qu’un premier janvier ? On a dit qu’il s’agissait pour lui d’une résolution de nouvelle année. Et pourquoi pas ? J’ai pour ma part débuté de nombreux journaux au mois de janvier, tous arrêtés dès février. Il aura fallu, en avril dernier, que Barbara me mette au double défi de commencer un journal au beau milieu de l’année et de le continuer durant plus d’un mois pour que ces lignes existent. Mais revenons-en au Journal de Pepys, autrement plus intéressant. Il fut rédigé dans une sorte de sténographie laissant apparaître en clair les noms propres, mais aussi certains mots, tels que hémorroïdes, tumultes, subsides. Dans ce Journal, il relate les grands événements dont il fut le témoin, tel l’incendie de Londres, mais aussi la vie de ses contemporains, ses séjours à la selle, ses bons mots ou même es aventures extra-conjugales, celles-ci consignées en un sabir très personnel, difficilement déchiffrable, fait de mots grecs, latins, français, espagnols, et d’autres de son invention. Pepys souffrait de calculs rénaux, à tel point qu’il dut se résoudre à se faire opérer — sans anesthésie et avec une chance sur deux d’y laisser la vie. Ayant survécu à l’incision de sa vessie, il conserva ses calculs dans une boîte à pierres, qu’il exhibait fièrement chaque 26 mars, anniversaire de son opération, pour sa fête de la pierre. Il y aurait beaucoup à dire sur ce haut fonctionnaire excentrique, comme souvent les anglais, mais je ne sais pas tout, loin de là, aussi me contenterai-je de quelques extraits de ce passionnant Jours de Samuel :
20 octobre. Quelqu’un vint ce matin pour me donner des conseils sur l’emplacement d’une nouvelle fenêtre dans ma cave en lieu de celle que sir W. Batten avait condamnée ; y descendant, je mis le pied dans un gros tas de merde, et je m’aperçus que cela était dû à la fosse d’aisance de Mr Turner qui était pleine et qui se déverse dans ma cave, ce qui me contrarie ; mais je vais y faire mettre bon ordre.
28 janvier. Étant assis au fond dans un endroit sombre, une dame qui ne soupçonnait pas ma présence se retourna et me cracha dessus par erreur. Mais, voyant qu’elle était très belle, je n’en fus pas gêné le moins du monde.
Mercredi 2 janvier
Les tristes débuts d’année au ciel gris.
1884 : naissance de l’écrivain Jacques Chardonne, accusé de collaborationnisme et néanmoins admiré de Charles de Gaulle, François Mitterrand, Pascal Sevran et d’autres. Il craint d’être fusillé à la Libération, mais il est plutôt emprisonné à Cognac, tandis que ses livres sont interdits de vente et de fabrication. Même s’il bénéficie deux ans plus tard d’un non-lieu, son sort est scellé pour la postérité. Il continue d’écrire, refusant les honneurs — il faudrait savoir, à la fin. Il avait dit avant de mourir : Pas de rue, pas de plaque ; il y a pourtant désormais à Barbezieux, où il vécut longtemps, une rue à son nom et une plaque apposée sur la façade de sa maison natale. Alors, à quoi bon ? Les hommes célèbres ne s’appartiennent plus après leur mort ; on se fiche bien de leurs dernières volontés. Nabokov, malade, sachant qu’il ne pourrait terminer L’original de Laura, avait chargé sa femme de détruire le manuscrit. Raté. Et que dire de Kafka qui fit confiance à Brod pour détruire ses oeuvres après sa mort ? Évidemment, en un sens, nous pouvons remercier Brod. Mais comment, en revanche, ne pas haïr la femme de Jules Renard qui arracha de nombreuses pages du Journal à la mort de son époux ? Ce qu’il faudrait, c’est une machine à remonter le temps. Il ne s’agirait pas, alors, de classiquement tuer Hitler, mais de demander à cette folle d’ôter ses sales pattes de là.
Jeudi 3 janvier
Le cadeau qu’entendait m’offrir Judith pour Noël, bloqué en douane, arrive enfin. Il s’agit d’une très jolie montre soviétique et vintage. Elle tenait absolument à ce qu’elle fût rectangle. Je préfère pour ma part les montres rondes, surtout les soviétiques, mais cette idée bien arrêtée qu’elle avait au sujet de la forme de la montre démontre qu’elle y a réfléchi, et son cadeau ne m’en est que plus précieux. Le bracelet est trop grand pour mes frêles — mais solides — poignets. Je me demande : la gracilité implique-t-elle la fragilité ?
