Chèr(e) abonné(e),
Jules Renard écrivait, faisant certainement allusion à un état passager : Je me surmène de paresse. J’aurais aimé pouvoir vous dire que le grand retard pris dans l’envoi de cette infolettre fut dû à ma paresse, mais ce serait vous mentir et je ne le fais jamais. J’avais, tout simplement, beaucoup de travail, jusqu’à en être surmené. Je profite d’une accalmie pour combler une partie de ce retard, et je continuerai à le faire lors des prochains envois.
J’ai, par ailleurs, longuement hésité à vous souhaiter une bonne année. D’une part, je trouve cela irritant, et d’autre part, même si nous sommes techniquement au mois de janvier, les événements ci-dessous se sont déroulés durant le mois de novembre de l’année passée.
Que faire ? Dans le doute, je m’abstiens.
Lundi 12 novembre
Dans la lumière tamisée du cabinet du psychiatre, j’évoque ma famille immédiate : les personnes humaines, canines et félines avec qui je partage ma vie au quotidien, que j’oppose à ma famille éloignée, physiquement ou affectivement, peu nombreuse et déterminée par soustraction de l’immédiate, à laquelle je ne m’intéresse que depuis que je suis devenu un senior. Lors de la discussion, le psychiatre tire des conclusions que je juge hâtives. Je lui dis : Vous tirez des conclusions hâtives, vous n’avez pas tous les éléments, et je vais vous les fournir. Une fois en possession desdits éléments, il répond : Évidemment, dans ces conditions, c’est différent. Mais vous ne le disiez pas. Je soupçonne une tentative de me déstabiliser en me culpabilisant. C’est pourtant lui qui a tiré des conclusions hâtives. J’ai la désagréable sensation que cet homme manque d’intuition. Et s’il ne savait pas mieux que les autres comment marche le monde ? Enfin, je suppose qu’il a lui aussi ses problèmes. Il devrait certainement m’en parler. En quittant son bureau j’entrevois la porte de la salle d’attente, laissée ouverte par la personne qui s’y trouve. Pourtant, il ne tance pas cette personne comme il m’avait tancé, moi, car il la préfère à n’en pas douter.
De retour à mon domicile, Barbara me dit qu’elle trouve que je la juge ; aussitôt je la juge déraisonnable de penser cela.
2001 : Mort de l’excentrique et chevelu joueur d’échecs Tony Miles, premier grand maître international britannique de naissance. Il souffrait d’un début de paranoïa mais surtout d’un diabète qui lui fut fatal. Il fut une idole de ma jeunesse, notamment après sa victoire contre Karpov, obtenue en jouant l’une des ouvertures loufoques dont il avait le secret — la défense Saint-Georges, très rare à ce niveau ; un choix approprié pour défaire l’invincible Karpov, quand bien même ce dernier tenait certes plus du serpent que du dragon.
Mardi 13 novembre
J’éprouve ces temps-ci le besoin de quitter mon domicile, où je suis souvent dérangé — du moins est-ce ce dont j’accuse mon entourage — pour continuer mon oeuvre dans des espaces de travail partagés. Aucun ne me convient : ici, des graphistes freelance montrent leur book à des clients radins ayant de vagues projets, là des commerciaux désargentés tiennent des réunions en dehors des salles de réunion, et ainsi de suite. Partout ce ne sont que nuisances sonores, y compris dans les lieux promettant le silence total dans des zones réservées aux personnes délicates ayant besoin de concentration. Les regards furibonds que je distribue ne sont d’aucun effet. Je me gave alors de boissons chaudes et autres petits gâteaux jusqu’à la nausée, pour calmer mes nerfs et aussi, je dois bien l’avouer, par pingrerie, puisqu’ils sont inclus dans le prix de la location que je souhaite ainsi amortir. Lorsque je m’ouvre de ces problèmes de bruit à des tiers, ils me conseillent souvent de me rendre dans les bibliothèques municipales. Ils ne s’y sont certainement pas rendus eux-mêmes depuis des lustres, sans quoi ils sauraient qu’on y est pas mieux protégé contre la peste des serial papoteurs.
Journée internationale de la gentillesse.
