Cher abonné

« Lire toujours plus haut que ce qu’on écrit » disait Jules Renard.  

C’est bien ce que j’ai fait durant la quinzaine écoulée. 

2 juillet

En avance au rendez-vous chez un nouveau psychiatre. Devant le cabinet, un homme attend dans sa voiture en lisant le journal. Je repense à mon père, qui déposait ma mère chez son thérapeute et faisait comme cette homme. De ce fait je conclus qu’il attend sa femme, déposée là comme un sac de linge sale qu’il s’attend à récupérer propre. Mais pas du tout, ce n’est qu’une projection ou quelque soit le terme adéquat — ça commence bien : si l’homme dans la voiture attend sa femme elle est ailleurs car à l’heure dite je suis intercepté sur le chemin de la salle d’attente par un géant chauve qui se présente comme l’homme avec qui j’ai rendez-vous. Il est glacial, et je me fais la réflexion que bien des patients doivent s’enfuir, mais pas moi qui me suis préparé à ce premier rendez-vous dont je sais l’importance pour chacun des protagonistes. Je reprochais de plus à ma précédente thérapeute une empathie peut-être excessive, réelle ou supposée, à mon égard. Mais peut-être après tout méritai-je cette empathie, ou en avais-je besoin. Aujourd’hui je n’en veux plus, et cet homme raide et silencieux en semble tout particulièrement dépourvu. Enfin, c’est son métier. Il m’arrête après trente minutes, au moment où j’en arrivais je crois à l’essentiel après un tour de chauffe. Nous nous reverrons bientôt et pour quelques séances, le temps de déterminer ce qu’il adviendra de nos rapports.

Mort de Jean-Jacques Rousseau. Toujours pas lu Les rêveries du promeneur solitaire : un comble. 

3 juillet

Location de voiture et départ en forêt. La barrière du péage se lève avant même que j’atteigne l’automate. Regards alentours, le cœur battant. Le petit boîtier collé en haut à droite du pare-brise me donne à penser que je viens de faire bien malgré où l’expérience du télépéage. 

Dans la maison livrée au loir durant ces quelques jours, c’est le désordre. Bouteilles renversées, papiers épars et longs brins d’herbe ramenés de la clairière. Je mets à l’abri les graines de courge et de chia que je me suis arrêté acheter en chemin, de crainte qu’elles ne fussent boulotées dans la nuit par ce petit bandit. 

Je laisse échapper un cri étranglé en tirant prestement ma main du sac de sciure pour les toilettes sèches : une souris y a fait son nid et vient de me frôler. Je m’agace de ce réflexe presque aussi ridicule que celui que j’avais eu en manquant de marcher sur une méduse à la plage, que Barbara avait filmé et diffusé. 

Le chien passe et repasse devant la maison en sprintant. À la bonne heure, au moins n’arbore-t-il plus son air tellement triste qu’il m’a conduit à mener des recherches sur la dépression canine. Je ne pense pas, cependant, qu’il souffre de ce mal. C’est simplement mon chien

Naissance de Kafka. Dans ma première édition de poche de son journal, certaines pages étaient inversées et d’autres manquantes. On me le changea sans difficultés pour un autre, mais j’ai toujours regretté de m’en être séparé : son imperfection faisait valeur, et mon eugénisme l’a conduit au pilon. 

 

4 juillet

Mise au point du Jah Rise : graines de chia trempées dans une eau pure, jus d’un citron, gingembre et curcuma râpés. Je me trompe malheureusement de robinet et fais couler l’eau que j’utilise normalement pour la cuisine, moins filtrée que celle que je bois. La flemme, mais le courage aussi, me poussent à courir le risque de laisser les choses en l’état. J’attends que les graines soient rendues plus digestes par le gel mucilagineux qui les baigne en quelques minutes tout en me chauffant au soleil. Les mouches font de même, elles se posent sur une grande feuille sombre et se rechargent comme de petites piles solaires. Et les araignées, les sauterelles, les oiseaux, et le chien bien sûr, ainsi que tout ce qui vit ou presque pour peu qu’on lui en laisse le loisir. Tout ce monde laisse fondre ici les restes de ses rêves. 

