Chèr(e) abonné(e),
Les Jours de Francis parviennent au terme de l’année 2018, après huit mois de petites et grandes aventures. Jamais je n’ai tenu un journal aussi longtemps ; je n’y serais pas parvenu sans vos encouragements réguliers. Loin d’abandonner la lutte, je compte me soulever contre Babylone tel un lion enragé et vous invite, dans la présente infolettre, à rejoindre les légions de Jah pour combattre à mes côtés. Le temps est en effet venu, ainsi que le chantaient les hérauts de Steel Pulse :
My people are in a mess,
But nobody wants to know.
‘Cause when you’re down and out and oppressed,
You’ve got to fight your battles from the lowest of the low.
So keep your distance and take your stance,
‘Cause this could be your utmost chance.
You’ve had all night and day to consider and pray.
You’ve brought fire on my head and now you must pay.
Babylon makes the rules! Babylon makes the rules!
Babylon makes the rules! Babylon makes the rules!
Where my people suffer.
Soit, traduit par mes soins :
Mon peuple est à la messe,
Mais tout le monde ferme les yeux.
Parce que quand on est en bas et dehors et oppressé,
On doit mener ses batailles depuis le bas du bas.
Alors gare à toi et pose ton slam,
C’est peut être ta dernière chance.
Tu as eu tout le jour et toute la nuit pour réfléchir et prier.
Tu as apporté le feu dans ma tête et maintenant tu dois payer.
Babylone édicte les règles ! Babylone édicte les règles !
Babylone édicte les règles ! Babylone édicte les règles !
Sous le joug desquelles souffre mon peuple.
Lundi 17 décembre
La séance chez le psychiatre tourne autour de ma très forte résistance au changement. À la fin de notre entretien, il me dit : On se revoit le lundi 7, je vous souhaite de bonnes fêtes. Je me demande en quoi il est plus acceptable pour un psychiatre de souhaiter de bonnes fêtes à un patient en fin d’année que de répondre à son jovial Bonnes vacances avant l’été*. Un désir de m’humilier à l’époque ?
À la librairie, on a érigé une pile de livres de Jack London chez Libretto, qui a fait appel à de nouveaux traducteurs lorsque cela s’avérait nécessaire. C’est ainsi, par exemple, que l’inepte L’appel de la forêt a été traduit à nouveau en L’appel du sauvage. J’ai déjà parlé du sort indigne réservé en France à Jack London par ses traducteurs, éditeurs et autres rédacteurs de journaux, tous attirés par l’appât du gain, qui ont fini par le faire considérer comme un écrivain pour enfants ou adolescents. De fait, j’ai tenté un jour de lire Croc-Blanc, offert par mon père à Sasha, et qu’elle n’a bien entendu jamais lu, dans une traduction de Louis Postif ; c’est à se demander comment on pouvait dans le temps lire Jack London. J’aurais été bien en peine de reprocher à Sasha de s’en détourner si, par extraordinaire, elle avait ouvert le livre.
Une femme regarde attentivement la pile de London puis va trouver une vendeuse et lui demande : Vous n’auriez pas Construire un feu ? Je suis immédiatement séduit par cette femme. Mon regard passe de son doux visage à la pile : une pile de Jack London sans Construire un feu ; enfin, je suppose que je devrais me satisfaire qu’une telle pile existe. Je hoche la tête en un signe que je qualifierais de désapprobation désolée, puis je me rends compte que ma braguette est restée ouverte depuis le matin ; je la remonte prestement.
1770 : Naissance du compositeur allemand Ludwig van Beethoven. Je deviens, moi aussi, de plus en plus sourd, à tel point que j’envisage parfois le port d’une prothèse auditive pour mieux entendre, entre autres, mon psychiatre ; d’autant que je le soupçonne d’analyser le fait que je le fasse sans cesse répéter ce qu’il vient de dire.
* Voir un envoi précédent.
Mardi 18 décembre
Mes nouvelles lunettes, rendues inutiles par la découverte des anciennes dans le lave-vaisselle*, m’attendent chez l’opticienne. Elle insiste pour procéder aux derniers réglages ; les lunettes me vont parfaitement, me semble-t-il, mais elle tient à les resserrer un peu autour des oreilles. Je la laisse faire, après tout c’est elle la professionnelle. Je ressens cependant une légère pression derrière les oreilles. Un client arrivé après moi n’a de cesse de nous interrompre, et l’opticienne lui demande de patienter jusqu’à ce que cela soit son tour. J’admire la ferme diplomatie dont elle fait preuve. Je lui montre mes autres lunettes, passées par les cycles de lavage, rinçage et séchage : évidemment, cela n’a pas arrangé leurs branches déjà abîmées, et les verres semblent revêtus d’une pellicule graisseuse impalpable mais bien présente — le lave-vaisselle manquait de liquide de rinçage. Lorsque je lui explique ce qui est arrivé, l’opticienne me regarde incrédule et me dit : Alors ça, c’est une première. Il me semble pourtant que c’est le genre de chose qui doit arriver souvent, à présent que la constante recherche du gain de temps conduit les hommes à faire toujours plusieurs choses à la fois en utilisant des appareils de plus en plus sophistiqués. Ma joie est sans limites lorsqu’elle contacte le constructeur au téléphone, sans lui dévoiler que j’ai passé mes lunettes au lave-vaisselle, et que celui-ci accepte de prendre en charge gratuitement la réparation des branches que j’avais endommagées en me roulant dans mon lit. La légère pression derrière mes oreilles s’est muée en une douleur difficilement supportable, mais même cela ne saurait gâcher ce moment.
1994 : Découverte de la Grotte Chauvet par trois spéléologues. Je l’ai visité sa réplique il y a quelques années et j’ai été, comme tout le monde, saisi par les fresques qui en ornent les parois ; Barbara avait fait part de plusieurs de ses théories intéressantes à la guide, et tout le groupe de touristes l’avait regardée avec admiration.
* Voir envoi précédent.