1893 : naissance de l’écrivain Pierre Drieu la Rochelle. Dandy dépressif couvert de femmes, homosexuel refoulé pour certains, il était, avec Chardonne, du voyage en Allemagne à l’invitation de Goebbels. À la Libération, il refuse l’exil et les cachettes malgré l’insistance de ses amis, au nombre desquels comptent Colette, Malraux, Aragon, que Drieu a protégé des allemands. Il tente de se suicider aux barbituriques, mais Gabrielle, sa femme de ménage, le trouve à temps et l’on parvient à lui laver l’estomac. Alors, il s’ouvre les veines à l’hôpital quatre jours plus tard. Nouvel échec. Il refuse toujours de se cacher en Suisse et reste en France, avec sa dernière compagne qui dira : Je ne pouvais plus l’aider à vivre. Il était décidé. Je ne pouvais que l’aider à mourir. Lorsque les journaux annoncent un mandat d’amener contre lui, Drieu ouvre le gaz, avale du gardénal et s’assied près du lavabo. Près de lui, ce mot : Gabrielle, laissez-moi dormir cette fois. Je me souviens du scandale provoqué par l’édition de ses oeuvres dans la bibliothèque de la Pléiade en 2012. Parmi les chiens de Pavlov qui hurlaient au fascisme, combien avaient lu Le feu follet ou Gilles ? Combien s’étaient penchés sur la complexité d’une existence ? Je l’ignore ; je sais en revanche que ce n’est pas un prérequis pour exister dans les gazettes, et que c’est là leur but ultime dans une époque assise sur du vent.
Vendredi 4 janvier
Nouvelle visite de la maison à vendre à la campagne. J’avais raison au sujet de cette superficie de terrain soit-disant démesurée ; c’est Barbara qui avait mal compris. Je lui jette un regard triomphal lorsque le propriétaire a fini de détailler la parcelle. Restent tout de même de jolis arbres, une mare, une grotte troglodyte, et un terrain en pente derrière la maison, parfait pour les futures chèvres de Barbara qui auraient même leur abri. Également, une grange pour mes projets d’artiste plasticien les plus gigantesques. Je demande au propriétaire s’il accepterait de désinstaller la tyrolienne qu’il a construite pour ses enfants, car l’assemblage des matières et des couleurs produit sur moi un effet repoussant ; elle est en outre visible depuis le bosquet où j’accrocherais un hamac pour penser à l’air libre.
1958 : Sputnik I, lancé trois mois plus tôt, rentre dans l’atmosphère et se désintègre après avoir parcouru environ 70 millions de kilomètres. C’est une sphère métallique de 58 centimètres de diamètre d’une masse de 83 kilogrammes. Sputnik est le premier satellite artificiel de la Terre : son retour marque l’an I de l’ère spatiale, le début de la course à l’espace. Le choc est immense pour les américains, qui réalisent l’avance prise par les soviétiques. Ils tentent de réagir en plaçant Vanguard TV3 en orbite, mais il explose juste après le décollage. Il leur faudra créer la NASA puis la doter de moyens financiers absolument faramineux pour refaire leur retard. Tout ça pour quoi ? L’humanité disparaîtra bientôt, mais elle aura propulsé quelques inutiles sur la Lune.
Samedi 5 janvier
Départ en Vendée.
Un énorme embouteillage à quelques kilomètres de Bordeaux. Les gilets jaunes n’y sont pour rien, il s’agit d’un grave accident. Plutôt que de patienter des heures dans la voiture, nous prenons la première sortie et décidons de déjeuner dans l’un de ces restaurants d’autoroute que j’affectionne — en l’espèce un buffet asiatique au forfait — Le chinois gourmand. La nourriture est très mauvaise, forcément : tout le concept repose sur l’habileté du restaurateur à se la procurer à très bas prix auprès de fournisseurs discount, avant de la revendre, légèrement transformée, un peu plus cher, tout en limitant les charges de personnel — un self service. Je me contente de quelques sucreries, tout en lisant à haute-voix un article sur la bactérie Escherichia coli qui doit littéralement proliférer dans les assiettes. Cela finit de dégoûter les filles, particulièrement exposées, puisqu’elles ont osé choisir des nems et même des sushis. Aux tables voisines, on parle de la situation politique du pays. Je me sens inexplicablement bien.
La situation sur le front autoroutier est la même après le déjeuner. Il faut donc tuer le temps, et pour cela nous allons traîner nos guêtres dans la galerie d’un supermarché géant. Je vis en réalité la journée de mes rêves : j’aime les autoroutes, les stations-service, les galeries commerciales, les zones industrielles et plus généralement toutes les zones intermédiaires — elles me fascinent et m’effraient par ce qu’elles disent de nous. Le photographe Raymond Depardon a publié un superbe livre sur les abords de nos villes, qui ressemblent de plus en plus à un oeuf au plat dont le blanc s’étendrait encore et encore, jusqu’à faire paraître le jaune lointain et minuscule. J’aime aussi les éoliennes et les ronds-points.
