Chèr(e) abonné(e),

Le grand Montaigne écrivait :

Il n’est pas de description aussi difficile que la description de soi-même, mais c’est la plus utile. Encore se faut-il peigner, encore faut-il bien se présenter et s’arranger pour sortir en public. Or je m’apprête sans cesse, puisque je me décris sans cesse. La coutume considère comme vicieux de parler de soi, et le prohibe obstinément par haine de la vantardise qui semble toujours être attachée à nos propres témoignages. Cela s’appelle couper le nez de l’enfant au lieu de le moucher.

Aussi, sous ce haut patronage, permettez-moi de vous raconter ma vie avec quelque retard.
Lundi 14 janvier

Discussion totalement anodine avec le psychiatre, à tel point que j’ai oublié de quoi nous avons parlé. Probablement de l’éternité, du temps, de la mort — je rentre de chez mes parents. Il me semble avoir mentionné Proust et le cybercafé devenu restaurant en face du parc du château. Que sera-t-il advenu des propriétaires, qui m’avaient confié mon premier vrai dossier d’avocat ? Le psychiatre n’a pas lu Proust, ou alors il le cache — ce qui est très difficile pour un Proustien. Mais j’y songe : ne pourrait-il, lui, le psychiatre, être l’ami fidèle et disponible qui me manque à Bordeaux ? Après tout, il ne semble pas avoir grand chose à faire de ses journées. Et puis d’autres de mes amis n’ont pas lu Proust. C’est étrange, cette histoire de vouloir un ami ; je me dis souvent que je suis mon propre meilleur ami. Mais comme le dit Sénèque dans sa neuvième lettre à Lucilius : Si le sage se suffit, ce n’est pas qu’il ne veuille point d’ami ; c’est qu’il peut s’en passer ; et quand je dis qu’il le peut, j’entends qu’il en souffre patiemment la perte.

1925 : naissance de l’écrivain japonais Mishima. Après le succès de son délicat Confessions d’un masque, on lui associe une image de fragilité qu’il tente de changer en s’astreignant à des exercices physiques, jusqu’à développer un corps d’athlète — évidemment, je me retrouve dans cette fragilité interne, cette puissance externe, et cela me le rend sympathique. Il se donne la mort par seppuku en 1970 ; l’un de ses disciples, chargé de le décapiter pour achever le travail, doit s’y reprendre à plusieurs fois tant il est maladroit. C’est un autre disciple qui termine le travail, parce que vraiment, hein. Je l’imagine, excédé, arracher l’arme des mains de son compère et le pousser rageusement contre le mur pour prendre sa place : Mais dégage de là, couillon.

Comme je l’ai déjà indiqué, Barbara confond Mishima et Murakami. C’est la raison pour laquelle je n’ose pas de lui parler de Sôseki et de Tanizaki car elle risque de les confondre également, et cette confusion va me rendre fou de rage. Je crois qu’il n’y a que Kawabata qu’elle situe, car elle a lu plusieurs de ses livres ; à moins qu’elle ne le confonde avec Kurosawa ?

Mardi 15 janvier

Revue des projets d’écriture en cours : ceux qui mériteraient d’être avancés, ceux qui ont perdu de leur charme avec le temps, ceux qui sont franchement mauvais : quelle plaie finalement que d’avoir à concrétiser ses idées. Et surtout, quel travail. Peut-être devrais-je me contenter des idées — cela reviendrait presque au même, les affres de l’écriture en moins. J’enrage de constater la pauvreté de ce que j’exprime au regard de ce que je ressens. Je vois un fleuve, et c’est un ruisseau qui glougloute. Je me demande pourquoi je m’entête ; c’est si décevant. Je devrais me faire mon cinéma, comme le chanteur Claude Nougaro.

Et d’ailleurs, dans le Journal de Renard :
Le plus artiste ne sera pas de s’atteler à quelque gros œuvre, comme la fabrication d’un roman, par exemple où l’esprit tout entier devra se plier aux exigences d’un sujet absorbant qu’il s’est imposé ; mais le plus artiste sera d’écrire, par petits bonds, sur cent sujets qui surgiront à l’improviste, d’émietter pour ainsi dire sa pensée. De la sorte, rien n’est forcé. Tout a le charme du non voulu, du naturel. On ne provoque pas : on attend.
Bien dit ! La liberté bon sang, la liberté ! Je n’en puis plus de ployer sous le joug de la structure tandis que me fouette l’intrigue.

