Chèr(e) abonné(e), 

J’ai connu des temps difficiles. Mais, comme le disait Don Quichotte à son fidèle Sancho : 
Toutes ces tempêtes qui nous arrivent sont signes d’un temps bientôt plus serein, et que les choses vont tourner bien pour nous, car il n’est pas possible que le mal ni le bien ne soient durables. D’où il s’ensuit que le mal ayant beaucoup duré, le bien est maintenant proche. Aussi ne dois-tu pas t’affliger des disgrâces qui me touchent, car il ne t’en revient pas de part.

Lundi 3 décembre

Le psychiatre est aujourd’hui très chic : costume de tissu léger, presque aérien, dans de jolis tons gris et chaussures de type baskets bicolores du plus bel effet. Il s’aperçoit que je les regarde avec envie, et je me demande si un petit sourire de satisfaction ne pointe pas au coin de ses lèvres. Durant la séance, nous parlons de ce phénomène étrange qu’est la paternité, et plus particulièrement la mort du père. J’évoque sur ce point John Fante, Paul Auster, Karl Ove Knausgaard, mais le psychiatre, probablement peu friand de littérature, me demande de me recentrer sur mon ressenti personnel. Comme si l’objet de la littérature n’était pas de ressentir. Je suis désormais habitué à ses hors-sujets, aussi j’enchaîne sur l’étrange sentiment que procure parfois le fait d’être un enfant de vieux. Mais bien vite je n’y tiens plus, et au nom de la beauté comme pour l’édification de ce pauvre homme si terre-à-terre, j’assène cette cette citation de Jules Renard : Il y avait en lui des paresses séniles, du sang de vieillard, du sang d’un père qui l’avait eu trop tard.

Au café, un anglais désagréablement frisé, mais très bien habillé, est en grande conversation avec sa femme, française. Un homme les rejoint et, de leur conversation, je ne tire rien qui me permette de déterminer ce qui peut bien les relier. Tout au plus est-il question, à un moment, de la vente d’une voiture de collection, mais qui n’a pas eu lieu entre eux. Soudain un jeune enfant déboule en tapant des pieds et se plante impoliment devant la table à laquelle se trouve une dame respectable ; loin de le réprimander, celle-ci dit à la mère, qui arrive à la suite de l’enfant échappé : il est très beau. La mère de l’enfant hésite un instant, et je reconnais cette cruelle hésitation qui est aussi la mienne lorsqu’on me dit que mon chien est beau. Répondre : Merci, ce serait m’attribuer un mérite que je n’ai pas. Ne pas répondre, ce serait discourtois. Je réponds habituellement : Merci pour elle. Mais là encore, ce n’est pas justifié : mon chien n’est pour rien dans sa beauté. La mère de l’enfant, elle, répond simplement : Merci. Je trouve tout d’abord qu’elle manque de courage en cédant à la facilité. Puis, sirotant mon café, je me dis qu’après tout elle est un peu pour quelque chose dans la confection de l’enfant. La situation est évidemment beaucoup moins complexe qu’avec un chien. L’enfant continue sa sarabande, et il finit bien évidemment par tomber. L’anglais frisé se lève avec empressement, comme s’il pouvait y faire quelque chose, alors que l’enfant est déjà en train de hurler au sol. 

Lecture de Vila-Matas, Étrange façon de vivre, où il est encore question de disparition.  

1992 : Un architecte logiciel particulièrement fayot utilise le réseau GSM de la société Vodafone pour souhaiter un Joyeux Noël à l’un de ses dirigeants. C’est l’envoi du premier SMS via un réseau commercial, d’autant plus ridicule que vingt-deux jours les séparent encore de Noël.