Judith se fait percer les oreilles au pistolet par une femme dont le tatouage dépasse de son pantalon taille basse. L’opération, un peu ridicule, me fait penser aux pénis fendus des hommes de certaines tribus australiennes, aux immenses plateaux labiaux des femmes de certaines tribus éthiopiennes. Dans le supermarché, nous achetons quelques cadeaux de dernière minute. Barbara me demande les titres des livres que j’ai préférés cette année : je consulte ma liste de livres lus, et lui réponds qu’il s’agit des Fleurs pour Algernon de Daniel Keyes, et de Martin Eden de Jack London. Nous achetons le premier pour son père, le second pour sa mère.
Il est tard lorsque nous arrivons enfin. Je reçois une boîte de chocolats dans laquelle on a glissé un petit mot : des chocolats rien que pour toi. Je respecte ces instructions à la lettre et n’en propose à personne. Barbara reçoit le dernier livre de Michel Houellebecq, auteur qu’elle n’apprécie que modérément ; ses parents n’ont par ailleurs toujours pas intégré, en sept années, qu’elle est végétarienne. Aussi est-ce comme toujours à moi seul que sa mère s’adresse, apportant un plat carné à table : Ne vous inquiétez pas Francis, j’ai aussi fait des lentilles — toujours des lentilles. Je vole le livre de Houellebecq à Barbara.
Les filles se comportent comme de petites princesses, enfantines et criardes, assurées de l’amour inconditionnel et un peu bébête de leurs grands-parents qui les voient rarement.
1757 : Robert François Damiens échoue dans son projet d’assassiner le Roi de France Louis XV. Alors que la famille royale s’apprêtait à tirer les rois au Grand Trianon, Louis XV quitte les siens pour regagner Versailles où sa fille, malade, est alitée. Damiens attend patiemment sur la place d’armes du château, parmi la foule qui tente d’obtenir des audiences royales. Enfin, le roi regagne son carrosse ; Damiens fend la haie des gardes et plante le Roi au moyen d’un canif à deux lames rétractables. Celle qui entre dans le roi, entre la quatrième et la cinquième côte, mesure 8 centimètres. Mais le roi était chaudement vêtu en raison du froid ; les nombreuses couches de vêtement ont amorti le coup, aucun organe n’est atteint, et la lame n’était pas empoisonnée. Le roi reste alité dix jours, durant lesquels il décide de changer d’attitude : il marquera plus de dévotion, renoncera à ses maîtresses et préparera le dauphin à sa succession. Pendant ce temps, évidemment, Damiens est torturé, avant d’être jugé pour régicide. Une fois la sentence prononcée — il doit être mené et conduit dans un tombereau, nu, en chemise, tenant une torche de cire ardente du poids de deux livres puis, dans le dit tombereau, à la place de Grève, et sur un échafaud qui y sera dressé, tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et gras des jambes, sa main droite tenant en icelle le couteau dont il a commis le dit régicide, brûlée au feu de soufre, et sur les endroits où il sera tenaillé, jeté du plomb fondu, de l’huile bouillante, de la poix résine brûlante, de la cire et soufre fondus et ensuite son corps tiré et démembré à quatre chevaux et ses membres et corps consumés au feu, réduits en cendres et ses cendres jetées au vent — Damiens aurait eu ce trait d’esprit : La journée sera rude.
Seize bourreaux, dont les fameux Sanson, viennent de toute la France pour exécuter la sentence. Les balcons des maisons de la place de Grève sont loués à prix d’or ; un homme se défenestre par accident et tue deux personnes en tombant. L’écartèlement tire en longueur : les bourreaux doivent s’y reprendre à soixante reprises car Damiens est un colosse, et ils ont interdiction de couper les tendons des membres pour faciliter leur arrachement. Ils y sont finalement autorisés alors que la nuit tombe. Damiens expire enfin, après l’arrachement de son dernier membre : le bras droit.
J’avais lu dans les Mémoires de Casanova que ce dernier avait assisté au spectacle. Il écrit : Au supplice de Damiens, j’ai dû détourner mes yeux quand je l’ai entendu hurler n’ayant plus que la moitié de son corps. Puis il raconte comment son ami Tireta profita de l’occasion pour trousser discrètement une certaine Madame XXX.
Dimanche 6 janvier
La fève est en forme de nounours ; c’est de pire en pire chaque année. Encore que j’avais hérité l’année dernière d’une fève Astérix.