Mercredi 19 décembre
J’ai dans l’idée, depuis quelque temps, de publier par mes propres moyens une version enrichie de la présente infolettre ; ces enrichissements consisteraient en idées et anecdotes qui me reviennent parfois après-coup, en développements que je m’impose parfois de contenir afin de ne pas faire trop long, ou bien encore en considérations jugées trop intimes pour être livrées dans le cadre de l’infolettre, tandis que, paradoxalement, elles me me sembleraient plus à leur place dans le cadre d’une édition papier — comme si cette couche de papier pouvait un peu mettre le lecteur à distance, et prendre la place de la couche de pudeur qui me retient parfois ; il n’y a certes pas aucune logique qui préside à cela.
1922 : Naissance du grammairien télévisuel Jacques Capelovici, dit Maître Capello — ou Capelo, ainsi qu’indiqué sur sa pierre tombale bien qu’il préférât pour sa part la seconde orthographe, pourtant moins logique à mon sens. L’homme a enchanté ma jeunesse aux fameux Jeux de 20 heures, en compagnie de son complice Jean-Pierre Descombes.
Jeudi 20 décembre
Pourquoi, en effet, ferais-je parvenir un manuscrit à tel éditeur qui, croulant sous le courrier, n’en entamera pas la lecture avant plusieurs mois ? Suite à quoi, si d’aventure le manuscrit lui plaisait, il faudrait procéder à des corrections puis attendre la confection du livre, et finalement patienter encore jusqu’au moment propice pour le commercialiser. Il pourrait donc se passer deux ans peut-être entre l’écriture de ce journal et sa publication. Or, l’amateur de journaux que je suis apprécie de les lire rapidement après leur écriture ; le souvenir de ce que je faisais, moi, aux périodes évoquées par le diariste est encore frais dans mon esprit. Je mets à part, bien entendu, les géants intemporels avec lesquels je ne saurais me comparer : qui se soucie, par exemple, de n’être point encore né au début du Journal de Jules Renard ?
1943 : Naissance de Claude Pierrard. Je l’admirais déjà dans Les visiteurs du Mercredi, mais c’est avec l’émission Croque-Vacances qu’il a donné, à mon sens, la pleine mesure de son talent — ses comparses, les lapins Isidore et Clémentine, n’étaient pas en reste. Claude Pierrard est un juste : il démissionne en 1987 de la chaîne qui l’emploie, car il refuse de devoir passer chaque jour dans son émission une chanson de Dorothée, qui venait d’être nommée responsable des programmes jeunesse.
Vendredi 21 décembre
Et puis, étant donné le nombre de livres mis sur le marché à chaque rentrée littéraire — désormais deux par an, ça en devient ridicule — l’étal des libraires est encombré de best-sellers et de valeurs sûres ; si aucun article de presse n’a attiré l’attention du public sur un livre, il n’y trouvera peut-être même pas une petite place en bout de table. Hélas, la plupart des journalistes littéraires sont très occupés à écrire des articles sur Alexandre Jardin, Amélie Nothomb, Anna Gavalda et autres nouveaux venus. L’auteur perçoit en outre le plus faible pourcentage de toute la chaîne du livre, qui ne démarrerait même pas sans lui, et cette aumône ne lui est même pas versée régulièrement ; c’est bien le signe de l’estime en laquelle on le tient. Alors que reste-t-il à l’édition traditionnelle ? Ma foi, peut-être le sentiment pour l’auteur d’une certaine légitimité, la fierté d’avoir été reconnu par un professionnel, d’entrer dans la carrière, la satisfaction de modifier sa bio sur les réseaux sociaux, où il devra assurer lui même sa promo. Quid à présent que les grands éditeurs ne publient plus de littérature mais des objets de consommation rapide mal finis, dont la longueur même est indexée sur la capacité d’attention supposée limitée des lecteurs ?
Bien sûr, il y a les autres éditeurs, ceux qui effectuent un travail remarquable de découverte, de redécouverte, à qui nous, lecteurs, devons tant. Mais je ne crois pas que ce journal puisse les intéresser. Et puis, je l’admets volontiers, je ressens une excitation de jeune homme à niquer Babylone, à faire mentir certains éditeurs et libraires arrogants — car certains libraires le sont aussi — qui pensent que tout ce qui ne transiterait par eux serait indigne d’intérêt, que les auteurs sans éditeur ne sont que des recalés.
Mais peut-être suis-je tout simplement gagné par la mégalomanie.
1664 : Nicolas Fouquet est condamné à la peine de confiscation de tous ses biens, et au bannissement hors du royaume de France. Colbert est très déçu, il espérait une condamnation à mort à l’issue d’un procès inique. Le peuple est en liesse, mais le Roi ne saurait prendre le risque de laisser Fouquet, toujours influent, gagner une cour étrangère. Aussi change-t-il la sentence en détention perpétuelle. Ainsi que je m’en suis déjà ouvert dans la présente infolettre, Fouquet est l’une de mes idoles.
Samedi 22 décembre
Il faut un auteur, des lecteurs, mais aussi un graphiste pour la couverture, un imprimeur et d’autres que j’oublie peut-être. À défaut de faire mieux, pas question de faire moins bien qu’un éditeur. Alors, le présent journal, enrichi d’inédits, pourrait sortir deux fois par an — plutôt qu’une seule, car chaque volume ferait bien 400 pages. Les temps de publication seraient considérablement réduits, il n’y aurait pas plus d’intermédiaire avec le lecteur que si j’étais, par exemple, un cordonnier, un boulanger, ou tout autre artisan respectable ; je contrôlerais toutes les opérations, et il n’y aurait pas de pilon pour les invendus : mon idée serait de procéder selon le modèle ancien des souscriptions.
Les lecteurs intéressés se feraient connaître en préachetant le volume, et s’ils n’étaient pas suffisamment nombreux pour que l’impression se fit à coût raisonnable ils récupéreraient leur argent, faute pour le livre d’exister. Vox populi vox dei. L’auteur quant à lui ne se retrouverait pas avec un pile de livres inutilement imprimés à l’avance, comme dans l’édition traditionnelle en cas d’insuccès. J’aime, pour ma part, participer à ce genre d’opérations sur les sites de financement participatif, car j’ai alors tout à la fois le sentiment d’appartenir à un cercle et de faire le bien. Encore faut-il qu’il ne s’agisse pas d’un énième projet de fabrication d’une tongue connectée ou d’une fourchette à capteurs.