Mercredi 14 novembre
Une terrible angoisse dès mon réveil. J’ai le sentiment de mener trop de projets à la fois, aucun ne progressant donc suffisamment, et de là une désagréable impression d’éparpillement, d’inefficacité et d’inutilité. J’ai peur d’éclater en millions de petits morceaux, ou de me dissoudre comme un comprimé effervescent, bref de disparaître dans un terrible chaos. Pas question de prendre le risque de vivre dans ces conditions, aussi le reste de la journée se passe-t-il à songer à la mort et à lire Jules Renard, et cette citation de circonstance, tirée de son inégalable Journal :
Le talent est une question de quantité. Le talent, ce n’est pas d’écrire une page : c’est d’en écrire 300. Il n’est pas de roman qu’une intelligence ordinaire ne puisse concevoir, pas de phrase si belle qu’elle soit qu’un débutant ne puisse construire. Reste la plume à soulever, l’action de régler son papier, de patiemment l’emplir. Les forts n’hésitent pas. Ils s’attablent, ils sueront. Ils iront au bout. Ils épuiseront l’encre, ils useront le papier. Cela seul les différencie, les hommes de talent, des lâches qui ne commenceront jamais. En littérature, il n’y a que des bœufs. Les génies sont les plus gros, ceux qui peinent dix-huit heures par jour d’une manière infatigable. La gloire est un effort constant.
1923 : Parution, à compte d’auteur, du Côté de chez Swann, premier tome de La recherche. Il y est beaucoup question de Combray, où Proust enfant passa ses vacances comme le narrateur. En réalité il s’agissait d’Illiers, en Eure-et-Loir, non loin du lieu où je passais ma propre enfance, rebaptisée Illiers-Combray en hommage à l’auteur. Il y a là-bas un musée, la Maison de la tante Léonie, cette maison désormais connue dans le monde entier où se déroule la scène de la madeleine, qui rassemble tous les souvenirs liés à Proust. La qualité de membre de la Société des Amis de Marcel Proust permet de la visiter gratuitement.
Jeudi 15 novembre
Je consulte une micro-nutritionniste, qui s’ingénie à régler finement les détails de mon régime alimentaire. J’ai, pour la mettre en mesure de le faire, répondu à un questionnaire très détaillé qu’elle m’avait fourni. Certaines questions pouvaient recevoir plusieurs types de réponses, parfois même philosophiques. Je ne m’en suis, je crois, pas trop mal tiré.
Je porte une lourde armoire dans une cage d’escalier étriquée afin d’aider un ami, non tant par amitié que parce que je me sentais coupable, et voici pourquoi : cet ami a pour habitude lors de ses visites d’ôter la selle de son vélo et de la déposer sur le banc d’un petit bureau d’écolier qui sert de vide-poches à l’entrée de mon domicile. Or ce jour, la selle a inexplicablement disparu et il a dû rentrer chez lui en danseuse. À l’issue d’une difficile enquête, j’ai découvert que c’était Judith qui, dans un inexplicable accès de rangement qui ne la prend jamais pour ce qui concerne sa chambre ou les espaces communs, a rangé la selle dans le garage, où personne n’aurait jamais eu l’idée de la chercher.
2010 : Mort du joueur d’échecs américain Larry Evans, qui eut le grand malheur d’être le contemporain de son invincible compatriote Bobby Fischer, sans quoi il eût certainement pu être le plus grand champion américain depuis Murphy. Evans fut le secondant de Fisher durant les matches des candidats au championnat du monde de 1972, mais ils cessèrent leur collaboration avant le fameux match contre Spassky en raison d’un différend — Fischer avait du reste un différend avec le monde entier.
Vendredi 16 novembre
Inattendu retour d’une certaine joie de vivre.
Le Journal de Jules Renard, encore et toujours :
Tout ce que j’ai lu, tout ce que j’ai pensé, tous mes paradoxes forcés, ma haine du convenu, mon mépris du banal, ne m’empêchent pas de m’attendrir au premier jour de printemps, de chercher des violettes au pied des haies parmi les étrons et les papiers pourris, de jouer aux « chiques » avec les gamins, de regarder des lézards, des papillons à robe jaune, de rapporter une petite fleur bleue à ma femme. Éternel antagonisme. Effort continu pour sortir de la stupidité, et inévitable rechute. Heureusement !
L’écrivain Victor Pouchet me fait part de ses difficultés créatives : le poids de son malheur allège d’autant le mien.
1940 : Naissance de José Garcia Moreno, dit Garcimore. Ses tours de prestidigitation enchantèrent mon enfance et m’initièrent aux mystères du monde. Je pense souvent à lui.