Quelques courses que je n’ai pu faire hier. J’entends un martèlement sur le toit de tôle du supermarché. Thor faisant sentir sa colère que les fruits et légumes ne fussent bio ? Après tout, elle serait légitime. Dehors il fait nuit au beau milieu de l’après-midi. C’est un orage d’une violence inouïe. Les gens n’osent regagner leurs voitures. Je relève mon col, ma capuche, et je m’élance sous les regards admiratifs et inquiets. Je ne cours pas ce risque insensé par désir de me singulariser : c’est que je crains que ce déluge n’inonde le chemin forestier qui mène la maison, laquelle doit déjà ressembler à l’Arche de Noé. Je roule au pas jusqu’à la forêt, balloté par les bourrasques ; de grosses branches obstruent la route ça et là, qui n’annoncent rien de bon pour la suite du trajet. J’ai bien fait de me hâter : c’est à peine si je parviens à m’extraire des ornières transformées en piscines, et je dois descendre de voiture à plusieurs reprises pour écarter les morceaux d’arbres qui obstruent le passage. Il me reste à remboîter la gouttière en urgence, grimpé sur la grande échelle instable aux barreaux glissants.

Essoufflé, trempé, mais sain et sauf j’allume lampes à pétrole, bougies, feu dans la cheminée, et je médite comme bien d’autres avant moi sur la force des éléments.  

Les révérends Charles Dodgson et Robinson Duckworth effectuent une promenade en barque sur l’Isis avec les trois sœurs Liddell : Lorina, Alice et Edith, respectivement âgées de 13, 10 et 8 ans. Durant les dix kilomètres du trajet jusqu’au village de Godstow, le bon révérend Dodgson conte aux jeunes filles une histoire qu’il vient tout juste d’inventer. Et voici qu’exactement trois ans plus tard, comme pour marquer l’anniversaire de cette heureuse promenade, on publie Les aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll — le révérend Dodgson bien sur.

 

5 juillet

Patraque. 

J’écope les ornières et évalue mentalement différentes sinusoïdales par lesquelles mener mon véhicule pour aller me soigner au sauna sans m’embourber. Un véritable pilote de rallye. Bingo. Je m’en sors mais à quel prix : la voiture cahotante, couverte de boue, a buté sur les grosses branches tombées dans la nuit et s’est griffée aux ronces du bas-coté. Comment ne pas songer à son propriétaire qui, avant de me remettre les clés, me désignait sur la carrosserie, dans sa grande honnêteté, des éraflures si modestes qu’elles me paraissaient inexistantes ? Surprise au sortir du chemin : une voiture. Son conducteur, qui doit être encore plus surpris que je ne le suis, avance un peu pour me laisser la place de passer. Que diable pouvait-il bien faire là ? Une sieste entre midi et deux ? Peut-être est-il en galante compagnie ? Je ne vois rien dans l’habitacle en passant.

Une femme pénètre dans le sauna lorsque je m’y trouve. Nous nous saluons, un peu gênés, puis suons de concert. Dehors, de nouveau un violent orage. 

Au café, un anglais exubérant raconte à qui veut l’entendre qu’il est privé d’électricité depuis l’orage d’hier ; un autochtone artisan lui fait croire qu’il en a pour trois bon mois car lui et ses collègues sont débordés. Ici, tous les hommes adultes me semblent d’ailleurs artisans, et toutes les femmes commerçantes. Le tenancier le rassure, ce sera moins long bien sûr ; mais ce sont plus de quarante-mille foyers de la région qui sont privés d’électricité, et il faudra être patient. J’hésite à me targuer de très bien vivre sans électricité. En tous cas, l’orage était en réalité une tempête qui a également abattu des antennes-relais, me mettant dans l’incapacité de capter le réseau téléphonique. Il me faudra être plus prudent que jamais. L’anglais fait fuir les clients à force de leur raconter sans cesse son histoire dans un mauvais français. 