Visite d’une jolie maison à la campagne avec Barbara. Il ne lui manque qu’une tour pour que je puisse y vivre tel Montaigne — à la maison, pas à Barbara.
1949 : Naissance des jumeaux Robin et Maurice Gibb, deux membres des Bee Gees ; le troisième membre du groupe est leur frère aîné Barry, né trois ans plus tôt. À noter que le petit Andy, né en 1958, n’a pas eu le droit d’en faire partie — en aurait-il été autrement s’il s’était appelé Elie Gibb ?
Dimanche 23 décembre
Départ pour Lisbonne.
Cela fait des jours que je préviens Barbara de mon intention de partir dans le calme, sans oublis d’aucune sorte, sans courses effrénées jusqu’à la gare routière ou le hall d’embarquement. Je lui répète : Cette fois ma belle, tout sera smooth, ou swift si tu préfères, car je m’en charge. Ainsi, j’ai paré à toute éventualité : enregistrement des billets en ligne, horaires largement calculées, sacs préparés la veille, mesurés et pesés avec soin afin de respecter scrupuleusement les normes cabines, interdiction de tout bagage en soute pour ne pas perdre de temps au tapis roulant, absence de composants métalliques dans les vêtements pour ne pas être retardés aux portiques de sécurité, réservation d’un taxi entre l’aéroport de Lisbonne et notre logement. Dès lors, comment aurais-je pu prévoir l’innommable ?
Dans le hall d’arrivée de l’aéroport de Lisbonne, des chauffeurs blasés brandissent des pancartes sur lesquelles des noms sont inscrits, mais aucune ne porte mon nom — du moins celui que j’ai fourni pour rigoler. Je voyage toujours sous un faux nom, car je trouve que cela confère une dimension onirique et mystérieuse à mon périple, hormis bien évidemment les quelques occasions où je suis obligé de fournir mon vrai nom, par exemple lors de l’embarquement. Je suis dépité. Barbara a un léger sourire en coin. Plusieurs appels à la société de réservation, sise à l’étranger, qui me demande de voir avec l’antenne locale. Mais l’antenne locale, qui m’a d’abord raccroché au nez, finit par ne plus répondre à mes appels répétés. Ce n’est ni smooth ni swift. Afin ne ne pas perdre le contrôle de la situation, je vais et viens le long de la rampe sinusoïdale surplombant l’assemblée des chauffeurs, les yeux plissés, l’air décontracté, espérant lire mon faux nom inscrit quelque part. J’aborde des chauffeurs dont la pancarte ne porte pas de nom mais une simple enseigne commerciale ou une destination, au cas où : aucun n’est mon chauffeur.
Il me devient impossible de continuer à feindre la décontraction. Je dis à Barbara : Prenons un autre taxi. Elle ne répond pas, mais affiche toujours ce fichu petit sourire en coin. J’éprouve un sentiment d’humiliation, mais de crainte également : j’ai lu, à l’occasion de la minutieuse préparation de ce voyage, que les chauffeurs de taxis de Lisbonne étaient de véritables bandits. Dans la file, un employé de l’aéroport nous désigne un taxi vers lequel nous nous dirigeons aussitôt. Je n’aime pas cette façon universelle de procéder aux aéroports, car on se sent obligé d’accepter de voyager avec le chauffeur qui nous a été assigné d’autorité. Il s’agit en l’espèce d’une chauffeuse. Elle m’adresse la parole à deux reprises durant le trajet, mais je n’entends pas ce qu’elle dit. Puis, alors qu’elle nous a laissé à l’angle de la rue en pente où se trouve notre logement, elle me demande une somme absolument faramineuse — c’est à dire encore plus élevée que celle que j’avais payée pour qu’on vienne m’accueillir à l’aéroport avec une pancarte au nom de mon voyageur imaginaire. Je paye avec une grimace que j’espère signifiante, non sans relever cette ironie : la première infolettre de l’année faisait état de mes mésaventures avec un chauffeur de taxi malhonnête — du moins le pensais-je à l’époque — et il en ira de même avec la dernière.
À notre arrivée, le propriétaire de l’appartement me demande combien j’ai payé pour le taxi. Il fait une drôle de tête, hausse les épaules, et déclare que c’est largement plus du double du tarif normal — comprendre le tarif pour un lisboète. C’est même plus cher que le tarif touriste. Je suis furieux et abattu. L’homme nous offre un gâteau en guise de cadeau de bienvenue. J’évalue mentalement son prix, que je déduis de la somme que j’ai déboursée pour le taxi. Ainsi, je pourrai calculer un coût réel de mes dépenses jusqu’ici. Le gâteau est un bolo rei, m’apprend notre hôte, que j’écoute à peine car je suis perdu dans mes pensées. L’expérience de mes voyages m’a appris qu’il ne fallait pas estimer un prix français pour les cadeaux reçus à l’étranger, afin de ne pas fausser le coût réel. Il me faudra donc enquêter pour connaître le prix portugais d’un bolo rei car je n’ose pas le demander à notre hôte.