Mardi 4 décembre

Je me lance dans une nouvelle phase de mon travail en cours, mais en raison d’une méthodologie complètement inadaptée, irréfléchie, en fait quasiment inexistante, cela ne donne rien de bon. Je suis frustré et tout à fait surmené : je tombe donc immédiatement gravement malade. Je gis sur le canapé tout le jour en poussant des râles déchirants, sans même la force de me préparer des infusions, alors que dire de sortir le chien. Barbara se propose de me remplacer dans cette tâche d’importance ; délirant de fièvre, je lui dis que non, je vais y aller, car je crains qu’elle ne sorte mal le chien puis je m’évanouis. À leur retour, le chien semble tellement ravi qu’il ne se donne même plus la peine de faire semblant de ne pas préférer Barbara en ma présence, comme il le fait d’habitude. Je sors cette bête trois fois par jour, et il suffit que Barbara s’en charge une fois en huit mois — je tiens le compte — pour que cela ressemble au plus beau jour de sa vie — la vie du chien ; cette injustice me rappelle celles dont se rendent souvent coupables les enfants. 
 
1533 : Ivan IV Le Terrible n’a que trois ans lorsqu’il succède à son père. Il passe son enfance dans une ambiance haineuse, émaillée d’assassinats, vivant dans la peur d’être assassiné lui-même. Est-ce la raison pour laquelle il occupe sa jeunesse à torturer des animaux et maltraiter les villageois alentours ? On l’a souvent décrit souvent comme un déséquilibré à la santé mentale chancelante, colérique et dépressif, mais il semblerait qu’il ait aussi été un homme très intelligent, affairé, dynamique et un souverain responsable. Alors, qui croire ? Cette incertitude me tue. 

Mercredi 5 décembre

Nuit sans sommeil, ou presque, en raison de terribles maux de ventre. Je m’agite toute la nuit, empêchant Barbara de dormir. Au petit matin elle est épuisée. Je suis une véritable éponge pour ce qui est d’absorber les sentiments négatifs de Barbara. Je lui reproche donc de me fatiguer encore plus en étant fatiguée ; elle quitte la pièce, irritée, son oreiller à la main, pour aller dormir au salon. Je me retrouve seul, le coeur battant, avec dans la poitrine un grand sentiment d’égarement : je n’ai plus aucune discipline, je vis dans dans un chaos mental, mon bureau est encombré de couches de papiers dont certaines remontent à l’année dernière, je ne suis bon à rien, utile à personne. Ce qu’il faudrait, c’est que je meure. Cela en prend heureusement le chemin, me dis-je en tapotant mon oreiller avant d’y reposer ma tête.

Le soir, n’ayant pas voulu demander à Barbara de le faire à ma place car je lui en veux toujours de m’avoir fatigué en étant fatiguée, je sors le chien en titubant. Deux jeunes aux faces patibulaires me regardent passer depuis l’habitacle de leur voiture, stationnée juste devant mon garage. Malgré mon état, ou peut-être plutôt parce que je suis pressé d’en finir avec cette vie, je m’approche et leur signale courageusement qu’il est interdit de stationner à cet endroit. Les deux hommes, manifestement surpris par mon courage, se regardent. Puis celui qui est côté volant me dit : On reste deux minutes Monsieur si vous voulez bien. Je montre mon poignet auquel ne se trouve aucune montre, ce que remarque l’homme, et je réponds : D’accord, deux minutes mais pas plus. Puis je m’éloigne, le torse un peu bombé malgré moi et, je crois, en titubant un peu moins, les laissant pantois continuer de se livrer à leur odieux trafic. 

1952 : Début du Grand Smog de Londres. Une épaisse purée de poix brunâtre composée de particules fines et d’ozone enveloppe la ville. Le smog immobilise la ville, pénètre partout, et cause environ 12000 morts, sans parler des malades. Peut-être un avant-goût des temps à venir.