Samedi 17 novembre
C’est le plus beau jour de ma vie : on a retrouvé les ossements de Montaigne, disparus depuis des années, dans un recoin du sous-sol du Musée d’Aquitaine. On va cependant réaliser des tests ADN pour s’assurer qu’il s’agit bien du grand homme. Je compte bien mettre en avant ma qualité de généreux donateur à la réfection de son cénotaphe pour assister aux opérations ; ainsi, lorsque tout le monde aura le dos tourné je pourrai subtiliser un peu de matière afin de me l’injecter, ou bien l’ingérer, peut-être même repartir avec un tibia. J’ai vu, dans certaines églises du monde, des fidèles se recueillir devant des reliques bien moins importantes. Je placerais personnellement un fémur de Montaigne à peu près au même niveau que la dent du Bouddha, conservée à Ceylan, dans la ville de Kandy.
Lecture de Sodome et Gomorrhe : chez les Verdurin, on humilie le pauvre Saniette pour qui j’ai beaucoup de sympathie. J’enrage tellement qu’il me faut plusieurs minutes pour me calmer après que j’ai jeté le livre. En cela — cette capacité à me faire jeter des livres de rage — Proust me semble l’égal de Sylvain Tesson, Nicolas Rey ou Christine Angot — étant entendu qu’une rage tient au talent, les autres à son absence.
Je note que les Servan-Schreiber écrivent presque tous des livres sur le bien-être et le développement personnel ; les repas de famille doivent être calmes et enrichissants.
An 9 : Naissance de Vespasien, inventeur d’une taxe sur l’urine — à l’époque le seul agent fixant pour les teintures. À son fils, qui lui reprochait d’avoir taxé le pipi, il mit l’argent qu’il en avait retiré sous le nez et lui demanda s’il sentait mauvais. Titus dut convenir que non : cet argent n’avait pas d’odeur, et cette conversation nous parvint sous forme de proverbe.
Dimanche 18 novembre
Oisiveté totale, si ce n’est une promenade chez les bouquiniste que je dédie entièrement à Tchekhov dont j’achète trois livres.
Clairvoyant Tchekhov dans Oncle Vania :
L’homme a été doué de raison et de force créatrice afin de multiplier ce qui lui a été donné. Mais jusqu’à présent il n’a rien fait… que détruire ! Il y a de moins en moins de forêts !… Les rivières se dessèchent ! Le gibier disparaît ! Le climat se détériore !… de jour en jour la terre devient de plus en plus pauvre et de plus en plus laide…
Et là encore, dans La mouette, faisant certainement référence à ma personne et à mes critiques d’auteurs contemporains :
Les gens sans talent mais prétentieux n’ont pas d’autres ressources que de nier les talents véritables.
Judith stocke de la sauce pour pommes-frites dans sa chambre, comme si elle craignait une catastrophe imminente — bien sûr elle n’a pas tort, mais je demeure tout de même surpris par cette découverte et par son sens des priorités.
Dans une vitrine, j’ai regardé une très belle trottinette électrique, et j’ai éprouvé un sentiment de honte lorsque j’ai réalisé que pointait en moi un peu d’envie.
1922 : Mort de Proust, catastrophe prévisible, mais catastrophe tout de même.
Lundi 19 novembre
Triste mésaventure matinale : en avance pour ma consultation psychiatrique, je m’arrête dans le petit café de la place proche. Lorsque m’arrive l’addition, j’ouvre de grands yeux ; je me lève et demande au patron s’il ne s’agit pas d’une erreur. Ce dernier me confirme avec morgue qu’il m’en coûtera bien trois euros et cinquante centimes pour ce simple café accompagné d’un mauvais croissant. Il me ment effrontément lorsque je lui demande s’il n’existait pourtant pas, il y a peu, une formule café-croissant bien moins onéreuse. Plus jamais je ne passerai la porte de son estaminet. Voilà qui m’apprendra m’apprendra à déroger à mes habitudes, en l’espèce celle de prendre une formule café-croissant merveilleusement bon marché à l’endroit dont je parlais dans le précédent envoi, et ce après ma séance.
La séance, justement, est consacrée à mon enfance. Le psychiatre me demande : Et votre père ? Je lui réponds : Quoi, mon père ? Puis silence, comme d’habitude. Je lui ai pourtant déjà parlé de mon père. Je pense que ce pauvre homme est en train de perdre la tête (le psychiatre — mon père aussi, dans une certaine mesure).
J’achète un réveil en plastique imitation vintage dans un bazar.