Première promenade en ville. Je suis stupéfait, séduit par la beauté des trottoirs de Lisbonne. Ce sont les plus beaux trottoirs que j’aie vus dans mon existence. Ils sont fait d’une sorte de mosaïque blanc-crème, patinée par le temps et les nombreuses semelles ; l’enseigne de certains magasins séculaires, à la devanture superbe, se trouve même reproduite sur le pas de leur porte au moyen de carreaux foncés. Je reprends peu à peu goût à la vie. Tout ceci est magnifique, dis-je à Barbara ; cette dernière, qui a acheté des marrons chauds au premier vendeur venu sans même faire jouer la concurrence, ne peut cependant me répondre car elle commence à s’étouffer au beau milieu d’une rue commerçante. Je lui tape dans le dos et m’apprête à l’enserrer par derrière pour la soulever afin lui faire recracher son marron, comme je l’ai vu faire à la télévision, mais elle me repousse violemment et continue de tousser, les yeux emplis de larmes. Elle semble avoir du mal à respirer, je suis très inquiet mais elle refuse toujours que je la sauve. Enfin, lorsque sa respiration est revenue à la normale, elle me reproche de l’avoir frappée et se lance dans un exposé sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire lorsque quelqu’un s’étouffe ; il ne faut pas, notamment, toucher la personne si elle tousse, puisque cela démontre justement qu’elle est toujours en mesure de respirer. Elle ne semble pas réaliser le moins du monde que c’est justement parce que je lui ai sauvé la vie qu’elle peut m’expliquer que mes démarches n’ont été d’aucune utilité, et ne lui ont pas sauvé la vie. Je suppose que je ne suis pas le seul héros rabroué au monde.
Sur les hauteurs de la ville, un japonais téléphone au pays avec une oreillette. J’ai tout à coup le sentiment que le monde est trop petit, que tout voyage est impossible. Fini le temps de Nicolas Bouvier, il n’existe plus de lieu du voyage, plus de temps du voyage. C’est la raison pour laquelle j’ai presque les larmes aux yeux lorsque je lis L’usage du monde ; c’est un temps révolu. Aussi loin qu’on aille, on ne sera qu’à quelques kilomètres d’un endroit où se connecter. J’étudiais récemment les conditions de voyage en bateau-cargo : même à leur bord on peut lire ses courriels et téléphoner. Dans ces conditions, autant séjourner dans ma maison de la forêt, cela ne fait aucune différence. Barbara me soutient ordinairement que le monde n’est pas devenu si petit et si normalisé, qu’il doit encore y avoir des endroits préservés — et la pauvrette semble y croire sincèrement lorsqu’elle le dit. Ce soir, pourtant, elle acquiesce gravement à mes propos.
Dîner dans un restaurant juif du Barrio Alto, durant lequel j’ai l’idée de compiler toutes mes inventions dans un codex, tel Léonard de Vinci. Le Codex Franciscus. Cette idée m’est venue alors que je tenais un main une sorte de fajita juive emplie notamment de falafels dont on avait astucieusement cousu le fond pour éviter que la nourriture s’en échappe. Or, il s’agit là d’une de mes inventions, et j’entends bien qu’on ne me vole plus mes inventions. Barbara appelle la fajita juive une pita et soutient que cela existe depuis longtemps. Le Codex Franciscus sera aussi destiné à établir leur antériorité.
Retour à l’appartement, où il n’y a plus d’eau chaude. L’heure est tardive, aussi décidé-je de ne pas déranger notre hôte dès ce soir. Après tout, il s’agit peut-être d’un mécanisme indexé sur l’heure — une coutume portugaise, ou une loi même peut-être. Barbara lit un magazine scientifique dans lequel on explique que des chercheurs sont parvenus à transférer des souvenirs entre deux limaces de mer ; cette nouvelle me plonge dans une grave angoisse métaphysique qui me tient longtemps éveillé, de même que le vacarme des deux bars branchés situés juste sous notre logement.
1790 : Naissance de Champollion, grand déchiffreur d’hiéroglyphes. J’ai une pensée pour lui toutes les fois que je tombe, malgré moi, sur un de ces titres d’articles de presse en ligne totalement incompréhensibles tant ils ne respectent aucune règle du français.
Lundi 24 décembre
Au matin, l’eau chaude n’est toujours pas revenue. Je me vois dans l’obligation de téléphoner à notre charmant logeur, qui m’indique qu’il sera là dans moins d’une heure. Je bois plusieurs cafés dans l’intervalle en puisant dans le stock d’onéreuses capsules qu’il a laissées à disposition. Je calcule approximativement le prix d’une capsule afin de le défalquer du prix de la course de taxi — toujours ce problème de prix portugais que je ne maîtrise pas.
Il est si organisé qu’il arrive avec un escabeau. C’est bien ce qu’il soupçonnait : les peintres venus récemment donner un coup de jeune à ce charmant cocon ont par mégarde appuyé sur l’interrupteur du chauffe-eau. Il nous offre un second bolo rei ainsi, et je n’en crois pas mes yeux, qu’une bouteille de champagne. Je me perds alors en calculs de coût réel, devenu plus difficile à estimer que jamais car je ne trouve pas sur Internet le prix de la bouteille ; il s’agit d’une marque française destinée à l’export et cette information semble tenue secrète.
Le café où Pessoa avait ses habitudes est comble. La plupart des personnes présentes ne l’ont certainement jamais lu. Je me rabats sur la librairie un peu plus bas dans la rue, où j’achète un petit carnet à l’effigie de Pessoa. J’ai des dizaines de carnets, plus jolis les uns que les autres, que je n’ose commencer de remplir car ils sont si beaux, vierges.
Dans l’après-midi Barbara commence à pester contre la normalisation du monde, son uniformisation, et ainsi de suite. Partout, dit-elle, partout les mêmes magasins, les mêmes quartiers branchés, les mêmes populations, les mêmes touristes, les mêmes burgers et Tripadvisor qui distribue ses notes. C’est tout juste si elle ne tape pas du pied. Je suis pour ma part de fort belle humeur, et tout à ma contemplation des trottoirs. Cette inversion de nos humeurs habituelles me conduit à m’interroger : serait-il possible qu’un chercheur fou ait pas échangé nos souvenirs comme ceux des limaces de mer ? En tout état de cause, Barbara est si négative que je la prends en pitié de me supporter le reste du temps, lorsque nous ne sommes pas des limaces de mer.
Au déjeuner, Barbara m’apprend que la maison que nous avons visitée est dotée d’un immense terrain, ce que je n’avais pas compris. Je mets cependant ses dires en doute.