Jeudi 6 décembre

C’est le jour funeste durant lequel je dois faire ce que je m’étais engagé à faire : bourrer de laine de verre l’espace béant en haut de la porte automatique du garage, et poser des plaques de placo pour colmater le tout, afin d’empêcher ainsi l’air froid de pénétrer dans le salon par les interstices du parquet. Cette tâche, que je remets depuis plusieurs années, est rendue urgente par le dysfonctionnement généralisé de tous les radiateurs de la maison. Je me suis adjoint, pour ce faire, les services de mon ami Alfred, ancien tailleur de pierres. Je lui servirai d’assistant en lui passant les outils — il n’aura pas échappé au lecteur attentif que je suis dans l’incapacité d’effectuer seul des travaux manuels aussi complexes. Alfred, prévoyant, a préféré m’accompagner chez Leroy-Merlin afin de s’assurer que je n’achète pas n’importe quoi. Notre petite virée entre hommes au temple du bricolage, dans lequel je ne pénètre normalement jamais puisque j’attends Barbara à la cafétéria — ils ont des balançoires en guise de chaises— se passe plutôt bien, jusqu’à ce qu’il nous faille nous rendre à l’endroit mythique que vendeurs et habitués désignent sous le nom de Matériaux, par exemple : Il faut aller aux Matériaux, ou bien encore : Voyez avec mon collègue des Matériaux. Là-bas, le choix de plaques de placoplâtre comme de laine de verre est démesuré : différentes dimensions, différentes compositions, différents prix, différentes qualités : je m’abîme dans une réflexion sans fin, dont Alfred me sort en choisissant pour moi. Au retour, la laine de verre obstrue la vitre arrière de la voiture ; je roule à allure très modérée afin de réduire le risque d’accident. Je ne cesse de dire : Alfred, nous allons avoir un accident, je ne vois rien. Alfred, qui est hypnothérapeute, essaie de m’hypnotiser pour me calmer.

Le bourrage de la laine de verre, qu’Alfred me laisse découper à l’aide d’un cutter malgré le danger, se passe sans trop d’encombres. Mais la pose des plaques s’avère être une expérience christique. J’entends par là que, les soutenant, bras levés et douloureux tandis qu’Alfred se charge des opérations extrêmement techniques de vissage, je songe à Jésus que l’on força à porter sa croix. Je manque d’ailleurs de tomber à plusieurs reprises, comme lui sur son chemin de croix. Et si je tombais d’épuisement, ce n’est certes pas Barbara qui ne donnerait à boire, comme le monsieur dans la bible abreuvant Jésus, car elle est trop occupée à se moquer de moi. Je me félicite de porter un masque de chantier en voyant en contre-jour des particules de laine de verre tomber dans les cheveux d’Alfred. Je dis à plusieurs reprises : On pourra continuer plus tard si tu veux, Alfred. Mais il a décidé d’en finir aujourd’hui, comme prévu. Je prends mon mal en patience, montant d’une marche sur l’escabeau et substituant ma calotte crânienne à mes bras fatigués. La plaque bouge dans l’opération, Alfred peste : toutes ses vis sont arrachées. Je me remets vite en position, l’air de rien, les bras levés à point nommé, comme un innocentJah, combien d’épreuves encore ? Trois heures plus tard, les travaux sont achevés ; je voudrais m’allonger dans le salon, mais je n’ai plus la force d’écarter les nombreux et inutiles coussins que Barbara a la manie de placer sur tous les fauteuils et sur le canapé ; l’espace d’un instant, l’esprit troublé, je songe à me coucher au sol, à l’endroit exact où se faufilait le froid, comme un symbole, et à attendre la fin en grelottant, car il continue de se faire un peu sentir.

1908 : Naissance de Baby Face Nelson, ainsi surnommé en raison de sa face juvénile et de sa petite stature, un peu comme moi. Ennemi public numéro un du 23 juillet au 27 novembre 1934, responsable du plus de meurtres d’agents du FBI en service qu’aucun autre citoyen américain. Les enfants sont si méchants. 

Vendredi 7 décembre

Je ne peux plus lever les bras à cause de la pose des plaques de la veille. 

Chez le barbier, je suis accueilli par un jeune homme portant un bonnet. Il m’explique qu’il va bientôt reprendre le salon, décoré dans une atmosphère Australie des années 50 que j’avais d’abord naïvement confondue avec une banale décoration de style biker américain. Ce jeune, très sympathique, me demande mon âge et pousse un cri de stupéfaction lorsque je le lui indique : c’est justement l’âge de sa mère, et jamais il ne m’aurait cru aussi âgé qu’elle — Ça doit être votre style, ajoute-t-il. Il ne veut pas dire par là que sa mère est mon style ; il fait allusion à mon allure générale, à ma manière d’être. Vraiment, quel sympathique jeune homme. Comme tout spécialiste de la pilosité, il me parle de mes cheveux dont il trouve le blanc très beau. Il me dit benoîtement : Ça doit être super pour draguer les cougars, ne semblant pas réaliser que les cougars en question sont pour moi des jeunettes, ou presque. 