À la pharmacie, je demande des bouchons à me fourrer dans les oreilles pour empêcher le bruit d’y entrer. La pharmacienne me répond qu’il fait froid, mine de rien. Je lui réponds que c’est vrai, et je suis sincère car j’ai moi aussi ressenti ce froid. Satisfaite par ma réponse, elle me vend des boules dont elle m’affirme qu’elles sont comme des boules Quiès, mais le cran au dessus.
Lorsque je place une pile dans mon réveil pour en tester la sonnerie, celle-ci est si faible que je ne l’entends pas. J’ignore si c’est le réveil qui est défectueux ou si je deviens sourd. Ce n’est certes pas en raison des boules que m’a vendues la pharmacienne, car elles laissent entrer le bruit de toutes parts. Je m’assieds tristement, écrasé par le sentiment que décidément, le monde s’est aujourd’hui donné le mot pour profiter de moi.
Le soir, premier effet des gilets jaunes sur ma vie, plutôt positif : leur rassemblement sur un pont a empêché Barbara de se rendre à sa chorale féminine altermondialiste, et nous avons passé une douillette et imprévue soirée ensemble, durant laquelle j’ai pu lui conter mes mésaventures et disserter sur la malhonnêteté des gens.
1888 : Naissance de l’élégant champion du monde d’échecs et diplomate cubain Capablanca. J’ai raconté sa lutte épique contre le fougueux Alekhine dans un précédent envoi.
Mardi 20 novembre
Au matin, je perçois des bruits de lutte en provenance de la chambre des filles. Je songe immédiatement à une agression et me lève prestement, regrettant à nouveau de n’avoir toujours pas acheté cette batte de baseball que se doit de posséder tout homme pour défendre son domicile et sa famille ; déboulant en courant, je les trouve interdites, me fixant dans l’embrasure de la porte : en réalité, elles se préparaient simplement pour l’école.
Barbara a rêvé qu’elle tenait un commerce dont l’enseigne était Petit Jésus Services. Je suis si choqué par ce blasphème que j’oublie de la questionner sur les services qu’elle y proposait.
Dans la rue, un chien portant un gilet jaune, comme son maître ; ce dernier explique quelque chose à une passante qui finit par s’éloigner, furieuse. Je croise également ces deux frères assez âgés, dont l’un est boiteux et porte toujours le même imperméable. Contrairement à son habitude, son frère ne l’attend pas et marche loin devant ; enfin il se retourne et demande au boiteux de se hâter pour traverser la rue. L’autre claudique plus vite, mais pas suffisamment. Alors son frère, radouci, revient sur ses pas et lui donne la main sur le passage piéton. Je suis ému aux larmes.
La vendeuse, suspicieuse, demande à écouter la sonnerie de mon réveil. Prévoyant, je me suis muni d’une pile, que je place dans le réveil, avant de l’approcher de son oreille pour lui faire entendre le faible couinement. Convaincue, elle m’apporte un autre réveil. Méfiant, je récupère la pile dans le premier réveil pour la placer dans le second, et m’assure qu’il sonne convenablement. Mon visage s’éclaire lorsque retentit un bibibip fort et clair. Je l’arrête et place le réveil dans mon joli sac de créateur. La sonnerie se déclenche malheureusement à plusieurs reprises sur le chemin du retour, dont une fois chez l’épicier, et je passe pour un imbécile qui se promène avec un réveil dans son sac plutôt qu’une montre au poignet.
Terminé la lecture de Fromage, de Willem Elsschott — absurde et désuet, tout comme moi, soit : très bien.
1910 : Mort de Léon Tolstoï. Génie littéraire, mais aussi héraut du pacifisme végétarien :
En tuant les animaux pour les manger, l’homme réprime inutilement en lui-même la plus haute aptitude spirituelle — la sympathie et la pitié envers des créatures vivantes comme lui, et en violant ainsi ses propres sentiments, il devient cruel.
Également :
La consommation de chair animale est absolument immorale, puisqu’elle implique un acte contraire à la morale : la mise à mort.
Encore :
La compassion est l’une des plus précieuses facultés de l’âme humaine. L’homme qui comprend toute l’importance morale de la pitié ne reculera pas devant la crainte que ses manifestations puissent le rendre ridicule aux yeux des autres. Que lui importe, qu’en lâchant une souris prise au piège au lieu de la tuer, il provoque les railleries ou la désapprobation, quand il sait que non seulement il a sauvé de la mort un animal qui tenait à la vie autant que lui, mais encore qu’il a laissé librement se manifester le sentiment de la compassion… et la pitié reste toujours le même sentiment, qu’on l’éprouve pour un homme ou pour une mouche.