Je me fais expliquer par les filles le succès de ces oreillettes blanches sans fil que de plus en plus de jeunes semblent s’être greffées dans les oreilles à plein temps : elles présentent en réalité l’avantage d’être invisibles lorsque les élèves rabattent leurs cheveux sur leurs oreilles. La complicité passive des enseignants, qui ne l’ignorent certainement pas, permet alors aux petits cancres d’écouter de la musique en classe. Ce qui me surprend, c’est que cet objet, l’oreillette sans fil, si longtemps considérée comme un truc de commercial en vadrouille, de chef de chantier, quelque chose d’un peu beauf, soit devenue le nouveau summum du chic. Peut-être cela tient-il à la forme de l’objet, à son design ? Et puis tous ces gens qui semblent désormais parler seuls dans la rue.
Je n’en puis plus non plus des téléphones intelligents. J’en suis venu à considérer le mien comme un objet transitionnel éternel, un peu dégoûtant avec son air de dire : Je suis utile à tout et tout le temps, tu ne peux plus te passer de moi. Je me souviens ma tristesse, au concert de la chanteuse Ariana Grande, lorsque les jeunes spectateurs en avaient allumé la loupiote, comme autrefois la flamme analogique des briquets ; même la joie est encadrée par les téléphonistes.
Le long de la route je surprends un héron. Je signale à voix haute dans l’habitacle de la voiture : Regardez, un héron. Mais les filles n’entendent pas — oreillettes — et puis, quelle utilité peut bien avoir, désormais, un réel non numérisé, non transmissible ? Je me sens fragile, comme un mollusque. Non pas mou — ma forme physique est bonne malgré une fatigue récurrente — mais plutôt exposé comme si j’avais perdu ma coquille. Terriblement exposé.
1352 : cérémonie inaugurale de l’Ordre de l’Étoile, créé par le Roi de France Jean le Bon. Les chevaliers n’y sont admis qu’en raison de leurs mérites sur le champ de bataille — les tournois ne compte plus. Ils portent un manteau de damas blanc brodé d’une étoile en or, ainsi qu’un collier à trois chaînes entrelacées au bout duquel pend une autre étoile. Les chevaliers de l’Ordre prêtent serment de ne jamais reculer de plus de quatre pas, ce qui coûta la vie à quatre-vingt-dix d’entre eux lors de la bataille de Mauron.
Lundi 7 janvier
Sur la place, je revois ces deux frères âgés d’une soixantaine d’années, dont l’un est boiteux et porte toujours le même imperméable beige et la même casquette grise à carreaux. Ce dernier se jette au sol, comme s’il ne voulait plus avancer en raison d’une immense contrariété. Son frère, que je suppose être l’aîné car il revient toujours sur ses pas pour s’occuper de lui, semble aujourd’hui particulièrement gêné ; il regarde alentour, puis dit entre ses dents, mais suffisamment fort pour que je puisse entendre : Ne fais pas ça, ne fais pas ça. Mais l’autre persiste à faire ça. Il n’est toujours pas relevé lorsque je quitte la place sur laquelle je ne faisais que passer.
Chez le psychiatre, que je n’ai pas vu depuis une quinzaine, la discussion tourne à nouveau autour de ma très forte résistance au changement et de ma haine de l’imprévu. Nous ne parlons pas beaucoup. Je note que ses chaussures, nouvelles me semble-t-il, sont très jolies ; elles ressemblent un peu aux miennes. Son pantalon bordeaux rappelle lui aussi un peu le mien. Je me demande s’il n’est pas un peu influençable. Il profite d’un blanc dans la conversation pour tripoter son téléphone intelligent. Le mien est resté dans mon manteau posé sur un fauteuil. Je l’ai vu détailler ce manteau à mon arrivée. Je ne serais pas surpris de le voir bientôt avec un paletot de marin.
Dehors, un vieil homme qui manque de tomber en se levant d’un banc. Au lieu de tomber, mon père, un vieil homme lui aussi, dit : se casser la margoulette. Une réminiscence de son passé de gardien de vaches dans le Béarn profond je suppose ; il a toujours désigné sous ce terme de margoulette une sorte d’amphore en terre cuite gardant l’eau au frais. L’image est parlante. Bref, un vieil homme se casse la margoulette dans la rue. Cela m’amène au souvenir du grand-père de Barbara, que j’ai bien peu connu — mais qui m’avait suffisamment impressionné pour que j’écrive à deux reprises sur lui dans le regretté magazine Le Tigre. Une fois que nous étions, lui et moi, à patienter dans une voiture à l’arrêt, il m’avait raconté combien, étant peu de temps auparavant tombé dans sa baignoire sans pouvoir se relever seul, il s’était senti vulnérable. Que cet homme au caractère si trempé, ayant voyagé jusqu’au Canada et au Japon — à une époque où le voyage était encore possible — pour bâtir sa fortune, avant de la perdre avec panache et de tout recommencer, finisse par s’écraser dans une baignoire sans pouvoir se relever m’avait paru obscène, injuste, révoltant. Parce que c’est ce qui m’attend évidemment.