Dans l’appartement, il fait froid. Barbara a très chaud depuis le premier soir, aussi nous livrons-nous à une sorte de guerre larvée : elle éteint les radiateurs quand j’ai le dos tourné, et je les rallume dès qu’elle vaque à je ne sais quelle occupation Barbaresque. Elle s’endort à l’heure de la sieste, et je m’ennuie. J’en profite pour effectuer quelques recherches sur Internet, qui m’amènent à penser que sa sensation de chaleur perpétuelle, dans cet appartement où l’on gèle, est liée à une grave maladie. Je finis par m’endormir tristement, dans la crainte de perdre Barbara, mais aussi en pensant aux pavés des rues lisboètes.
En route pour la veillée de Noël dans un restaurant chic ; je fraude courageusement dans le fameux, joli et désuet petit tram jaune que l’on voit partout sur les photos de Lisbonne. Il me rappelle le métro de Budapest, plus ancien et muni de poignées de cuir. À l’issue du dîner, tout le monde a droit à un petit cadeau à remporter chez soi. Tout le monde, sauf moi. On nous a oubliés, et je n’ose pas réclamer. Je patiente longtemps, mais nous finissons par quitter le restaurant. Dans la rue, je marche tête basse, le regard sur les jolis pavés. Barbara a beau me dire que les cadeaux n’étaient tout de même pas fantastiques, rien n’y fait : mon Noël est gâché, comme la fois où mon frère est mort.
1868 : Naissance du champion du monde d’échecs et mathématicien Emmanuel Lasker. Il règne entre 1894 et 1921, privilégiant l’affrontement psychologique par rapport au coup juste. Il dit : Les échecs mettent en conflit non pas deux intelligences, mais deux volontés. Il faudra un Capablanca, et ses coups toujours justes, pour le battre — Lasker était certes fatigué par le climat de La Havane, où se tenait la rencontre, mais il fut surtout déprimé par la supériorité de Capablanca. Lasker était également champion de de bridge, maître du jeu de go, et il publia des Essais philosophiques. Son ami Einstein, avec qui il discutait de la théorie de la relativité, regrettait qu’un esprit aussi brillant que celui de Lasker s’abandonne au jeu d’échecs.
Mardi 25 décembre
J’offre à Barbara une casquette qui ressemble à celle qu’elle portait la première fois que nous nous sommes rencontrés, et qu’elle a égarée, à Budapest justement. J’y vois un double symbole : cette casquette à la forme très particulière, qui lui va si bien, est une façon de renouveler mes voeux ; d’autre part, je la paie au moyen de mes premiers revenus officiels d’auteur. Je prends la décision d’offrir un couvre-chef à Barbara toutes les fois que je percevrai de tels revenus à l’avenir. Le vendeur, très affable, nous fournit gracieusement une jolie carte de la ville et nous mentionne la tenue, à deux pas de chez nous, d’un concert d’un artiste nommé Le légendaire Homme-Tigre, dont il apprécie la musique ; il nous la fait écouter sur son smartphone.
Promenade durant laquelle Barbara, coiffée de sa casquette, continue de pester comme hier. Elle a les limaces, c’est toujours moins gênant que lorsqu’elle a les baleines*, me dis-je, à présent que, comme Barbara dans le temps, je vois le bon côté des choses. Nous sommes si loin de notre logement qu’elle suggère de louer des vélos pour rentrer. Je déteste faire du vélo, surtout en territoire urbain, mais mieux vaut ne pas la contrarier tant qu’elle a les limaces. Fort heureusement, nous ne trouvons aucune de ces stations où l’on remise les vélos en attente d’être enfourchés. Je fais semblant d’être très déçu. Nous passons devant des trottinettes en libre-service, une idée folle me traverse l’esprit, mais je me raisonne.
Je découvre, au bout de notre rue, une échoppe renommée où l’on peut manger les meilleurs petit gâteaux à la crème de la ville — des pastéis de nata. Lorsqu’on est au debout au comptoir, on peut voir derrière une vitre les employés qui les confectionnent. Moi qui suis peu habituellement peu friand de pâtisseries, j’en consomme plusieurs à la suite que je saupoudre abondamment de cannelle.
Je pose aux côtés de la statue de Pessoa le temps d’une photographie.
Le soir-même, je lis ceci dans le livre d’aphorismes d’Olivier Hervy, Formulaire, que j’ai emmené avec moi : Statue de Pessoa à la terrasse d’un café de Lisbonne. Voilà comment on immortalise les poètes.
Pas de concert du Légendaire Homme-Tigre car nous sous sentons très fatigués — surtout moi.
1956 : Mort de Robert Walser. Il quitte sa clinique psychiatrique pour une de ces promenades dont il est coutumier, mais cette fois il marche délibérément dans la neige jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la mort. Voici qui est très inspirant.
* Voir envoi précédent.
Mercredi 26 décembre
Je me gave de pastéis de nata dès le matin, puis nous gagnons le musée d’art contemporain. La bâtiment est superbe ; sur le toit, une femme a les cuisses nues malgré le froid et le vent. Je m’intéresse à une oeuvre contemporaine dénonçant la pollution de nos océans, ainsi qu’à une autre constituée de plusieurs pièces en enfilade remplies avec une grande minutie de vestiges des années quatre-vingt. Dans la dernière pièce, une installation vidéo curieuse et hallucinée. Tout ceci est très surprenant et donne à réfléchir. Rien à voir avec les stupidités que j’ai pu voir au Musée d’art contemporain de Bordeaux, notamment cette fois où j’ai été pris d’un réel fou-rire face à l’ineptie des oeuvres sélectionnées par le commissaire d’exposition. Je ne suis pas de ceux qui rejettent l’art contemporain au motif qu’un enfant pourrait faire la même chose, et patati et patata mais, il faut bien l’admettre, c’était risible. J’ai malheureusement oublié en quoi consistaient les oeuvres en question ; il est certains traumatismes que l’esprit préfère oublier afin de nous permettre de continuer à vivre.
Déjeuner à la cantine du port après le musée. Je décide de devenir artiste plasticien. Quelques recherches sur Internet m’apprennent comment procéder, et quels revenus je peux attendre de cette activité. Cela me semble très simple. À nouveau, je me gave de pastéis de nata ; je me transforme en pastel de nata.