1874 : naissance de Shackleton. Il se fait doubler par Amundsen dans la conquête du pôle Sud, aussi se reporte-t-il sur ce qui reste à ses yeux le dernier grand objectif de l’Antarctique : la traversée du continent de la mer de Weddell à la mer de Ross, via le pôle, lors de l’expédition Endurance. Hélas, le bateau se retrouve emprisonné plusieurs mois dans les glaces. Lorsque la pression finit par écraser le navire, les hommes sont contraints de débarquer, et s’ensuit alors la série d’exploits qui fera de Shackleton un mythe. Il navigue, avec quelques hommes triés sur le volet, sur les mers les plus hostiles du globe à bord d’une chaloupe modifiée tant bien que mal par le charpentier de l’Endurance. Après 16 jours de mer, il débarque dans la baie du Roi Haakon en Géorgie du Sud, s’élance aussitôt sur cette île montagneuse, glaciale, parcourue de blizzards épouvantables, et marche durant 36 heures pour atteindre la station baleinière de Stromness ; là, il organise une expédition de secours qui ramènera sains et saufs tous les membres d’équipage de l’Endurance demeurés sur l’île inhospitalière de l’Éléphant.

Bon sang, j’ai déjà du mal à me lever le matin ces temps-ci.

Mercredi 16 janvier

Je passe une échographie intime au petit matin. Dans le tramway du retour, je me délecte à la lecture de l’excellent rapport que le médecin a rédigé immédiatement après l’examen ; il a parfaitement saisi toute la complexité, la beauté et le relief de mon anatomie.

L’après-midi, je recherche des maisons sur Internet afin d’apporter la preuve au propriétaire de celle que nous avons récemment visitée, et à l’agente immobilière qui travaille à sa solde, que son bien est hors-marché. Certaines de ces maisons me plaisent ; je les montre à Barbara, qui les trouve laides et mal situées. Je la soupçonne d’être, elle aussi, à la solde du vendeur.

Il me prend l’envie de mieux connaître l’oeuvre d’Orson Welles, aussi regardé-je un documentaire qui lui est consacré. Celui-ci (le documentaire) s’avère tellement insupportable que je l’interromps presque aussitôt. J’irai boire à la source du génie, comme il faut toujours le faire : je regarderai ses films et je me ferai mon idée, à n’en pas douter meilleure que celle de l’auteur de ce triste film qui relègue ce grand personnage au rôle d’un faire-valoir. C’est comme si chaque séquence syncopée portait ce sous-titre : Regardez, je suis un génie et j’ai fait un film sur un génie un peu moindre que moi.

Je pratique la gyria à outrance.

1675 : naissance de Saint-Simon. Je ne me suis pas encore attaqué sérieusement à ses Mémoires. J’attends la retraite, ou une maladie incapacitante — et temporaire, m’empressé-je de préciser, car d’après Barbara on peut créer la réalité. Je suis toujours circonspect lorsqu’elle tient ce discours, mais dans le doute : je retire ce que je viens d’écrire. La réalité n’est certes pas abonnée à cette infolettre ; mais je préfère tout de même reformuler prudemment ainsi : j’attends d’avoir déménagé à la campagne pour lire Saint-Simon au son des oiseaux.

En attendant, c’est moi l’élégant petit oiseau coloré, picorant de-ci de là chez Saint-Simon, tel ce passage sur les orageuses mais passionnées relations conjugales que duc et la duchesse de Berry semblaient entretenir :

Il y eut entre eux des scènes violentes et redoublées. La dernière qui se passa à Rambouillet, par un fâcheux contre-temps, attira un coup de pied dans le cul à Mme la duchesse de Berry, et la menace de l’enfermer dans un couvent pour le reste de sa vie ; et il en était, quand il tomba malade, à tourner son chapeau autour du roi comme un enfant, pour lui déclarer toutes ses peines, et lui demander de le délivrer de Mme la duchesse de Berry. Ces choses en gros suffisent, les détails seraient et misérables et affreux.