Couché de bonne heure. Dès que la nuit tombe, le loir se met en branle dans un bruit infernal. Il parcourt la toiture de droite à gauche et de gauche à droite, peut-être à la recherche d’une proie — j’ignore ce que mangent les loirs, des insectes j’imagine. Puis il se met à gratter, cogner et râper comme pour creuser un trou ou scier une poutre. Je ne me réjouis plus du tout qu’il fut en vie, bien au contraire. Je lui crie de fermer sa petite gueule en tapant contre le mur, et cela doit le stupéfier car le bruit cesse un instant avant de reprendre de plus belle. 

Naissance de Dolly la brebis, premier mammifère cloné. Je me souviens m’être enthousiasmé à l’époque ; j’étudiais alors le droit des biotechnologies, avec un intérêt tout particulier pour la brevetabilité du vivant. Mais j’en frissonne aujourd’hui. Jusqu’où ?

 

6 juillet

Réveillé à six heures. 

Manquer de sommeil ici c’est un comble : la faute à ce maudit loir.

Me voici devenu girevik, c’est à dire adepte de la gyria. Il s’agit un genre de boulet de canon muni d’une poignée, manié depuis des siècles en Russie par les hommes et les femmes — appelées girevishkas — qui souhaitent développer leur force. La gyria est mieux connue en nos contrées sous le nom de kettlebell. C’est là une activité exigeante pour le corps et même l’esprit ; la perspective d’un Jah Rise au soleil me motive.

Lecture.

À la radio le speaker fait état d’une affaire de graffitis antisémites et prononce à plusieurs reprises le mot allemand Jude comme suit : joude. Huit mille foyers toujours privés d’électricité, dont l’un qui était composé de ces deux septuagénaires aujourd’hui morts dans l’incendie causé par une bougie, qu’ils utilisaient pour s’éclairer et qu’ils oublièrent de souffler.

Lecture encore.

Dernière promenade avant l’heure du coucher, que j’ai alignée sur celle que l’on respecte dans les monastères. Soudain deux biches traversent à cinq mètres, tranquilles et magnifiques. Évidemment, le chien les met en fuite, et elles s’en vont bondissantes me laissant avec cette question : était-ce réel ? Au loin, des aboiements plaintifs : je pense d’abord que le chien s’est blessé durant sa course, mais le voila qui revient langue pendante. Je me souviens alors du cri de détresse identique qu’avait poussé un jeune faon acculé à l’issue d’une course poursuite avec ce sale cabot que j’avais du éloigner à grand renfort de menaces.

C’est, dirait-on, le retour des taons.

Jean Diot, gagne deniers dans une charcuterie, et Bruno Lenoir, cordonnier, sont étranglés puis brulés en place de Grève pour avoir, selon l’accusation, commis le crime de sodomie rue Montorgueil. Jean Diot affirme pour sa part qu’ayant vu Bruno Lenoir endormi ivre sur le pas d’une porte, il avait simplement entrepris de l’aider. Ces deux malheureux seraient semble-t-il les deux derniers français condamnés à mort en raison d’une pratique homosexuelle. D’autant plus injuste que, comme le note l’avocat Barbier dans son journal : Bref, l’exécution a été faite pour faire un exemple, d’autant que l’on dit que ce crime devient très commun et qu’il y a beaucoup de gens à Bicêtre pour ce fait. 

 

7 juillet

Une toile d’araignée étonnante, tissée au centre d’un unique fil très épais tendu en diagonale entre une vieille souche et un arbre distant d’au moins quatre mètres. Il faut regarder de près pour constater que la toile ne flotte pas entre terre et ciel. Bien entendu chacun connaît les étonnantes capacités des araignées, mais je suis tout de même bluffé. Voici donc l’un de ces fils étonnamment résistants, semblant tirés dans le vide, auxquels je heurte mon front sous les frondaisons.

Il doit faire aux alentours de trente degrés Celsius et le directeur de ce parc animalier de la région est à la parade car il retient contre leur volonté des loups blancs du Canada.