Dans un quartier très branché de Lisbonne, figurant sur la carte arty que nous a fournie le vendeur de chapeaux, j’achète une paire de superbes chaussures blanches sans composants animaux. La carte indiquait qu’il y avait là également une société de gens pessimistes dont je voulais visiter les locaux, mais ceux-ci s’avèrent introuvables. L’objet de cette société est notamment de regretter le devenir de Lisbonne ; je comptais m’en inspirer pour en créer une similaire à Bordeaux. À tout le moins, un cercle de pessimistes. Il semblerait que l’effet des limaces s’estompe.
Départ en train pour Sintra où nous passerons deux nuits. Barbara connaît des mésaventures : sa carte de transport lisboète ne se recharge pas correctement, les portes automatiques d’accès au quai ne s’ouvrent pas devant elle, alors qu’elles se sont ouvertes sans encombre pour moi, les bonbons que je lui tends tombent au sol, nous ratons un premier train, et ainsi de suite. Les limaces sont donc toujours là, et il semblerait que ce ne soit plus seulement nos états d’esprit qui ont été échangés, mais nos destins. Barbara comprend mieux les raisons de mon mal-être.
Je suis épuisé lorsque nous arrivons à la maison d’hôtes : Sintra est un très joli village, mais il est très pentu. Descendue du même train que nous et logeant au même endroit : une famille à trois enfants. Effrayé par les bruits de cavalcade au dessus de nos têtes, je demande à l’hôtelière si nous pourrions changer de chambre. Elle m’en montre une autre, sous les toits, sordide alors que la nôtre est superbe. Elle me dit en outre que la chambre sordide est quasiment au même prix et que, de toute façon, en cas d’échange, elle ne rembourse pas la différence. Je regagne ma belle chambre en maudissant cette Thénardier et l’absence de contrôle des naissances en Angleterre — la famille bruyante est anglaise. Barbara, assaillie par les limaces, tient sur les enfants des propos que je ne saurais retranscrire.
Au dîner, le restaurateur, satisfait de voir que j’ai tout mangé, me tapote le ventre.
Sintra est décidément un endroit maudit.
1947 : Naissance de Jean Echenoz, que je n’aime plus comme avant depuis que Barbara avait relevé, après que je lui ai fait lire 14 à l’occasion d’un week-end dans le Quercy, que c’était un peut-être un peu complaisant, ou quelque chose comme ça. D’abord choqué, puis peinant à défendre le roman, j’avais du convenir qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Lors de ce même séjour, j’avais failli me faire mordre à la main par un chien ; j’avais voulu démontrer à Barbara que je m’y connaissais en chiens, et qu’il suffisait d’arriver calmement, la main tendue en signe d’apaisement, pour que ce molosse couché devant la maison de son maître se transforme en gentil toutou. Non point.
Jeudi 27 décembre
Je suis en manque de pastéis de nata et Sintra n’en a que pour Lord Byron, qui a séjourné ici quelques temps, et déclaré que c’était le plus bel endroit du monde, un glorieux Eden, ou quelque chose dans ce goût-là. Byron m’avait déjà harcelé à Venise et en Sicile, j’aimerais pouvoir aller quelque part sans qu’on me parle de lui. D’autant que le café où il avait ici ses habitudes, devenu une sorte de snack, est fermé, de même que le bar de l’hôtel où il avait sa chambre.
Visite du Palais de la Regaleira, une Quinta dont les jardins absoluments stupéfiants mélangent en un joyeux pêle-mêle des références à l’alchimie, la franc-maçonnerie, aux Templiers, et probablement à bien d’autres choses encore. L’ensemble a été vendu à une société japonaise, et Barbara, apprenant cela, mêle à présent des considérations racistes à ses récriminations contre les touristes. Le fait que la municipalité de Sintra ait ultérieurement racheté la propriété aux japonais, et que cette dernière fût inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, la mettant définitivement à l’abri du péril jaune ou de la menace du désert saoudienne, ne l’adoucit aucunement.
Lors du déjeuner, toujours désireux de devenir artiste plasticien, j’invente le fourmiloop. Il s’agit de faire courir dans une maison différents tubes transparents, de préférence en hauteur afin de pouvoir les admirer à sa guise lorsque l’on est allongé. Les tubes, pour partie constitués de verre grossissant, adoptent de jolies formes coudées et constituent en réalité une sculpture, dans laquelle se promènent librement des fourmis. La reine est abritée dans une fourmilière située en dehors du bâtiment, reliée par un tube à l’installation intérieure, afin que les fourmis se sentent libres de participer à l’oeuvre. Les tubes, tapissés de mousse, sont dotés par endroits de bouchons de liège vintage, qu’on peut ôter pour déposer de la nourriture ; la partie visible est en effet une aire de chasse régulièrement fréquentée par les fourmis. Il s’agit, bien entendu d’une réflexion sur la condition humaine au travers d’un qui regarde qui, en même temps qu’une oeuvre collaborative entre humains et animaux. L’ouverture de la fourmilière sur l’extérieur, au delà de respecter le biotope des fourmis, permet de partir en vacances sans se soucier de les alimenter.
Dérangé durant un rapport sexuel (avec Barbara) par la logeuse qui frappe à la porte de la chambre avec insistance ; je finis par me lever pour mettre un terme à sa sarabande, mais je ne comprends rien à son sabir, d’autant que je me contorsionne pour dissimuler mon érection derrière le chambranle de la porte. Je la chasse de la main (la logeuse), mais elle revient à la charge : elle désire à tout prix inspecter la salle de bains, car elle est persuadée que s’y trouve l’origine d’une inondation à la cave ; lorsqu’elle constate qu’il n’en est rien, elle consent à me laisser enfin en paix, la verge flaccide et tout à recommencer.