Mercredi 21 novembre
Il fait toujours très froid dans le salon. Un second réparateur, convoqué suite à l’échec de l’homme au chapeau, se révèle incapable lui aussi de faire quoi que ce soit. Je décide de sortir, car paradoxalement il fait moins froid dehors qu’en mon domicile. Un défavorisé très gentil, à qui je propose, faute d’avoir de l’argent sur moi, un bonbon sans gélatine de porc, le refuse poliment et me dit qu’il fait attention avec le sucre en me montrant ses dents en piteux état.
Terminé Felicidad, un recueil de nouvelles de Frédéric Berthet.
Bucket me déclare qu’elle se sent comme une taupe sourde ; je réfléchis longtemps à ce que doit éprouver une taupe frappée de surdité.
Je réalise soudain que je n’ai jamais lu Nils Holgersson dans sa version intégrale.
1694 : Naissance de Voltaire. Voici mon anecdote préférée à son sujet : en janvier 1726, suite à une dispute avec le chevalier de Rohan, ce dernier lui tend un guet-apens et le fait lâchement bastonner par ses gens. Voltaire veut alors venger son honneur par les armes, mais il est embastillé à la demande de Rohan — avec quelques égards cependant. Là, il écrit au roi : Je remonte très humblement que j’ai été assassiné par le brave chevalier de Rohan assisté de six coupe-jarrets derrière lesquels il était hardiment posté. J’ai toujours cherché depuis ce temps-là à réparer, non mon honneur, mais le sien, ce qui est trop difficile… Je demande avec encore plus d’insistance la permission d’aller incessamment en Angleterre. Permission lui est accordée, et il ne reviendra en France que deux années plus tard des idées démocratiques plein la tête.
Jeudi 22 novembre
Mon réveil n’a pas sonné. La pile est déjà usée. Est-ce le réveil qui consomme trop d’énergie, ou la pile qui était défectueuse ? Est-ce un modèle dont il faut recharger la pile chaque jour pour l’utiliser la nuit, comme un smartphone inversé ? Quoi qu’il en soit, je suis inquiet en songeant à la réaction de la vendeuse si je lui ramène ce second réveil, d’autant qu’il me faudrait rester quelques heures en sa compagnie à attendre, le temps de constater qu’il épuise les piles trop vite. Je décide avant toute chose de procéder scientifiquement en essayant une autre pile.
Déjeuner avec Sébastien C. À la pizzeria où, depuis plusieurs jours déjà, la légère et bondissante serveuse qui me fait songer à un petit faon tatoué n’est plus là. Il m’apprend qu’une de ses connaissances, une femme, qui m’aperçoit parfois dans le quartier, me trouve bizarre et qu’elle a peur de moi. Cette histoire abracadabrante me fait penser à celle-ci : une écossaise, qui avait loué la chambre du rez-de-chaussée alors que Barbara et les filles étaient déjà parties en vacances. Je l’avais donc accueillie seul, non sans m’étonner de ses bizarreries de comportement ; quelques minutes plus tard, je devais constater qu’elle était sortie sans prendre ses clés, et sans prendre la peine de refermer la porte d’entrée. Je lui envoyai donc un gentil message afin de connaître l’heure de son retour, puisque je devrais veiller jusque là afin de lui ouvrir la porte. Sa réponse tardive et surprenante fut la suivante : elle pensait louer à une femme ayant des enfants, et pas à un homme d’âge mûr vivant à l’étage du dessus. De ce fait, elle ne se sentait pas en sécurité, et avait loué en catastrophe un autre logement dans lequel elle se trouvait actuellement. Je fus si choqué par son manque d’éducation que j’en oubliai de m’offusquer qu’elle me prît pour un violeur.
Je sympathise par ailleurs avec le patron de la pizzeria ; je regrette beaucoup d’avoir écrit dans un envoi précédent qu’il avait un visage ingrat. Je le regarde mieux à l’aune de notre sympathie naissante, et je le trouve très beau en réalité. Lui aussi me trouve beau peut-être, puisqu’il m’offre un puzzle quand je pars.
1869 : Naissance d’André Gide ; un jour, ainsi que je l’ai déjà dit, mais c’est si choquant que je me dois de le redire, à Ravello, en Italie, Barbara est passée sans un regard devant la maison qu’il occupa pendant qu’il écrivait L’immoraliste.