Une femme portant niqab monte dans le tramway ; elle a coincé son téléphone entre sa joue et le tissu et continue sa conversation en fouillant dans son sac. Il me semble que je suis ni plus ni moins en présence d’une évolution d’Homo biscottus*, ou peut-être même d’une nouvelle espèce ; que fera Homo niqabus de l’avantage que lui confère sur Homo biscottus cette possibilité d’utiliser ses deux mains tout en parlant au téléphone ? J’ai bien peur que confronté à un tel avantage sélectif, Biscottus ne connaisse le triste sort de Néanderthal. À moins que, justement, les oreillettes…
1714 : Henry Mill dépose le premier brevet pour une machine à écrire. C’est une merveilleuse invention. J’écris ces lignes assis à côté l’Underwood début de siècle de mon grand-père, dont j’ai malheureusement bloqué le mécanisme en jouant avec quand j’étais petit — le mécanisme de la machine. Je voulais en effet écrire des mots d’un seul coup en appuyant sur plusieurs touches à la fois. Les grands chefs d’oeuvre tapés à la machine auraient-ils été les mêmes si leurs auteurs avaient pu écrire amour au lieu d’a–m-o-u–r ? J’aurai essayé, au moins.
* Voir un envoi précédent.
Mardi 8 janvier
J’apporte au laboratoire, pour analyse, un prélèvement intime et un peu particulier. La femme à qui je le remets observe le flacon à la lumière du jour, le fait tourner d’un habile mouvement de poignet, comme le connaisseur un verre de bon vin. Elle commente la robe, et je m’attends presque à ce qu’elle le goûte. J’attends, craignant d’être recalé et de devoir fournir un nouvel échantillon. Mais non : elle tourne vers moi un visage satisfait, souriant, et me dit : C’est bien Monsieur, vous pouvez y aller. Dans la rue j’ai le coeur si léger que je sautille jusqu’à l’arrêt de tramway, sous un joli soleil.
Je m’ennuie ; j’ai dans l’idée de rédiger une petite annonce dans le but de trouver un ami à Bordeaux. Elle listerait, évidemment, des critères assez stricts — non pas que je sois très exigeant avec mes amis, mais parce qu’il faudrait que nous soyions compatibles, que nous ayions des choses en commun afin d’alimenter des discussions et pratiquer ensemble des activités. À vrai dire je ne pense pas avoir jamais pratiqué une activité avec un ami. Je crains cependant que le texte de l’annonce, s’il devait être sincère, ne me fasse passer pour quelqu’un d’inquiétant avec qui personne ne voudrait être ami.
1896 : Mort de Paul Verlaine.
Mercredi 9 janvier
Départ pour la région parisienne avec le chien ; nous rendons visite à mes parents. Les haltes habituelles en chemin, dans les stations-service où je bois du café soluble à la machine et me gave de bonbons sans gélatine animale. Comme toujours, je frôle la panne d’essence par pingrerie.
À l’arrivée, mon père insiste pour que j’aille voir au jardin la clôture électrique qu’il a plantée seul, après avoir refusé mon aide pour d’inexplicables raisons, afin d’éloigner les sangliers — surnuméraires car nourris par les chasseurs de la région, qui s’assurent ainsi d’avoir des êtres à tuer et un prétexte pour le faire. Il m’indique avoir bouclé le boulot en deux jours. J’ignore comment cela se peut : le périmètre à clôturer est immense et il est âgé de quatre-vingt-dix ans. J’avais failli mourir d’épuisement en remontant simplement un poteau écroulé de la clôture de ma maison dans la forêt. Je garde de cette expérience un très mauvais souvenir.
Le chien s’approche de la clôture avant que j’aie pu la prévenir du danger et la renifle de trop près. Elle pousse un cri aigu et bondit en se tortillant, retombant entièrement sur la clôture qui lui colle de nouvelles châtaignes, jusqu’à ce qu’elle se tire de ce mauvais pas en piquant un sprint en direction de la maison. Elle me fuit lorsque je tente de l’approcher pour la consoler, et semble m’en vouloir durant toute la soirée — comme si j’avais quelque chose à voir là-dedans, comme si c’était moi, la fée électricité, comme si j’étais méchant enfin.