1974 : 42 mineurs périssent à la suite d’un coup de grisou dans la fosse numéro 3 de la Compagnie des mines de Lens. Lorsque j’étais très jeune, j’avais un chat appelé Grisou ; son nom n’avait pas été choisi en hommage à quelque catastrophe minière, mais plutôt en raison de la couleur de son poil.
Vendredi 28 décembre
Retour à Lisbonne.
Nous descendons dans un hôtel chaleureux, à la décoration bohème, aux senteurs d’encens dans les parties communes. Il en va autrement de la chambre, qu’on a voulu décorer artistiquement, tout l’hôtel reposant sur ce concept, mais dans un style qui ne me convient pas du tout. La lumière froide des ampoules me glace, la vitre transparente qui donne sur la douche est un véritable attentat à ma pudeur, le lit est mal orienté, et la chambre dans son ensemble n’est absolument pas feng-shui. J’étouffe, aussi regagnons-nous vite les parties communes qui sont, pour leur part, très cosy. Barbara s’éclipse aux toilettes tandis que j’étudie la carte du restaurant. Le temps passe, je commence à m’inquiéter. Je songe à demander à l’employée de l’accueil l’autorisation exceptionnelle de me rendre dans les toilettes des femmes pour voir si Barbara n’aurait pas eu un malaise : Excuse me my wife very long in the toilets can I check ? Mais la voilà qui sort : pas d’inquiétude, ce n’était qu’un selfie récalcitrant.
Dans les rues de Lisbonne, admirant toujours les trottoirs, j’ai l’idée d’écrire l’histoire d’une famille courant sur plusieurs générations. L’aîné de chaque génération entreprend de continuer l’oeuvre sublime et absurde initiée par un trisaïeul, à savoir : dénombrer les petits pavés de tous les trottoirs de toutes les rues de Lisbonne. L’histoire de la famille s’entremêle rait avec celle du Portugal, le problème étant que je ne connais pas l’histoire du Portugal.
Je bois enfin un café au comptoir du café de Pessoa, pour le prix modique de 70 centimes.
Barbara s’achète de superbes chaussures marron à la faveur des soldes portugaises.
Échaudés par la malhonnêteté des chauffeurs de taxis lisboètes, nous recourons au service de réservation de voitures en ligne Uber pour le lendemain matin très tôt. J’ai un mauvais pressentiment que Barbara balaie d’un geste de la main : Ça marche très bien, me dit-elle. Durant la soirée, nous regardons une série sur Internet dans laquelle le spectateur est consulté au sujet des péripéties que vivra le personnage principal, un peu comme dans ces vieux livres qui m’ennuyaient déjà à l’époque. Toutes ces années, toute cette technologie, tout cet argent pour ne même pas améliorer un concept déjà chiant à l’époque, voici qui me dépasse. Sans compter que Barbara n’a de cesse de me presser car elle trouve que je ne clique pas assez vite ; comment pourrais-je le faire sans avoir soigneusement pesé le pour et le contre ? Il en va tout de même du destin du personnage principal. J’interromps souvent le programme pour lui demander si elle a reçu confirmation de la part d’un quelconque chauffeur de notre rendez-vous de potron-minet devant l’hôtel.
1953 : Naissance du pianiste Richard Clayderman, inoubliable interprète de la Ballade pour Adeline — qu’il n’a pas écrite — vendue à 22 millions d’exemplaires. Les ascenseurs et les bars de grands hôtels seraient-ils les mêmes sans lui ?
Samedi 29 décembre
Je dors très mal, car je suis inquiet : aucun chauffeur n’a confirmé la course. Fort heureusement, alors que je sors de la salle de bains, Barbara me montre son téléphone : un homme au prénom latin a accepté la course. Je respire enfin, mais pour peu de temps puisque, Barbara s’étant gravement blessée au dos dans la nuit, il me revient de porter tous les sacs.
Devant l’hôtel, le temps passe et le petit point représentant la voiture ne bouge pas ; il est toujours à l’autre bout de la ville. Barbara tente de joindre le chauffeur, qui ne répond pas. Le temps passe encore. Je suis de plus en plus agité à mesure que la perspective de pouvoir rejoindre l’aéroport dans les temps s’éloigne. Enfin, une voiture tourne au coin de la rue et s’arrête à notre hauteur. Le chauffeur avenant qui en descend nous dit ne pas avoir reçu d’appels et nous donne son prénom qui n’est pas celui du chauffeur qui a confirmé. Pressés par le temps, nous passons sur ces détails ; j’échafaude une théorie selon laquelle le premier chauffeur, ayant eu les yeux plus gros que le ventre, et n’étant pas en mesure d’effectuer toutes les courses acceptées, s’est substitué son beau-frère.
Soudain, le chauffeur reçoit un appel ; ma théorie se confirme, s’il n’a pas reçu nos appels c’est que nous n’appelions pas sur son téléphone. Il se retourne et dit dans un mauvais anglais : Je suis désolé, mais vous n’êtes pas mes clients. Il s’est passé une chose incroyable, je devais les prendre juste à côté de votre hôtel et comme vous attendiez là, pour vous rendre à l’aéroport, j’ai cru que c’était vous mes clients — je retranscris, il ne parle pas aussi bien. J’en ai le souffle coupé. Barbara commence un peu à perdre son calme et incrimine le premier chauffeur, ce à quoi le second chauffeur ne peut répondre qu’en haussant les épaules et en disant : Mais je ne suis pas cet homme, j’ai simplement une course à accomplir — je retranscris toujours. Il fait le tour du pâté de maison jusqu’à l’endroit où il doit récupérer ses vrais clients. Ils sont trois, Barbara rassemble son calme et leur demande s’ils verraient un inconvénient à partager la course, puisque nous sommes très en retard. Je n’y crois pas un seul instant car la voiture est manifestement trop petite pour tout le monde. La vraie cliente refuse sans ménagement, car tout ceci les a mis en retard eux aussi, et elle nous en rend responsables. Je me prépare à intervenir pour maîtriser physiquement Barbara, qui vient de péter un câble, mais c’est inutile, l’échauffourée en reste à un stade verbal. Je lance quelques noms d’oiseaux pour la forme en récupérant nos bagages dans le coffre et en les jetant avec force sur le trottoir. Le taxi s’éloigne avec à son bord ses vrais clients.