Jeudi 17 janvier

Je croise le vieil homme et son caniche pelé durant ma promenade matinale. Barbara m’avait conté, au retour de l’une des ses rares promenades du chien, qu’ayant croisé ce même homme — je l’avais reconnu malgré une description imprécise — ce dernier lui avait longuement parlé de sa carrière de spécialiste de la sécurité en Afrique noire. Des visions d’aventure m’étaient apparues : était-il un dangereux mercenaire ayant pris part à des coups d’état ? À moi, il ne raconte jamais rien. Tout au plus échangeons-nous quelques mots d’un trottoir à l’autre, comme font souvent les promeneurs de chiens.

Aujourd’hui, il se contente de jeter un oeil à mon chien et demande presque dédaigneusement : Il a quel âge ? Je lui réponds sur un air indigné que c’est une fille ; il ne paraît pas troublé le moins du monde par le mégenrage dont il vient de se rendre coupable. Qu’est-ce donc que cela ? se demandera peut-être le lecteur, rentrant le menton et levant le sourcil. Et bien que celui-là compte sur moi pour, toujours, participer à son édification : le mégenrage consiste à utiliser un pronom du mauvais genre à propos d’une personne, par exemple dire il à propos d’une femme, ou elle à propos d’un homme, ou il ou elle à propos de quelqu’un qui n’est ni l’un ni l’autre — autrement dit, à présumer le sexe d’un individu en fonction de son apparence. On croit rêver !

Fort heureusement, les réseaux sociaux, et particulièrement Twitter, ont attiré l’attention de tous sur ces agissements révoltants, qu’il serait temps de criminaliser. Bref, tout mercenaire qu’il soit, mon contrevenant ne sait pas à quoi il s’expose — et oui c’est fini la guérilla sur le terrain, vieux débris ! Je lui adresse donc mon fameux regard choqué et désapprobateur, à deux doigts de me saisir de ma phablette pour le dénoncer sur Internet. J’hésite cependant : si je mégenre moi-même presque systématiquement mon chien — tenez, encore une fois — puis-je vraiment le livrer à l’indignation des foules ? Des observations in situ me permettent d’affirmer qu’il n’est pas nécessaire d’être irréprochable pour reprocher à quiconque un comportement problématique. C’est donc une simple bouffée d’honnêteté intellectuelle qui me conduit à l’épargner.

L’air est irrespirable chaque matin sur les quais, à cause des files de voiture bloquées entre deux feux rouges. Il semblerait que personne ne s’en soucie à la mairie malgré mes courriers. J’attends donc mon tramway à l’intérieur d’un minuscule estaminet. J’écoute distraitement deux hommes parler des femmes et du sida. Je me lève et range mon petit gâteau dans ma poche — j’ai finalement décidé d’arrêter les petits gâteaux. Il fera le bonheur de Barbara ou de l’une des filles, si je résiste à la tentation de le donner à mon chien — oh non, encore mégenré — en premier.

Ayant fort mal estimé la distance entre l’estaminet et l’arrêt, je dois me mettre courir, une main sur le visage pour me protéger de la pollution, l’autre contre ma sacoche qui ballotte désagréablement contre ma hanche, pour enfin sauter dans le tramway in extremis.

La jeune fille assise à mes côtés fait défiler son fil Instagram peuplé de vidéos de femmes qui se maquillent. Je l’observe avec une bienveillance curieuse, tel un ethnologue en pays lointain. Beaucoup de primitifs se décorent le visage, eux-aussi. Elle se lève soudainement et je réalise que c’est un jeune garçon aux cheveux longs. Un frisson me parcourt l’échine. Il se rassied : ce n’était pas encore là qu’il devait descendre. L’ethnologue en moi fronce les sourcils en le voyant reprendre la consultation de son fil. Le jeune homme se lève de nouveau alors que nous approchons l’arrêt suivant. Stupéfaction : c’est finalement bien une jeune fille. Nouveaux frissons.