Réfugié dans ma chambre, j’entame Sérotonine, de l’écrivain Michel Houellebecq. Dans les premières pages, cette phrase, qui me frappe par la justesse de la situation qu’elle décrit, me rappelle une ancienne relation amoureuse, orageuse et compliquée : Le problème est que je manifestais une indifférence de plus en plus grossière à son statut et au mien, un soir en allant chercher des bières dans le frigidaire du bas je me heurtai à elle dans la cuisine et laissai échapper un « Pousse toi grosse salope » avant de me saisir du pack de San Miguel et d’un chorizo entamé. J’ai pour ma part, et j’ai honte de la dire, traité ma compagne de l’époque de sale petite peste après qu’elle m’eût volontairement bousculé dans la cuisine où je me préparais une tartine.
1890 : naissance de l’écrivain tchèque Karel Čapek. Je ne l’ai découvert que très récemment, en achetant un peu par hasard son roman La guerre des salamandres, dont j’ai à peine commencé la lecture. D’ores et déjà, je suis conquis par cette histoire de guerre entre humains et salamandres totalitaires ayant pris le pouvoir après avoir été longtemps exploitées. Čapek est en outre le premier à avoir utilisé le mot robot dans l’une de ses pièces, en 1920 ; techniquement, le mot avait été inventé par son frère Josef.
Jeudi 10 janvier
Il a gelé dans la nuit ; il me faut dégivrer le pare-brise de la voiture. Je n’avais pas fait cela depuis des années. Des souvenirs de gratouillis fébriles et inefficaces remontent des strates où sont rangés les souvenirs de ma jeunesse : j’étais déjà en retard pour le Palais de justice, où l’on envoyait au casse-pipe le jeune avocat idéaliste que j’étais, comme l’acteur américain Tom Cruise dans le film où il est un jeune avocat idéaliste.
Je laisse la montre que m’a offerte Judith en dépôt chez l’artisan à tout faire de la galerie de Carrefour, puis je m’installe à une table du Pomme de pain où se retrouvent les employés du supermarché et des commerces de la galerie. Ceux qui ont terminé leur service, comme les poissonniers, ont un mot d’encouragement pour ceux qui s’apprêtent à le commencer : caissières, magasiniers, employés du rayon bazar. Ces échanges conviviaux, sous le regard bienveillant de la tenancière dont le badge indique qu’elle s’appelle Corinne, mais que tout le monde appelle Coco, me rappellent les mois où je fus travailleur intérimaire chez Auchan. Je mords dans mon pain chocolat-noisettes industriel, triste madeleine de Proust. L’artisan multi-services n’en a pas encore terminé avec le bracelet de ma montre. Pour tuer le temps je fais placer une vitre de protection sur mon téléphone intelligent, qui continue de me dégoûter : je me déteste. Lorsque je récupère enfin ma montre, le bracelet est trop serré autour de mon poignet ; c’est l’effet visuel surtout qui me dérange, car mon sang peut encore circuler.
Déjeuner à la pizzeria autrefois délicieuse où, jeune et désargenté, j’invitais de temps à autre mes petites amies. C’était toujours une fête, une occasion, surtout si nous allions après dîner au cinéma ou à un concert. L’endroit a dû changer de propriétaire trois fois au moins depuis cette époque lointaine. Ma pizza est absolument répugnante. C’est effrayant comme tout change ; le cybercafé en face de la pizzeria est devenu un restaurant. Il faudra que je raconte cela à mon psychiatre, que je lui amène cette preuve que c’était mieux avant, puisqu’il semble en douter. Au moment de régler l’addition j’aperçois des photos punaisées au mur près de la caisse : elles mettent en scène le gérant avec des célébrités, parmi lesquelles je ne reconnais que Charles Aznavour, et Patrick Fiori peut être.
Le chien se refuse à retourner au jardin et semble déterminé à ne plus faire ses besoins.
J’emmène mon père chez le médecin. J’ai le coeur gros en le voyant tant peiner à sortir de la voiture, son pied pris dans le tapis de sol posé devant son siège, gesticulant pour attraper la poignée au dessus de sa tête, ne pouvant se dépêtrer, enfin. Nous attendons longtemps dans la salle d’attente ; il fait des grimaces à une petite fille. C’est presque un siècle qui les sépare. Ferai-je preuve de tant de bonhomie à son âge ? Ou serai-je plutôt un de ces acariâtres jaloux de la jeunesse ? Il faudrait déjà rester vivant suffisamment longtemps pour le savoir.
Houellebecq : Je n’étais décidément qu’une lopette, une triste et insignifiante lopette, vieillissante de surcroît.