Jung : “L’angoisse devant le destin n’est que trop compréhensible ; il est imprévisible et illimité ; il recèle des dangers ignorés et l’hésitation du névrosé à s’aventurer dans la vie s’explique sans peine par le désir de pouvoir rester en dehors pour ne point être engagé dans le dangereux combat. Qui renonce à tenter de vivre doit en étouffer en lui le désir, donc réaliser une sorte de suicide partiel. C’est là ce qui explique les fantaisies de mort qui accompagnent si volontiers le renoncement au désir”. 

Lessive et La montagne magique, enfin et pour le reste de la journée. 

Naissance de Gustave Malher et mort de Mouss Diouf. 

 

8 juillet

Au ravitaillement la jeune caissière aux bons mots découvre pour la première fois d’horribles petites dents qui me font prendre la poudre d’escampette.

La Montagne magique, dans laquelle j’ai grimpé aux côtés de Hans Castorp, et dont  ainsi qu’on me l’avait prédit je ne veux plus descendre. Cette vie en dehors du temps, ces perpétuels recommencements — repas, saisons, promenades obligatoires, consultations : ne me vient pour l’évoquer que l’image d’anneaux en apesanteur. Et l’ennui, le délicieux ennui tandis qu’en bas bouillonne le monde comme un volcan dont l’éruption est prochaine. Elle est retrouvée. Quoi ? — L’éternité.*

Course à pied en songeant aux nombreux avantages de la vie dans un sanatorium, puis toilette énergique à la pompe. L’eau est bien plus froide qu’à l’accoutumée, je crie comme un gorille et m’ébroue comme un chien. Je remarque les oiseaux qui semblaient snober ma boule de graines la semaine passée l’ont tout de même discrètement entamée. Ils doivent le faire à l’heure où personne ne peut les voir, avec un secret dégoût d’eux même. 

La demie de neuf heures, et l’impression d’avoir fait des folies qui m’auraient tenu éveillé jusqu’à une heure si tardive. Pourtant, il n’en est rien. À cette heure, tout là-haut au Berghof, Hans Castorp est installé dans sa confortable chaise-longue sur la terrasse de sa chambre ; empaqueté dans ses deux couvertures, il lit un ouvrage d’astronomie ou d’anatomie. Ô Mon frère attends-moi, je monte ! 

Le commodore Perry, chargé par le gouvernement américain de négocier un traité commercial avec le Japon, accoste avec sa flotte de quatre canonnières à vapeur au port japonais d’Uraga dans la baie d’Edo. Les représentants du shogun refusent de porter son message et le pressent de se rendre à Nagasaki, seul port nippon ouvert au commerce dans ce Japon fermé au monde extérieur depuis l’époque d’Edo. Perry refuse de quitter les lieux et dispose ses canonnières, dont la coque est badigeonnée de goudron, de manière à pouvoir pilonner la ville d’Uraga. Les négociations, ainsi forcées, débouchent sur un traité autorisant les navires américains à entrer dans les ports nippons. Cet épisode dit des navires noirs est regardé comme marquant la fin de l’époque d’Edo et constituant l’un des facteurs explicatifs essentiels du Bakumatsu, cette période durant laquelle le Japon met fin à sa politique isolationniste tout en modernisant le système féodal du shogunat. Mais ce qui est surtout intéressant, c’est que l’expression navires noirs sera par la suite utilisée au Japon pour désigner une menace liée à la technologie occidentale, expression que je fais mienne sans attendre. 

* C’est la mer allée / Avec le soleil — Rimbaud. 

 

9 juillet

Le manuel de la vie sauvage d’Alain Saury publié en 19080 est supérieur à n’importe quel manuel de survie contemporain en ceci qu’il ne se contente pas de faire état de techniques, mais qu’il apprend à vivre ou plutôt à revivre. C’est d’ailleurs le sous-titre de l’ouvrage : revivre par la nature. 