Quel diable en moi ne peut s’empêcher de genrer une créature par réflexe ? Décidément, je ne vaux pas mieux que le type de ce matin ; la violence de notre société, la mienne même, me dégoûtent.

Salle d’attente de la clinique. Je n’ai jamais vu autant d’hommes (oh non ça continue) réunis en ces lieux ; il faut dire que ces examens, typiquement masculins, se font à date et heures fixes. Les visages sont graves, les regards fuyants ou dirigés vers le sol. Pas le mien, que je conserve droit et fier. Je tente de leur insuffler du courage. Et cela fonctionne : l’homme à la veste de football Girondins me gratifie d’un sourire en se redressant.

Douleurs consécutives à la pratique de la gyria, mais je n’entends pas mettre un terme à la Mishimisation de mon corps. Je songe que si j’avais un ami à Bordeaux, il pourrait me trancher la tête après mon éventuel seppuku.

1605 : mise en vente de 1200 exemplaires de Don Quichotte dans les boutiques de Madrid. D’après certaines sources, ce palier essentiel de l’histoire de l’humanité aurait été franchi la veille. Je n’ai pas mené de recherches suffisamment poussées pour le vérifier. Ce qui est sûr, c’est que la littérature mondiale avait changé le 17 janvier au plus tard.

Vendredi 18 janvier

De nouveau dans le tramway. Des ouvriers chahuteurs éparpillés le long des voies font mine de se jeter sous ses roues en rigolant. Il me semble que c’est là une attitude irresponsable, car le chauffeur prend peur et se voit contraint de freiner.

Un homme noir avec une casquette Suprême ; il est suprêmement souriant, comme si le secret de la vie lui avait été révélé. Et si c’était là le secret du succès de cette marque ? J’ignorais tout de Suprême avant de croiser le petit ami de Sasha dans le salon. Une fois celui-ci parti, j’avais dit à Sasha : Il pourrait s’habiller convenablement tout de même, ton petit ami, tu as vu son tee-shirt ? Lorsqu’elle m’en indiqua le prix je manquai de perdre connaissance.

1872 : naissance de l’écrivain et diariste Paul Léautaud. Ce brave homme recueille plus de 300 chats et 125 chiens au fil du temps dans le pavillon de Fontenay dépourvu de confort où il se retire, et dont il laisse le jardin en friche — comme je le fais avec la clairière de ma maison dans la forêt. Il tient pendant plus de soixante ans son Journal littéraire — dix-huit volumes, six mille pages. Je ris de moi, le soir, enfermé seul dans ma chambre, assis à mon petit bureau, devant mes deux bougies allumées, de me mêler d’écrire, pour quels lecteurs, Seigneur ! au temps que nous sommes, écrit-il avec clairvoyance dans ce Jours de Paul. J’attends de tomber sur les premiers tomes de son Journal littéraire chez les bouquinistes, ne pouvant me résoudre aux détestables extraits choisis de l’édition de poche.

De Léautaud, je n’ai donc lu que le Journal particulier, pour patienter : il y relate ses cochonneries avec Marie Dormoy, qu’il trouve pourtant laide, avec ses organes démolis, sa taille trop grosse, mais son besoin de l’enfiler pour décharger est trop impérieux. Je dénonce Paul Léautaud sur Twitter, la postérité de cet oppresseur, tout écrivain qu’il soit, n’a que trop duré.

Samedi 19 janvier

Une soirée entre amis. J’ai donc des amis à Bordeaux. Il me semble que le problème est qu’ils sont occupés. Il y a parmi nous un enfant en très bas âge qui commence tout juste à marcher. Je ne suis pas habitué à la présence d’un être de si petite taille dans mon environnement, aussi toutes les fois que je le devine bouger à la périphérie de mon regard je crois que c’est le chien — oh non encore mégenré ; mais l’enfant ne se déplaçant pas exactement comme le ferait le chien (décidément !) j’ai un un coup au coeur en pensant que mon chien (nom de Jah !) se déplace soudainement comme un chien handicapé, ou comme s’il venait de se blesser, une blessure si grave qu’il n’aurait pas crié, les grandes douleurs étant muettes comme on le dit souvent. Puis je vois qu’il s’agit du remuant petit bipède et je suis rassuré. Mais la chose se reproduit encore, et encore.