Les deux voyous antipathiques sont à nouveau stationnés devant la porte de mon garage. Le plus vilain des deux anticipe ma réaction d’un signe poli et d’un regard interrogateur : j’acquiesce silencieusement de la tête car j’ai compris. 

Je me sens en forme ; Barbara, elle, est malade. Je lui reproche un peu de gâcher ma bonne forme en se traînant dans le canapé, mais lui apporte, toutefois, de nombreuses et délicieuses boissons chaudes. 

1956 : Naissance de Larry Bird. Bien que n’ayant jamais été amateur de basketball, américain ou d’autres nationalités, je connais cet homme car il était l’un des deux protagonistes d’un jeu vidéo auquel je jouais beaucoup sur Commodore 64, intitulé One on One. Deux joueurs de basketball, dont Larry Bird, s’affrontaient, chacun avec ses capacités particulières qu’il fallait donc exploiter au mieux ; en l’espèce Larry était très fort pour les paniers à trois points. Épisodiquement, le panneau de basket se brisait à la suite d’un dunk, et un type employé par le gymnase venait ramasser les morceaux de verre en pestant contre les joueurs. 

Samedi 8 décembre

Absence de grandes aventures : un courriel très sympathique de l’écrivain Olivier Hervy, du travail peu fructueux avec Bucket en visioconférence, et le chat qui me coupe la route en plein air alors que je traverse le salon en courant — il me percute la poitrine au passage. Barbara est très fiévreuse, inconsciente par intermittence, au point qu’elle ne semble pas réaliser que j’aurais pu être sérieusement blessé.

Absence de grandes aventures, certes, mais devrais-je pour autant taire ces évènements ? C’est que comme l’écrivait Isaac Bashevis Singer : Où sont donc parties toutes ces années ? Qui s’en souviendra quand nous ne seront plus là ? Les écrivains les mentionneront, certes, mais ils mélangeront tout. Il doit bien exister quelque part un lieu où tout est préservé, inscrit jusque dans les moindres détails. Disons qu’une mouche est tombée dans une toile d’araignée et que l’araignée l’a dévorée. C’est un fait universel et un tel fait ne doit pas être oublié. S’il l’était, cela constituerait une tâche, universelle, elle aussi. Vous me comprenez ? 
Il y a de graves troubles à Bordeaux. 

1936 : Naissance de David Carradine. Il restera toujours pour moi Kwai Chang Caine, de la série Kung-Fu, pour laquelle il avait été préféré à Bruce Lee. J’ai vu chacun des 62 épisodes que compte la série, et j’ai longtemps recherché un vieux maître chinois qui m’enseignerait le kung-fu, comme maître Po dans la série. Un jour que je faisais du stop à la sortie du village de mes parents, un vieux chinois s’est arrêté et m’a proposé de monter. Il ressemblait à maître Po, mais je n’ai pas osé lui demander de devenir mon maître — j’étais si jeune que je laissai ma timidité l’emporter sur mon destin. J’appris par la suite qu’il s’appelait Monsieur Li, et qu’il vivait dans une grande maison isolée dans la forêt. Récemment, me demandant comment il avait bien pu échouer dans ce trou, j’effectuai quelques recherches : Monsieur Li, qui est mort à présent, était en réalité un grand mathématicien, mondialement connu, et non pas un moine shaolin

Dimanche 9 décembre

Je ne peux plus reculer : je passe la journée à trier des papiers et à payer des factures en retard, avec majoration bien entendu. Certains courriers sont datés de l’année dernière ; l’administration peut s’avérer patiente, quoi qu’on en dise. La tâche est rendue plus ardue encore par la perte récente de mes lunettes. 

Je suis à tel point agacé que je me surnomme moi même Agassin l’agacé. 

Une japonaise tourne bizarrement en rond devant l’église Sainte-Croix à la lumière des lampadaires. On dirait un papillon de nuit oriental très lent. Elle m’agace. 