Vendredi 21 novembre
Je classe des photographies numériques, puis je m’entretiens en visioconférence avec un producteur audiovisuel ; ce dernier se déclare intéressé par le projet de scénario que nous lui avons soumis, Bucket et moi. Pour fêter cela, elle et moi allons boire un winter boost dans la partie cosy de l’espace de travail partagé le plus proche. En chemin, je croise le patron de la pizzeria ; nous nous serrons la main avec effusion. Sa haute taille lui confère une fantastique prestance. Quel malheur, décidément, d’avoir écrit qu’il avait un visage ingrat.
Soirée solitaire : Barbara est partie jouer du tambour avec d’autres illuminés, et Sasha et Judith dorment chez des amies où elles vont probablement refaire le monde en parlant des derniers livres qu’elles ont lus — je plaisante, bien évidemment. J’en profite pour commander un sandwich aux falafels dans lequel je mords avec bonheur, devant un film historique narrant l’épopée de Robert de Brus, moins connu que William Wallace mais, semble-t-il tout aussi courageux. Lorsqu’enfin, je me glisse dans mon douillet petit lit, je me fais l’impression d’être Petit Ours attendant Boucle d’or.
1948 : Naissance de Chantal Nobel, héroïne de feuilleton Châteauvallon dont je me délectai, ainsi que toute la France, durant l’année 1985. Gravement blessée au visage, handicapée à vie, elle est contrainte de mettre fin à sa carrière en pleine gloire après un accident dans la Porsche que conduisait le chanteur Sacha Distel à leur retour de l’émission Champs-Elysées.
Samedi 24 novembre
Découragé par la vie, je reste au lit une grande partie de la journée ; je n’en sors que pour acheter des croquettes pour chat et une boisson à l’aloe vera au supermarché bio.
Le soir nous dînons chez une amie, à qui nous comptons confier notre chien le temps des vacances à venir, afin de nous assurer que ce dernier s’entendra avec les deux gentils mais énormes molosses qui vivent là-bas. L’un d’eux tente de me faire l’amour.
1713 : Naissance de Laurence Sterne, auteur de l’incroyable Vie et Opinions de Tristram Shandy, gentilhomme. Il s’agit là d’un roman extraordinaire, drôle, inventif, novateur, auquel certains n’hésitent pas à accorder une importance similaire à celle de Don Quichotte — les allusions à Don Quichotte sont d’ailleurs nombreuses dans Shandy. C’est un roman qui ne commence jamais, ou presque, et c’est là ce qui fait son intérêt entre autres innovations : pages noires, jeux typographiques, etc. Sa lecture m’a paru ardue, mais galvanisante.
Dimanche 25 novembre
Barbara se rend à une journée de méditation vipassana. Je commence à croire qu’elle cherche à m’abandonner pour une raison que j’ignore. J’en profite néanmoins pour regarder des films qu’elle ne voudra jamais voir avec moi, comme par exemple des films d’action. En l’espèce, un film racontant l’histoire farfelue d’un pays technologiquement très avancé mais dissimulé sous terre, quelque part en Afrique Noire. Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais vu un si mauvais film et j’ai pourtant vu des films de Luc Besson.
Après cela, réflexions élevées sur la vie.
1970 : Suicide de Mishima. Le lecteur attentif sait que Barbara le confond souvent avec Murakami. Malheureusement, ce n’est pas ce dernier qui s’est fait seppuku, et il continue de nous délivrer ses laides histoires, désormais commercialisées découpées en plusieurs volumes par son éditeur là où un seul, certes un peu gros, suffirait, ceci dans le triste but de faire plus d’argent.
Lundi 26 novembre
La radio diffuse C’est lundi du chanteur Jesse Garron ; le chien part soudainement dans une cavalcade à travers le salon : il se saisit de son dragon couineur, gambade fièrement jusqu’à moi, et se met à le mâcher comme un damné pour le faire couiner en rythme, semblant accompagner le gominé nostalgique.
Le psychiatre s’excuse une fois que je suis entré dans son bureau : il doit envoyer quelques textos au sujet d’une hospitalisation en cours. Je me réjouis de deux choses : la première, il est des patients plus malades que moi ; la seconde, il s’excuse, ce qu’il n’avait pas fait lors de la triste affaire de l’appel qu’il avait pris en pleine consultation. J’ai l’impression que notre relation progresse dans le bon sens. Je m’ouvre à lui de mes problèmes de chaudière, d’artisans, et même s’il ne compatit aucunement, je me sens mieux en quittant son cabinet qu’en y entrant.