Alors que l’enfant donne tous les gâteaux apéro au chien (j’arrête là), Mon ami Jean-Mi prononce cette phrase mémorable : Moi ce dont j’aurais besoin, ce serait de moments. C’est le moment que choisit la pauvre enfant (aux dires-mêmes de ses parents, elle est bien une fille) pour se mettre à pleurer inexplicablement sous le regard inquiet du chien qui craint de ne plus profiter de ses largesses. C’est les dents, disent alors certains d’entre nous. Or, la réalité est bien plus complexe. Ainsi, l’enfant a récemment souffert d’un rhume de hanche, là où tout le monde pensait qu’elle faisait ses dents. Je suis stupéfait d’apprendre l’existence de ce mal. Ce diagnostic facile, elle fait ses dents, peut donc dissimuler des maux autrement plus inquiétants.

Je suis volubile, excité comme une puce : trop de gingembre confit, trop de soda. Et comme si cela n’était point suffisant, je me gave de tofu lors du repas préparé par Barara. Jean-Mi m’accompagne pour la promenade du chien ; notre belle discussion entre hommes roule si bien qu’elle ne s’interrompt pas lorsque nous ramassons de concert les excréments du chien. Une fois tout ce petit monde parti, je découvre parmi les ouvrages jeunesse que nous avions étalés sur le sol pour occuper l’enfant, le Bourlinguer de Cendrars dont elle se sera emparée d’elle-même (voir plus haut) dans ma bibliothèque. Quelle brave enfant.

Jean-Mi accepterait-il de me trancher la tête si je me faisais seppuku ?

 

1897 : naissance de l’écrivain américain Edgar Allan Poe. Durant 75 ans, un inconnu mystérieux s’est rendu chaque 19 janvier, dans la lueur naissante du matin, devant le cénotaphe de Poe à Baltimore. Cette figure fantomatique vêtue de noir, coiffée d’un grand chapeau au cou ceint d’une écharpe blanche levait un verre de cognac à la mémoire de Poe, puis disparaissait en abandonnant la bouteille et trois roses. Il serait mort en 1998, date à laquelle son présumé fils aurait pris le relais. Comment en être sûr, puisqu’il échappa à une tentative de capture en 2006 ? Il n’y eut pas de visite en 2010.

Je me demande lequel de mes amis, ou de mes admirateurs, et leur fils après eux, viendra lever une boisson à l’hibiscus devant ma tombe.

 

Dimanche 20 janvier

Barbara me raconte son rêve : elle répondait aux questions des élèves d’une classe au sujet de la présente infolettre. J’étais également présent, en tant qu’auteur, dans cette salle de classe. Je me transformais en femme tandis qu’elle parlait. Lorsqu’enfin je prenais la parole, ce que je disais était terriblement chiant. Je perdais presque aussitôt l’attention de l’assemblée qui se mettait à parler, à gesticuler, à ne plus rien écouter comme, j’imagine, cela se produit dans les classes dès qu’on élève le débat.

Je ne me souviens que rarement de mes rêves ; ceux de Barbara me suffisent. Je suis flatté par son rêve, même si j’ai cru comprendre qu’on n’étudie plus les grands auteurs en classe pour leur préférer des rappeurs ; cela me rappelle en outre ma première rencontre avec un écrivain, en classe de cinquième. Il s’agissait de Michel Tournier. Il était venu à l’invitation de la professeure de français nous parler de son livre Vendredi ou la vie sauvage. J’avais aimé le livre, de même que son auteur si intelligent, bienveillant, très simple enfin. Le voir là, matérialisé, et non plus imaginé tapant ses lignes à la machine, m’avait fait forte impression. Peu après, j’entamai sur un cahier bleu la rédaction de mon roman Le tour de France en 80 heures.

1984 : mort de Johnny Weissmuller. On se souvient du cri de Tarzan qu’il a inventé. Mais ce qui me plaisait le plus, et m’effrayait aussi, c’était celui aigu et saturé des porteurs noirs qui tombaient dans le vide avec leur bagage, lorsqu’ils grimpaient le long des dangereux chemins sinueux et étroits qui longeaient la montagne.