Je lutte contre le désespoir dans mon lit, me remémorant Walser : Quand on désespère et s’afflige, Jacob, on est si lamentablement mesquin, et les petitesses se jettent de plus en plus sur vous, comme une vermine rapide et vorace qui vous dévore très lentement, qui s’entend à vous étouffer et à vous avilir très lentement.

1957 : Naissance d’Emmanuel Carrère. Le lecteur régulier de cette infolettre sait qu’Emmanuel Carrère se masturbe sans savoir-faire. C’est du reste peut-être cet onanisme outrancier qui a, ces derniers temps, asséché son inspiration.

Lundi 10 décembre

Je parle au psychiatre de mon état de confusion et de ma désorganisation. Il me dit, en substance, que je n’ai qu’à m’organiser. Jah que je hais cet homme ! Je viens à peine de quitter son cabinet lorsque je croise une femme qui court dans la rue ; je ne résiste pas à la tentation de me retourner, et vois qu’elle sonne à l’interphone du psychiatre. Je viens de tout simplement de rencontrer la patiente du lundi 10H30.  

J’appelle une coach au téléphone car il ne saurait être question de laisser le dernier mot au psychiatre. 

Au café, de mignons petits oiseaux viennent picorer les miettes que j’étale sur ma table à leur attention. Soudain, je remarque qu’ils chient partout alentours, et j’ai peur de me faire enguirlander par la serveuse. Je les chasse gentiment et je remballe discrètement mes miettes. 

Ma carte bancaire est arrivée à expiration, et à la suite d’un embrouillamini avec la banque, je n’en ai pas reçu de nouvelle. J’ai en outre perdu mon chéquier quelque part dans la maison. Je suis donc socialement réduit à peu de chose, et les quelques pièces jaunes qui tintent dans ma poche suffisent tout juste à payer ma formule

Encore cet homme au teint livide dont je me demande comment il peut être encore vivant ; l’homme décoloré. Et si j’étais seul à le voir, s’il annonçait ma mort ? 

1962 : Première diffusion de l’émission télévisée Bonne nuit les Petits. Un ours rend chaque soir visite à deux enfants au moment de leur coucher. Il s’enquiert de leur journée, de leurs soucis, ou bien leur raconte une histoire ; puis il leur souhaite une bonne nuit avant de regagner son nuage tandis que du sable doré, jeté à pleines poignées par un marchand de sable roux, tombe sur les enfants endormis. Le nuage s’éloigne, car il faut aller endormir de nombreux autres enfants de par le monde. 

Mardi 11 décembre

Travail plus fructueux avec Bucket. 

Mes lunettes étaient dans le lave-vaisselle. La raison de ce mystère : je me suis roulé dessus dans mon lit, endommageant leurs branches qui ne tiennent plus qu’à peine. Or, pour ne pas les perdre lorsque je me déplace dans la maison, je les glisse souvent dans le col de mon vêtement du haut. Les branches étant désormais trop lâches, les lunettes seront tombées alors que je me penchais pour mettre quelque chose au lave-vaisselle. Ce qui est embêtant, c’est que j’ai commandé d’autres lunettes chez l’opticienne. 

J’ai de plus en plus de sympathie pour Palamède de Charlus. 

1926 : Publication du second tome de Mein Kampf. Il faudra cependant attendre 1933 pour que l’ouvrage devienne un véritable succès de librairie. À compter de 1936, il constitue l’attentionné cadeau de mariage de l’État aux nouveaux époux. 

Mercredi 12 décembre

Alors que je croise Antoine le Parfait qui se rend à son cours de running yoga, je constate que, comme par hasard, il se laisse lui aussi pousser les cheveux. 

L’écrivain Olivier Hervy, toujours aussi sympathique, me propose de m’envoyer l’un de ses livres. J’accepte avec joie. 

Déjeuner : un sandwich falafels ; le patron m’accorde le droit de payer en carte bancaire — que j’ai enfin reçue — malgré le montant normalement trop peu élevé. J’ai l’impression que la funeste histoire de la table qui sentait mauvais est oubliée. Je découvre par ailleurs que pour le même prix on peut obtenir des boissons d’une contenance de 25 ou 33 centilitres selon la marque, aussi faut-il la choisir avec soin.  