Je suis confronté à l’une de mes plus grandes peurs : louper un avion. Je m’adosse au mur pierreux de l’immeuble et me laisse glisser sur les fesses, sans aucune considération pour mon beau manteau vintage. Jah m’est témoin que jamais, je n’ai été aussi dépité de ma vie. Entre mes doigts, car j’ai placé mes mains sur mon visage, j’entrevois Barbara se saisir de son téléphone pour commander une autre course vers l’aéroport. La pauvrette se débat encore ; l’acceptation de son triste sort n’en sera que plus difficile. On a encore une chance, il y en a un dans le quartier, dit-elle. Je la regarde tristement, mais avec beaucoup de tendresse, et me demande : À quel moment l’espoir qui fait vivre les hommes se transforme-t-il en déni ?
Soudain une voiture déboule en trombe et s’arrête devant nous. Barbara explique la situation au chauffeur, qui bondit comme un diable de son siège et jette nos bagages dans le coffre. Il me semble alors déceler une aura de lumière autour de son corps. C’est l’envoyé de Jah. Je n’ai même pas besoin de brandir une liasse de billets devant son visage en lui disant, ainsi que je l’ai vu faire dans les films : Ces nombreux billets sont à vous si vous gagnez tel point géographique dans les dix minutes ; il démarre en trombe de lui-même, et n’a de cesse par la suite de risquer nos vies jusqu’au Terminal 1 de l’aéroport de Lisbonne. Il dépose nos bagages à nos pieds et nous souhaite bonne chance. Il est toujours enveloppé par une aura de lumière. Puis il repart faire le bien sans même me laisser le temps de lui offrir un généreux pourboire. Adieu, Envoyé de Jah, Guerrier de Lumière, je ne t’oublierai jamais.
Course effrénée dans les couloirs de l’aéroport tandis qu’on annonce au haut-parleur la fin de l’embarquement de notre vol. Je trépigne au portique de sécurité, ce qui me donne un air suspect qui attire l’attention du personnel. Je tente de me calmer, il ne manquerait plus qu’une interpellation pour nous faire louper définitivement notre vol. Nouvelle course effrénée jusqu’au comptoir d’embarquement, où il reste encore du monde à embarquer. C’est impossible, l’horaire prévu est dépassé. Barbara m’apprend qu’il y a toujours un temps de latence prévu pour embarquer les retardataires ; le fait qu’on indique une heure limite d’embarquement sur les billets en sachant pertinemment que ce n’est pas l’heure de clôture de l’embarquement, que tout le monde fasse semblant de l’ignorer en faisant des annonces au micro indexée sur la fausse heure me donne le sentiment d’être le dindon de la farce.
Barbara a les baleines durant le vol, aussi n’est-ce pas le moment de lui faire remarquer qu’elle porte la responsabilité de toutes nos mésaventures : une prochaine fois, peut-être, elle prêtera attention à mes mauvais pressentiments. Encore serait-elle capable de m’asséner à nouveau sa théorie fumeuse selon laquelle nos peurs créent la réalité.
Envie pressante d’aller aux toilettes, mais il est toujours quelqu’un pour me devancer dans ce fichu avion.
Tandis que je parviens enfin à me soulager, dans les toilettes de l’aéroport de Bordeaux, je reçois un texto de Barbara : la navette est en vue, il faut faire vite. Je me réajuste tant bien que mal et me lance dans une nouvelle course effrénée sur les traces de Barbara qui ne m’a même pas attendu. Je le lui reproche vertement, entre deux halètements, une fois installé à ses côtés sur les horribles sièges bleu-pétrole.
Humeur maussade que le chien lui-même, qui nous accueille à la maison avec force petites danses, ne peut dissiper. Je déplore la fin de ce beau voyage avec Barbara malgré ses complications — celles du séjour. Je mange des pasteis de nata en écoutant du fado.
1890 : Massacre de Wounded Knee. Entre 300 et 350 indiens Lakota sont assassinés par l’armée des États-Unis dont le fameux Big Foot. Peu après le massacre, un journaliste américain écrit dans sa feuille de chou : Nous devrions, afin de protéger notre civilisation, insister encore et débarrasser la terre de ces créatures indomptées et indomptables. De cela dépend la sécurité des colons et des soldats commandés par des incompétents. Autrement, nous pouvons nous attendre à ce que les années futures nous apportent autant de déboires avec les Peaux Rouges que les années passées.
Cet homme malfaisant, Lyman Frank Baum, est l’auteur du Magicien d’Oz.
Dimanche 30 décembre
Je me hâte de terminer un travail important, et rien d’autre.
1944 : Naissance de Patrick Topaloff dont le destin tragique l’aura conduit des sommets de la gloire aux les bas-fonds ; des studios d’Europe 1 et des Jeux de 20 heures à la prison, puis à la rue. Comment oublier son duo parodique de Grease avec Sim ? Où l’as-tu mise, où l’as-tu mise, ma ch’mise grise ? Loser magnifique, has-been déchirant mis au rebut par des ingrats dans une époque inconstante.
Lundi 31 décembre
Réveillon avec des amis.
Tandis que j’évoque une série télévisée que j’ai vue récemment et appréciée, La méthode Kominsky, qui met en scène deux seniors, un ancien acteur devenu professeur, incarné par Michael Douglas, que j’admire particulièrement, et son agent irascible, incarné par Alan Larkin, notre hôte nous apprend incidemment, sans même crâner, qu’il a, lui aussi, dirigé une école d’acting à Hollywood. Il a également été agent de vedettes, et il nous subjugue, tel un enchanteur, avec ses récits et anecdotes.
1999 : Mort d’Alain Gillot-Pétré. Il devait, malgré sa grave maladie, présenter le dernier bulletin météo de l’année ainsi que le premier de l’an 2000, mais Jah en a décidé autrement. Les téléspectateurs lui avaient décerné à cinq reprises le trophée du meilleur présentateur météo.