J’y apprends de nombreuses choses pratiques. Ainsi de la fabrication d’un hygromètre. Prenez un cheveu et nouez son extrémité supérieure à une baguette. À quarante centimètres de cette extrémité, enroulez un bouchon de liège dans lequel vous aurez fiché une aiguille. À l’autre extrémité du cheveu, fixez un poids suffisant pour le tendre. Lorsque l’humidité augmentera, le cheveu s’allongera en entraînant une rotation du bouchon, et inversement lorsqu’elle se réduira. L’aiguille indiquera un niveau sur le cadran que vous aurez pris soin de dessiner. Est-ce là sorcellerie ? Non bien sûr : la matière cornée du cheveu se raccourcit dans l’air sec et s’allonge dans l’air humide. Tout cela est bien joli, mais où se procurer un cheveu de plus de quarante centimètres ? Est-il seulement acceptable, de nos jours, d’aborder une femme pour lui demander de nous offrir un cheveu en vue de la fabrication d’un hygromètre ? Je sais bien sûr qu’il existe aussi des hommes aux cheveux longs, mais de façon générale j’évite de les fréquenter. Par ailleurs mes propres cheveux poussant plus vite en forêt, de même que ma barbe, je serai sous peu autosuffisant. Écrire l’histoire d’amour, naïve et insupportable comme un roman de Boris Vian, d’un type lunaire et d’une femme un peu fofolle qui se rencontrent ainsi, dans un club de vacances, le premier demandant un cheveu à la seconde pour faire un hygromètre car il a oublié le sien à la maison. Hypocondriaque, il est entre autres persuadé qu’une trop forte humidité peut le tuer. La femme lui apprend à vivre pleinement puisqu’après tout, lui dit-elle, le plus grand risque était de naître. Elle meurt emportée par un tsunami à la suite de quoi notre héros, inconsolable, vieillit doucement dans son appartement parisien qu’il ne quitte plus, les yeux rivés sur le bouchon que fait monter et descendre le cheveu de la femme disparue.

Journée internationale de la destruction des armes légères. Ils en ont de bonnes, aux Nations-Unies. Je suis une arme légère. Est-ce à dire que je devrais me suicider, faute de pouvoir désapprendre les techniques de combat rapproché qui me furent enseignées ? Et puis quoi.

 

10 juillet

Exposition sur la forêt au très beau château de Puyguilhem ; sont abordés, au moyen de mises en scènes réussies, des thèmes tels que les fées, le château léthargique, les belles endormies ou les épopées chevaleresques. Je découvre à cette occasion les toiles du peintre John Anster Fitzgerald, et plus généralement le mouvement du fairy painting étroitement lié à l’époque Victorienne. L’artiste le plus représentatif en est peut-être Richard Dadd, probable schizophrène ayant peint la plupart de ses toiles à l’hôpital psychiatrique où il résidait après qu’il eut assassiné son père. 

Au magasin bio la petite fille de la gérante se fait vertement tancer car elle a fait couler de l’eau sur la prise en arrosant les plantes malgré les mises en garde. Son chagrin passe bien vite, et elle se dissimule dans les rayons pour soulever sa jupe et me montrer sa culotte durant tout le temps de mes emplettes.  

En fin d’après-midi deux coureurs à pied descendent le chemin. 

J’apprends par un journal local que l’acteur Jean Gabin participa en 1945 non seulement à la campagne de Moselle, puis à la libration de la poche de Ryan, mais également à l’expédition menée outre Rhin jusqu’au Nid d’Aigle d’Adolf Hitler où il eut le privilège de se rendre et même d’y rafler quelques bouteilles. 

Alain Saury : “Un bon moyen d’éviter le danger de tuer ou d’être tué est évidemment la fuite qui nécessite de longues jambes et un bon souffle. Si l’on ne porte en soi aucune agressivité comme l’affirme Lao-Tseu : Ni la main du malfaiteur, ni les dents du tigre ne seront à craindre. Nous sommes les étincelles d’un même feu et s’il y a discorde, l’entente ne surgira que lorsque chacun réalisera sa propre souffrance à n’être pas entendu d l’autre. La résistance passive ne se confond pas avec un acte lâche, elle est la force de l’âme : on s’oppose à son adversaire en acceptant le mauvais traitement qui suivra. Ce refus de se battre sous-entend le pouvoir de le faire et c’est justement dans la maitrise de ses actes violents que se dégage toute la force qui fera tomber l’antagoniste. Il vaut mieux effectivement, pour un sage, mourir que de tuer ; encore faut-il éviter à l’autre l’occasion de devenir un assassin. Il est pratique d’avoir en voyage une canne solide (en châtaignier par exemple) et ferrée, comme un appen stock. Cette canne prise en son milieu par un mouvement constant du poignet et un bon déplacement des jambes peut permettre de dresser devant l’adversaire un mur infranchissable. Cette méthode tient à la fois de la danse, de l’escrime, du maniement du bâton ou de celui de ma baguette de chef d’orchestre ou de majorettes”. 