Terminé la lecture de Sodome et Gomorrhe. On ne saurait imaginer personnages plus opposés que Saniette et Charlus, et pourtant ce sont mes préférés depuis la mort de Swann. 

Sasha est venue déjeuner avec une amie — raison de ma  fuite au restaurant libanais — et outrepasse l’heure qu’elle avait indiquée pour leur départ. Sentiment de monde qui s’écroule.

Je fais des courses au magasin bio ; la courge musquée est étonnamment chère, mais ce n’est rien encore par rapport au pain des femmes qu’achète Barbara, dont chacun doit être confectionné avec le sang menstruel de cent vierges tant il coûte cher. 

Le soir, Barbara n’a de cesse de me raconter sa lecture de L’iliade, ce qui m’empêche de lire moi-même. 

1863 : Naissance de Munch. Une anecdote cocasse : en 1902, il se livre à un jeu érotique avec sa maîtresse — cette dernière feint d’avoir succombé à une dose excessive de morphine et gît dans un cercueil entouré de bougies, ce qui est effectivement particulièrement excitant. Munch est d’abord submergé d’émotion, mais lorsqu’il revient à lui voici qu’il juge la mise en scène macabre et grossière. Il se met alors en colère, les deux amants se disputent, et sa maîtresse lui tire dessus avec un revolver ; il est blessé à la main. Je me souviens avoir noté plusieurs fautes d’orthographe dans la biiographie de Munch par Atle Naess, Les couleurs de la névrose. Il faut dire que c’est malheureusement de plus en plus fréquent ; c’est à se demander si les éditeurs considèrent que la relecture du texte de l’auteur compte encore parmi les tâches qui leur incombent. 

Jeudi 13 décembre

J’ai fait ce rêve étrange que mon psychiatre, qui avait changé la disposition de la pièce, se tenait très loin de moi, et avait envie de déconner comme il disait ; il me demandait ainsi mon avis sur plusieurs blagues. D’abord surpris, car ignorant totalement que cet homme pût avoir de l’humour, je lui racontais moi-même quelques blagues ; ou plutôt, des choses cocasses que j’avais faites dans ma vie. Est-il besoin de préciser que je me trouvais plus drôle que lui ? 

Je sors le chien sous une pluie battante; je n’ai presque pas dormi, la pauvre Barbara ayant passé la nuit à tousser et gémir dans son sommeil. Je l’entendais malgré mes boules Quiès et mon casque de chantier. Ce dernier étant inadapté à un sommeil latéral, comme le mien, j’ai de plus un torticolis. Quelques gouttes froides plus vicieuses que les autres frappent mon crâne à l’exact endroit où il est dégarni, comme un fait exprès. 

Terminé la lecture de Retombées de sombrero, de Brautigan, sur les conseils d’une lectrice. Je ne change pas d’avis sur Brautigan, mais j’ai bien failli le faire. 

2008 : Mort de Horst Tappert. J’ai toujours beaucoup apprécié le style tout en psychologie de l’inspecteur Derrick. Aussi avais-je été particulièrement déçu lorsque la presse allemande avait révélé son passé nazi — membre d’une compagnie appartenant à la division SS Totenkopf. La Bavière, déçue elle aussi, a envisagé de lui reprendre son titre de commissaire d’honneur du Land ; quant à la télévision allemande, elle a décidé d’interrompre la diffusion de la série, de même que la télévision française. 

Vendredi 14 décembre

Encore une nuit difficile. La maladie de Barbara m’épuise. 

Je rencontre ma coach. Je suis heureux de pouvoir parler si longuement de moi, de mes différentes activités, et des nombreuses difficultés de ma vie quotidienne. Le psychiatre va bien voir ce qu’il va voir.