1870 : assassinat de Victor Noir par le Prince Pierre-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier et cousin de Napoléon III. Ce bagarreur au sang chaud, ayant déjà tué deux hommes, retiré de la politique depuis le coup d’État de son cousin vingt ans plus tôt, sort de sa réserve à l’occasion d’une polémique anti-bonapartiste. Lorsque le journaliste Rochefort traite les Bonaparte de bêtes féroces, Pierre voit rouge : il le traite d’obscur manoeuvre. Rochefort, ayant un tempérament tout aussi vif que celui du prince, lui envoie ses témoins. Entre-temps, un second journaliste, Grousset, se sentant offensé par Pierre, fait de même. Ce sont ses témoins, dont Victor Noir, qui arrivent les premiers au domicile du prince. Celui-ci, psychologiquement préparé à recevoir les autres témoins — ceux de Rochefort, à qui il voue une haine féroce — ne comprend pas pourquoi on vient l’ennuyer avec ça et déclare n’avoir rien à répondre à Grousset, dont il froisse la lettre sans la lire. Lorsqu’il demande à Victor Noir et à l’autre témoin s’ils sont solidaires de cette charogne de Rochefort, ils répondent par l’affirmative : c’est l’échauffourée. Victor Noir soufflette Pierre Bonaparte, qui sort de sa poche un revolver et défouraille à tout va. Noir est touché à la poitrine, s’enfuit par l’escalier mais s’écroule mort sous le porche. Pierre Bonaparte est acquitté par la Haute Cour de justice, qui seule peut juger un prince de la famille de l’Empereur ; l’affaire fait grand bruit et hâte la chute du second Empire, déjà confronté à des difficultés extérieures.
Vendredi 11 janvier
Envie de de débuter un programme de gymnastique à domicile en autonomie afin de bénéficier des avantages d’un corps non pas simplement en bonne, mais en parfaite santé. Je compare les différentes offres sur mon téléphone intelligent que je déteste toujours autant.
Mon père me demande de passer chercher ses médicaments à la pharmacie. Il réclame en outre le cadeau qu’on lui offre-là bas chaque année : une tasse. Il en a grand besoin me dit-il, car celle de l’année dernière est ébréchée. Il me suit partout dans la maison en me lisant chaque ligne de la liste qu’il m’a préparée, comme si j’étais analphabète.
Sur place je constate que la pharmacie est fermée, bien qu’il m’ait assuré du contraire après avoir vérifié les horaires. Je me rends donc chez Hyper U où les soldes ont débuté. J’examine longtemps les casques sans fil et les coques fantaisie pour téléphones intelligents, les livres, les produits de beauté pour homme. Au rayon surgelés, j’ai la stupéfaction de découvrir des sachets de légumes verts que l’on peut placer au micro-ondes, comme ces sachets de riz que je mangeais tous les soirs lorsque je vivais seul — par goût, et non en raison d’une quelconque inaptitude en matière de cuisine. Je suis ravi et étonné que l’on puisse continuer d’innover ainsi. Quel dommage que cela n’ait existé à l’époque, j’aurais certainement mangé plus de légumes verts.
Nouveau passage à la pharmacie qui a ouvert entre-temps. Les boîtes de médicaments s’empilent sur le comptoir. Je demande à mi-voix la tasse en cadeau, mais il n’y en a plus pour le moment : il faudra patienter. Je me sens humilié, comme dans ces mauvais films où le pharmacien répète à la cantonade la commande d’un client timide et gêné : des capotes anglaises, de la crème pour les hémorroïdes ou que sais-je.
À mon retour mon père exige que je lui fasse un compte-rendu complet : qui m’a servi à la pharmacie, une femme ou un homme ? De quel âge ? Etait-ce la patronne qui vient d’un village proche du sien, ou la femme plus la jeune qui vient d’arriver ? Quand la tasse sera-t-elle disponible ? Ai-je dit que je venais de sa part ? Lui a-t-on souhaité une bonne année et une bonne santé ? Puis il m’explique qu’il a égaré sa zapette. La dernière fois qu’il l’a vue, elle était posée sur la table de la cuisine. Sa théorie est que l’aide-ménagère, qui était présente à ce moment-là, l’aura confondue avec son téléphone car ça se ressemble.
Le chien ne veut toujours pas retourner au jardin.
Les toilettes sont de nouveau bouchées.
Je m’effondre intérieurement.
1697 : parution du Petit Chaperon rouge, de Charles Perrault. Dans sa version, c’est cette bécasse qui fournit au loup les indications nécessaires pour localiser la maison de sa grand-mère. Elle n’a avec elle ni morceau de galette, ni petit pot de beurre. Le loup boulotte la vieille femme en se cachant des bûcherons qui travaillent non loin. Il tend ensuite un piège au Petit Chaperon rouge, qui tombe bêtement dedans, et il la boulotte aussi. Fin de l’histoire. Dans la version ultérieure des frères Grimm, un chasseur éventre le loup et le Petit Chaperon Rouge comme sa grand-mère en sortent saines et sauves — complètement irréaliste.