Duel entre Guy de Jarnac et François de Vivonne, seigneur de La Châtaigneraie. Naissance à cette occasion de l’expression Coup de Jarnac, désignant à l’origine un coup violent, habile et imprévu avant de prendre la connotation de coup déloyal, pernicieux qu’on lui connaît aujourd’hui. Du reste, Jarnac n’est pas l’inventeur du Coup de Jarnac. La réputation d’escrimeur de La Châtaigneraie etait telle que Jarnac prit des leçons auprès d’un spadassin italien, qui lui enseigna ce coup de revers, jusque là inconnu. Lors du duel, l’imprudent La Châtaigneraie plaça la jambe droite un peu trop en avant et Jarnac lui atteint le jarret. Il fut déclaré vainqueur. Son adversaire, qui s’attendait au surplus à triompher aisément, est humilé par sa défaite au point qu’il arrache les pansements de sa blessure et meurt le lendemain.

 

11 juillet 

Dans un demi-sommeil j’écris des pages complexes avec une aisance remarquable mais, une fois complètement éveillé, il ne m’en reste bien entendu pas une ligne en tête. 

Il est tôt lorsqu’un homme juché sur une moto tout-terrain passe devant la maison dans un grand fracas de pistons ; surpris de me voir, il s’éloigne sous mon regard désapprobateur. Je peux désormais profiter de mon Jah Rise dans le silence revenu. 

Lorsque les hommes eurent découvert le moyen de mesurer le temps grâce au soleil, ils se rendirent compte que leurs cadrans étaient inutiles la nuit et par temps nuageux. Ils inventèrent donc la clepsydre, qui remplit son office nuit et jour par l’écoulement de l’eau. Malheureusement celui-ci n’était pas uniforme : plus le volume était important, plus forte était la pression, plus rapide l’écoulement — et inversement. Qu’à cela ne tienne, ils se rabattirent sur le sablier. Mais au fil des années les grains de sable s’usaient et usaient le verre contre lequel ils frottaient, rendant la mesure du temps imprécise. Alors ils inventèrent les sanatoriums où le temps n’avait plus de signification. 

Lecture de La montagne magique ainsi que vous l’aurez deviné. 

Naissance de Léon Bloy non loin d’ici. 

 

12 juillet

Corvée de poubelles — pas d’éboueurs dans la forêt.

Envoi de la précédente info-lettre en ville. 

Achat chez un brocanteur de deux gros volumes richement illustrés sur l’Histoire de France publiés en 1954 par Larousse pour le prix modique de cinq euros. 

Dans la Dordogne Libre, la triste annonce du décès de l’adjudant-chef Arnaud Drouot dit Nono me touche plus que les autres — à tel point même que je renonce à participer à l’atelier Qi-Gong de Comberanche-et-Épeluche. 

Dans L’Écho un article très documenté sur la fête des familles, célébrée annuellement à l’Ehpad de Nontron. Cette année le thème en était le far-west. L’ensemble du personnel était déguisé, qui en cow-boy, qui en indien, faisant ainsi honneur aux magnifique décors confectionnés par les résidents plusieurs jours durant. Il y eut une démonstration de danse country par Joy et son équipe, de Bussière-Badil. Quant au repas, il était parfaitement dans l’esprit : apéritif indien avec galette de maïs, mesclun d’écrevisses américaines, sauté de bœuf sauce Texane et brochette de potatoes, salade, fromage, brownies au chocolat et glace caramel. Le tout arrosé par un véritable vin californien. Jah comme il me tarde !

Un peu trop forcé sur la gyria

Hans Castorp tombe amoureux.