Le second plombier qui devait passer dans l’après-midi a trois heures de retard. Il va et vient dans le salon, m’empêchant de me concentrer alors que je suis moi-même très en retard dans mon travail. Finalement, il déclare qu’il faudra faire venir quelqu’un pour la chaudière, car selon lui ce ne sont pas les radiateurs qui posent problème. Je lui dis tristement que l’artisan de la chaudière a décrété que le problème ne venait pas de la chaudière mais des radiateurs ; il hausse les épaules et part, m’abandonnant à mon désarroi.
Anniversaire de ma mère — le dernier peut-être, me dis-je comme chaque année.
2013 : Décès du photographe Saul Leiter, qui disait à juste titre : Être ignoré est un grand privilège. C’est ainsi que j’ai appris à voir ce que d’autres ne voient pas et à réagir à des situations différemment. J’ai simplement regardé le monde, pas vraiment prêt à tout, mais en flânant.
Mardi 27 novembre
Les radiateurs tombent en panne les uns après les autres. La maladie gagne désormais les chambres à l’étage. Un troisième plombier, appelé en urgence, semble sûr de lui : il faut procéder à un désembouage. Il se répand en critiques de tous les artisans qui l’ont précédé, lesquels n’avaient du reste pas manqué d’agir pareillement. Un artisan qui ne dirait pas du mal des autres membres de sa corporation : voici qui serait tellement suspect qu’on hésiterait à lui faire confiance.
Sur le canapé je me terre sous des couvertures et tente de résister au sommeil, car je sais que si je ferme les yeux et que je me laisse aller, le froid, le rusé grand froid, m’emportera tel un soldat allemand assoupi lors du siège de Stalingrad.
1940 : Naissance de Bruce Lee. Il m’arrive encore, après avoir vu l’un de ses films, de pousser de petits cris en fendant l’air du tranchant de la main, comme lorsque j’étais enfant.
Mercredi 28 novembre
Je croise un chien aveugle et efflanqué. Mon propre chien s’approche de lui, le renifle, puis effectue un grand bond en arrière. Sa maîtresse m’apprend qu’il a si soudainement perdu la vue, en raison d’un grave diabète, que le pauvre n’y est pas encore habitué : il se lève de son panier pour jouer comme avant, mais se cogne à tous les meubles. Nous convenons elle et moi que, fort heureusement, il lui reste sa truffe ultra-performante de chien. Alors que nous nous éloignons, je reproche à mon chien d’avoir agi sans la moindre commisération, comme si l’autre chien était un pestiféré ; est-il possible que cette sotte bête ait craint d’attraper le diabète ?
J’écoute l’émission de baladodiffusion de l’amuseur Henry Michel. Les grossiers propos qu’il tient parfois avec son ami d’enfance me font rire, car il les énonce justement avec une jubilation d’enfant qui est également la mienne, surtout lorsque je suis très malade ou fatigué. Ainsi, je m’esclaffe lorsqu’il dit les fesses des chattes ou bien encore baiser des bites. Évidemment, hors-contexte c’est pitoyable. Cet homme, à la capacité de travail impressionnante sous des dehors de dilettante, me semble en outre incarner un certain esprit internet d’avant les marchands du temple.
1907 : Naissance de l’écrivain italien Alberto Moravia. Agostino, L’amour conjugal, L’ennui, L’homme qui regarde : autant de romans qui font de Moravia mon écrivain italien préféré, avec Mario Soldati, mais il est vrai que je ne connais pas beaucoup d’autres d’écrivains italiens.
Jeudi 29 novembre
Judith effectue des tests psychologiques longs et poussés afin de déterminer définitivement si elle est débile ou géniale. Personnellement je n’ai nul besoin de tests pour redire ce que je dis depuis des années : elle est les deux à la fois. Résultats à suivre.
Une lectrice m’apprend, suite au précédent envoi, que le petit-fils de Capablanca l’a demandée en mariage. C’était la même qui m’avait tancé pour une erreur concernant Orwell. Un lecteur acariâtre, Michel P., m’écrit que je suis fou de snober la traduction de Don Quichotte par Aline Schulman. Le soir, assis sur mon lit, je compare longuement les deux éditions en ma possession ; sans vouloir le moins du monde minimiser le travail de Madame Schuman, dont tout le monde s’accorde à dire qu’il est remarquable, je m’interroge candidement sur certains choix ; ainsi, dès le début du livre, on peut lire dans la version espagnole que le chien qui accompagne Don Quichotte est un galgo. Madame Schulman le traduit par levrette sans que je puisse saisir la raison de ce changement de sexe. Il me semble, mais je peux me tromper, que Cervantès aurait employé le mot galga s’il avait voulu signifier qu’il s’agissait d’un chien femelle. C’est la raison qui m’avait rapidement conduit à abandonner cette traduction.