Samedi 12 janvier
Réveillé par une odeur nauséabonde et des invectives : mon père a entrepris, comme lors de ma dernière visite, de réparer les toilettes lui-même. Je slalome entre les flaques d’eaux souillées jusqu’à la cuisine car j’ai bien besoin d’un café. Sur le perron de la maison je tombe sur de vieux linges imbibés, et au moment même où je réalise qu’ils sont pleins de merde, mon père déboule et en jette un nouveau sur le tas, m’éclaboussant au passage. Quelqu’un a bouché les toilettes en y jetant des lingettes hygiéniques au lieu de les déposer dans la poubelle prévue à cet effet. Au moins ce nouveau dysfonctionnement n’a-t-il pas son origine dans une mauvaise réparation — et c’est tant mieux, mon père était si fier d’y être arrivé tout seul. Mais qui a bien pu commettre cet acte de malveillance ?
Me voyant là, tétanisé, mon père me reparle de sa zapette. Il a téléphoné à l’aide-ménagère, qui lui a indiqué ne pas l’avoir emportée par erreur. Il l’a de nouveau cherchée partout dans la maison puis, tel Sherlock Holmes, a cogité longtemps dans son fauteuil pour résoudre l’énigme : sans succès. Il me demande d’aller en acheter une autre.
Chez le téléphoniste de la galerie du Carrefour, on me regarde d’un air désolé, comme si j’étais un abruti : on ne vend pas ce type de matériel en agence. Il faut téléphoner au service client. Dépité, je me rends chez Coco de Pomme de Pain, qui ne me reconnaît pas, et je termine la lecture d’une ravissante oeuvre de Michel P. qu’il a eu l’amabilité de me faire parvenir. Je lui signale toutefois, par pure méchanceté, par jalousie aussi, qu’il y a là des choses qui m’ont moins plu que d’autres.
Non seulement les toilettes ne sont pas débouchées, mais elles sont condamnées. Il me faudra, ainsi que m’en informe mon père, utiliser les chiottes de sa chambre ou aller caguer dehors — toujours ce foutu patois. Je suis tenté de repartir immédiatement. Une visite de la maison de la Tante Léonie à Illers-Combray ? Non, car la polémique qui fait rage entre des lecteurs passionnés de Proust et le maire au sujet des panneaux éducatifs toujours pas installés dans le village me décourage.
J’appelle le service client pour la zapette ; je ne comprends rien à ce que l’on me dit. Enfin, de service en service, on m’indique que l’on va en renvoyer une, et que d’ici là je pourrai utiliser mon téléphone intelligent pour changer de chaîne. On me questionne longuement sur son système d’exploitation, puis on m’envoie le lien de téléchargement d’un programme tout spécialement conçu à cet effet. Il ne fonctionne pas : ce n’est pas le bon système d’exploitation.
Le soir, je suis surpris par mon père aux toilettes. Il sursaute presque aussi haut que moi en me trouvant assis là. Il voulait mettre ses dents. Hier il avait perdu ses oreilles. La vieillesse est décidément un désagrégement continu.
1876 : naissance de Jack London. Je ne ferai pas l’affront au lecteur de lui redire qu’il faut lire Jack London.
Dimanche 13 janvier
Retour à Bordeaux.
Tandis que je porte le chien jusqu’à la voiture, puisqu’il ne veut plus sortir depuis la triste affaire de la clôture électrique, mon père fait tomber mon sac vintage de l’armée de terre en voulant l’examiner, car il lui rappelle le sien lorsqu’il était jeune soldat. J’entends d’où je suis le bruit du choc contre le sol de mon nouvel appareil photo, très onéreux ; à moins qu’il ne s’agisse du non moins onéreux objectif ? Qu’importe : il faut partir, partir avant de sombrer.
À La croissanterie de l’aire de Meung, sur la commune de Messas, un sympathique colosse me sert un café en s’excusant de son prix faramineux, bien qu’il n’y soit pour rien. Plus loin, une femme adorable, employée du Phileas de l’aire de Châtellerault Antran, me rappelle que la Badoit rouge est celle qui pique le plus — je l’avais oublié. Que Jah veille sur ces anges de la route.
Joie de retrouver Barbara et de manger les scones qu’elle a préparés ; je n’aime pas les gâteaux, mais ceux-ci ont le goût de la liberté.
1941 : mort de James Joyce. Lors de sa rencontre avec Proust en 1922, il se serait plaint de sa vue et Proust de son estomac. Jamais eu le courage de lire Ulysse, mais je garde un très bon souvenir de Gens de Dublin que je lisais tout en me promenant seul dans une zone pavillonnaire proche de mon travail, aucun de mes collègues de l’époque ne souhaitant déjeuner en ma compagnie.