Forte déprime avant de dîner. Il fait toujours aussi froid dans la maison, les filles sont bruyantes, le chien me saute dessus : je vais me coucher afin de survivre. J’étrenne à cette occasion la grenouillère-requin en pilou que Barbara m’a offerte après avoir surpris le regard plein d’envie que je posais dessus au magasin ; elle savait que jamais je n’aurais osé l’acheter moi-même. De fait, je me déteste de la porter, mais elle est si douce. Je tourne depuis a chose en dérision, jouant sur un prétendu second degré, laissant par exemple l’aileron amovible scratché dans mon dos et poursuivant les gens pour faire mine de les croquer comme un requin. 

1955 : Naissance de l’écrivain, mais aussi photographe, Hervé Guibert. Lorsque je déclare à Barbara que je n’ai rien de spécial ou de nouveau à dire sur Hervé Guibert dans le cadre de la présente infolettre, elle répond que c’était bien la peine de la saouler durant toute l’année 2011 — ma période Hervé Guibert.

Samedi 15 décembre

Barbara et moi visitions une grande maison. Lorsque j’aperçois la façade, le parc, la proximité du fleuve, je suis conquis. En réalité, la maison est plus ou moins appelée à être découpée en lots, de même que le jardin ; quant aux nombreuses dépendances, elles deviendront elles-aussi des logements. En d’autres termes, il s’agirait en définitive de vivre dans d’un lotissement très chic, mais sans la poésie périurbaine d’un lotissement classique — j’adore les lotissements. Ineccaptable, donc. Je demande à Barbara si elle a remarqué le skate-park proche, qui doit être à l’origine de bien des nuisances sonores. Elle me répond que je suis un peu négatif. Quel regard triomphant ne lui lancé-je pas lorsque l’agente immobilière, désireuse de ne rien cacher, nous dit que le skate-park peut s’avérer bruyant certains jours. Une visite décevante, donc, que nous tentons d’oublier en mangeant à la brasserie du village où nous ne nous entendons pas à cause de plusieurs espagnoles à la table voisine. 

Je suis en retard pour ma séance de Soul collage. Il s’agit de sélectionner des images ici ou là dans un grand tas, d’en découper des éléments, puis de les assembler en les collant sur un support rigide de la taille d’une grande carte postale. Enfin, de commenter son oeuvre à haute-voix, sans trop y penser pour que l’inconscient se fasse entendre. Ma carte est absolument superbe, et dans mon discours il est question de Dieu, d’absurde, d’espoir et  de bout du monde. Je conclus en disant : Il faut vivre malgré tout. L’assemblée est médusée de tant de profondeur. 

1890 : Mort de sitting Bull — en Iakota, principal dialecte sioux, Tatanka Yotanka, qui aurait plutôt dû se traduire par : Bison mâle qui se roule dans la poussière. Il dirige le soulèvement sioux après une trahison des États-Unis ; une fois rejoints par les tribus cheyennes, ces fiers guerriers tuent le général Custer à la bataille de Little Bighorn. Sitting Bull s’enfuit alors au Canada, puis participe au Wild West Show de Buffalo Bill avant de passer ses dernières années dans une réserve indienne. C’est là que des policiers indiens à la solde du gouvernement américain encerclent sa maison et l’interpellent ; il se débat, ses amis accourent, et un policier lui tire une balle dans la nuque. 

Dimanche 16 décembre

Terrorisé à l’idée de Noël qui approche. 

Mon père au téléphone : son navigateur internet ne fonctionne plus. Il est impossible de livrer un diagnostic tant les informations qu’il fournit sont parcellaires et sans rapport avec le problème. Je suis en train de chercher les coordonnées d’un dépanneur à domicile, ne pouvant me déplacer moi-même, lorsqu’il me rappelle : il a accepté la mise à jour et tout va mieux. 

1916 : Mort de Raspoutine. On retrouve son cadavre gelé dans la Neva, le visage défoncé par des coups et le corps transpercé de trois balles tirées à bout portant. On raconte qu’il aurait également été empoisonné et que l’autopsie aurait révélé qu’il était encore vivant au moment où on l’aurait jeté dans la Neva. En réalité, le prince Ioussoupov, chez qui est commis le meurtre, aurait un peu embelli l’histoire : il s’agissait de diaboliser encore le starets dont on venait enfin de se débarrasser. 

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