Décès de Bertrade de Laon, dite Berthe au Grand Pied, épouse de Pépin le Bref et mère de Charlemagne. L’origine de son surnom demeure incertaine : pied bot, ou reprise d’une légende très ancienne, ce défaut étant attribué à d’autres reines réelles ou fictives nommées Berthe. 

 

13 juillet

Mentionnée dans la Montagne magique, la querelle entre ovistes et animalculistes. Ces deux courants de pensée relèvent de la Théorie de la préformation, historiquement opposée à celle de l’épigenèse selon laquelle les organes apparaissent progressivement au cours de la croissance embryonnaire.

Pour le tenant de l’ovisme, l’embryon est préformé dans la femelle. Le sperme est inutile, ou tout au plus n’apporte-t-il qu’une essence vitale qui animera l’embryon. 

La découverte du spermatozoïde vient populariser la théorie alternative, l’animalculisme, selon laquelle l’embryon préexiste dans ledit spermatozoïde. L’œuf féminin servant alors tout simplement à le nourrir. 

Cette querelle ne prendra fin qu’au milieu du dix-neuvième siècle siècle. Bien sûr nous en sourions, mais ne subsiste-il pas des adultes enseignant aux enfants que le papa met une petite graine dans le ventre de la maman ? 

Course à pied en fin d’après midi dans des bois. Une biche surprise de me croiser par ces chemins si peu fréquentés marque un temps d’arrêt avant de détaler. Je me retiens de la prendre en chasse pour ne point l’effrayer. Je me tords salement la cheville. Dieu merci mes os et tendons sont d’une résistance à tout épreuve. C’est en boitant que je termine néanmoins ma course, puis tiens compagnie à un cheval solitaire. Alors que Je me saisis de ma minuscule bouteille d’eau, mon attention est pour la première fois attirée par son étiquette : une femme y est représentée sous un logo Disney Princesses, et à droite un cœur barré par le mot : Courageuse, sous lequel est posée cette énigmatique question : comme Belle ?

Gravement blessé, donc, je renonce à la soirée Angoisse organisée par le cinéma de Nontron pour marquer ce vendredi 13. Ce sont deux films pour le prix d’un que je manque, et j’enrage jusqu’à ce que je réalise qu’ils n’étaient diffusés en version originale. Pas de regrets. 

Naissance de Jules César, mais date incertaine : peut-être le jour précédent. 

 

14 juillet

Une souris tuée par le chien et déposée devant la maison.

Au café en cette belle matinée un homme est déjà complètement ivre.

L’anglais exubérant est là aussi, qui fait de nouveau fuir les clients. Pourquoi autant d’anglais à ce coin du Périgord Vert, à la imite du Limousin, moins couru que Périgord Noir, Pourpre ou Blanc ? Peut-être ne sont-il pas plus bêtes qu’un autre bêtes et recherchent-ils authenticité et prix abordables. Certains journaux anglais qu’on trouve partout ici ne s’adressent même qu’aux expatriés dans la région. Nous nous étions d’ailleurs fait des amis anglais tenant maison d’hôte, Barbara et moi, à l’époque où nous aménagions la maison. Nous avions résidé chez eux le temps qu’elle fut suffisamment meublée. Je promis alors de les inviter une fois la maison accueillante. Je tins parole, et ils virent dîner. Puis ils ne donnèrent jamais plus de nouvelles. 

J’assiste avec intérêt aux préparatifs du feu d’artifice du soir. 

Début de soirée : trois promeneurs dans le chemin, que je n’avais pas entendus arriver et que le chien n’avant pas annoncés en aboyant. Quelle chance que je fus décent. Il m’arrive d’être dans le plus simple appareil à cet endroit même où je me tiens lorsqu’ils m’aperçoivent. Nous échangeons un aimable salut. L’homme porte short et chapeau de paille, ainsi qu’un bâton. Les femmes portent des robes légères qui laissent leur bras dénudés, une folie à cette heure-ci avec les taons qui rodent. Il s’agit manifestement d’un couple et de la mère la jeune femme. Ils s’éloignent en direction de l’ancien tunnel ferroviaire, qu’ils n’empruntent pas en raison des dangers signalés dans un précédent envoi. 