1922 : L’archéologue Howard Carter et son mécène Lord Carnavon ouvrent le tombeau de Toutânkhamon et procurent du travail à des armées de scénaristes américains. La fameuse malédiction des pharaons est une invention de journaleux : non seulement il n’y a jamais eu d’inscription maléfique, mais encore une étude portant sur 25 personnes ayant assisté à l’un des quatre événements ayant pu les exposer à la malédiction de la momie a démontré qu’elles étaient mortes à un âge moyen de 75 ans.
Vendredi 30 novembre
J’écoute des voix synthétiques sur mon ordinateur.
Une autre lectrice m’écrit sa satisfaction d’avoir lu dans l’infolettre que je considérais que Don Quichotte était le plus grand livre du monde ; mais elle s’étonne également de mes propos sur les écrivains de la beat generation, ou plus précisément estime qu’ils ne devraient pas concerner Richard Brautigan. Je conviens qu’elle n’a pas tort, même si je me suis toujours un peu ennuyé en lisant ses livres, et je prends note de son conseil de lecture.
J’ai en commun avec Villa-Matas l’admiration de Montaigne, Bove, Singer, Walser, ainsi qu’une obsession pour la disparition : celle de Cravan, du roi Sébastien, de Grothendiek, de Majorana, de Walser bien entendu, ainsi que bien d’autres.
1667 : Naissance de Jonathan Swift, inoubliable auteur des Voyages de Gulliver. On raconte qu’il en aurait peut-être eu l’idée après avoir acheté des actions de la Compagnie des mers du Sud pour 1000 livres, avant une nouvelle hausse jusqu’à 1050 livres, suivie d’un effondrement du cours qui avait ruiné bon nombre de commerçants. Cet accroissement de sa richesse, suivi d’un appauvrissement, aurait donné à Swift l’idée des changements de taille relative de son personnage principal. L’histoire serait alors une métaphore du krach, donnant à l’auteur l’occasion de se moquer des travers de la société de son temps. Cette intéressante théorie me serait moins douloureuse, si je ne m’étais pas, moi aussi, ruiné en spéculations hasardeuses.
Samedi 1er décembre
Terminé la lecture de L’Espion qui venait du livre, de Luc Chomarat. J’ai découvert Chomarat sur un conseil de mon libraire du mardi ; lorsque je lui avais dit que j’appréciais les histoires imbriquant plusieurs niveaux d’écriture — je venais de terminer Anatomie de l’amant de ma femme, de Raphaël Rupert — il s’était dirigé vers le rayon policiers et voyant mes yeux écarquillés tandis qu’il me tendait Le polar de l’été, il m’avait rassuré : ce n’était pas un vrai polar. Il faut lire Luc Chomarat.
1955 : En Alabama, Rosa Parks refuse de céder sa place à un homme blanc dans le bus, en infraction aux lois raciales, dans un esprit de pure rébellion, et alors même qu’elle ne disposait d’aucun moyen de diffuser son action en direct sur les réseaux sociaux et ne pouvait donc espérer aucun like ou fav.
Dimanche 2 décembre
Je suis mes propres conseils en lisant le très bon Un petit chef-d’oeuvre de littérature, de Luc Chomarat. Puis je lis le très mauvais Narcisse et moi, de Nicolas d’Estienne d’Orves, que son intérêt pour les écrivain collaborationnistes me rend sympathique.
Enfin, le Journal de Jules Renard dont je ne saurais me lasser, et ceci en guise de conclusion : Le ridicule de ce que je fais ne me frappe que longtemps après. Je n’observe pas en même temps que je vis. Je ne reviens qu’ensuite sur chaque détail de ma vie.
1925 : Naissance de l’écrivain français Jacques Lacarrière. J’ai formé le projet, après avoir lu le magnifique Chemin faisant, qui décrit une France depuis longtemps disparue, de partir à pied sur les routes moi aussi. J’ai, par la suite, lu Le pays sous l’écorce et j’ai voulu devenir un insecte. Ceci me semble démontrer suffisamment les immenses qualités de l’auteur.