Le feu d’artifice passera-t-il ce soir la cime des arbres — Non, et il commencera même avec dix minutes de retard. 

Naissance de l’écrivain Isaac Bashevis Singer.

 

15 juillet

Lessive. 

Lecture. 

Dans l’herbe, une araignée couleur de lune. C’est la première fois que j’en vois une pareille. Elle tisse sa toile patiemment, entre deux plantes basses, sans prêter la moindre attention aux proies potentielles qui vont jusqu’à la frôler parfois.  

Au café, l’ambiance est à son comble : nombreux sont ceux venus assister à la finale de la coupe du monde de football. L’anglais exubérant est là bien sur, le torse dénudé. De même que cet autre habitué qui ressemble à un mannequin de cire, et que je n’ai jamais vu bouger. Miracle, aujourd’hui il se meut petitement et me désigne un siège surélevé. L’homme ivre d’hier est là aussi, et quelques autres que je reconnais pour les avoir croisés en ville. Je verse l’eau gazeuse dans mon verre avec trop d’empressement, éclaboussant le visage d’un voisin placé en contrebas. Un autre homme torse nu attire sur lui les regards. Il porte un large short qui laisse apparaître un caleçon moulant. Ses épaules étroites, son dos légèrement vouté, ses jambes un peu trop frêles, sa bedaine molle de buveur sont autant de signes d’un confort excessif et d’un coupable laisser-aller. Il correspond en tous points à l’idée que je me fais du jeune homme occidental moderne. Il va et vient entre sa chaise et le bar où il s’approvisionne en alcool, parlant haut, persuadé de mettre l’ambiance. Une clameur salue l’arrivée d’un homme assez âgé portant perruque tricolore. Je ne l’ai jamais vu en ces lieux, mais si j’en crois l’inscription mal tracée dans son dos il se nomme Fafou. Ses tatouages tribaux sont sur lui du plus étrange effet, mais après tout chaque tribu ne comprenait-elle pas aussi des anciens ? À l’heure de la marseillaise, un homme emporté par son élan patriotique tend involontairement le bras ainsi que le faisaient les nazis ; il s’en rend compte, jette un regard gêné autour de lui et replie son bras. Premier but : l’homme occidental hurle et se trémousse devant la télévision, empêchant tout le monde de voir les ralentis sous différents angles. Il se met dans la position qu’avait adoptée le joueur Thuram en son temps et suscite l’hilarité générale. J’ai beau être animé par toute la bonne volonté du monde, et c’est même la raison de ma présence en ces lieux, je suis attristé par ce spectacle. 

Panne de courant générale avant une décision cruciale de l’arbitre. Les plus vifs regardent la suite du match sur leurs téléphones et annoncent que le penalty est transformé. Résonnent alors des po popopopopo po. L’homme occidental se déchaine, le mannequin de cire dodeline de la tête qu’il a donc articulée.  Le courant revient durant la mi-temps :  personne ne prête la moindre attention aux réclames dont les tarifs, selon le journal, atteignent aujourd’hui des sommets. L’homme occidental s’empare d’un drapeau breton et chante la chanson bien connue : ils ont des chapeaux ronds. L’odeur de sueur devient insupportable. Certains sont plus bronzés que moi : comment font-ils ? Ils doivent avoir beaucoup de temps libre. Troisième but : l’homme occidental baisse son short en hurlant devant la télévision. Manifestement un extraverti selon la typologie de Jung. Il entreprend de faire la bise à tout le monde. Lorsqu’il parvient à ma hauteur, je me plie aux exigences de la convivialité et ne me soustrais pas. Sa barbe est très douce. Quatrième but : cris, sifflets et coups de klaxons portatifs me deviennent insupportables, véritablement et physiquement insupportables. Je quitte les lieux peu de temps avant que l’arbitre ne mette un terme à la rencontre car je crains les effusions de joie sonore. Un peu attristé car j’avais véritablement fait tout mon possible pour ne pas être un rabat-joie. 

Prise de Jérusalem par les Croisés. 

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