Lundi 21 janvier

Chez le psychiatre, évoqué ma révélation sur le chemin de l’école.

J’avais six à sept ans, je marchais sur la route de campagne déserte, il faisait chaud, le bitume était mou par endroits, des graviers roulaient sous mes tennis. Je me suis entendu penser ; c’est à dire que j’ai réalisé que j’existais comme individu. Ce n’était plus une succession d’images, d’impressions, de ressentis. Ma pensée était structurée, je m’écoutais penser. Et je pensais justement que je pensais ! Je pouvais m’écouter tenir des discours dans ma tête, un mot après l’autre. J’assistais à naissance de mon intelligence humaine. J’ai soudain sombré dans un gouffre métaphysique, ma tête s’est mise à tourner, je me suis assis pour recouvrer quelques forces, après quoi et j’ai rebroussé chemin.

C’est ma lutte contre le monde, ma résistance passive qui m’épuise, décrète le psychiatre. De fait, j’éprouve un sentiment de surcharge. J’ai des envies de déconnection. J’entre même chez un téléphoniste pour examiner les téléphones destinés personnes âgées, ceux qui sonnent comme des sirènes et ne disposent d’aucune fonction sociale. Je bois quelques thés sur la place avec Sébastien C. qui tient des propos désagréables envers les personnes qui se laissent pousser les cheveux — c’est à dire les personnes comme moi. Il est si véhément qu’on jurerait qu’il parle des personnes qui portent des sandales.

Du rangement à faire à la maison, des cris dans la chambre des filles : fatigue. Envie de gagner ma maison dans la forêt, seul ou accompagné de Barbara à qui je proposerais de jouer à des jeux de lettres. Il y en a de très poétiques. Également, l’envie de créer un fanzine. Un Franzine. Mais qu’y raconter que je ne raconte pas déjà ici ? De plus, la confection d’un fanzine semble nécessiter une grande habileté manuelle.

1793 : écoeurante exécution de Louis XVI. D’après le témoignage du bourreau Sanson, le roi crie simplement : Peuple, je meurs innocent ! Puis, se tournant vers les bourreaux : Messieurs, je suis innocent de tout ce dont on m’inculpe. Je souhaite que mon sang puisse cimenter le bonheur des Français. Jah, quelle dignité. Voici l’homme que ces sauvages ont assassiné. Et pour quoi ? Sanson ajoute que le roi a soutenu tout cela avec un sang froid et une fermeté qui nous a tous étonnés.

Mardi 22 janvier

Dans une rue de mon quartier un panneau auquel je n’avais jamais prêté attention indique le chemin du Club senior. Et si j’y allais voir ? Peut-être y trouverais-je un ami disponible.

La serveuse de la pizzeria qui ressemble à un joli petit faon tatoué a été remplacée par une autre. Faudra-t-il donc que tout s’écoule toujours autour de moi ? La beauté a-t-elle été définitivement chassée de ce monde ?

1882 : naissance de Louis Pergaud. Il est porté disparu lors de l’assaut de la cote 223 près de Verdun. Selon toute vraisemblance, il aurait été piégé dans les barbelés et blessé par balles plusieurs heures plus tard. Des soldats allemands seraient venus à son secours — les bons bougres — et l’auraient emmené dans un hôpital provisoire, lequel aurait été détruit par un tir de barrage français. Auteur de la Guerre des boutons, bien entendu. Mais encore et surtout, à mon sens, du poignant Roman de Miraut, chien de chasse.

Mercredi 23 janvier

Le chien profite de ce que le chauffagiste — car les radiateurs ne fonctionnent toujours pas — a laissé la porte ouverte pour s’enfuir, sans son collier, tel le Spartacus des chiens. Je le cherche longtemps dans le quartier. C’est finalement Barbara qui le retrouve, près d’une poubelle bien entendu. J’aurais dû commencer par là. Je lui fais la tête toute la journée (au chien). Le soir, tout est oublié : nous courons de concert (le chien et moi) par les rues sombres du quartier comme deux loups dans la forêt noire.

Dans un livre d’Hubert Haddad, ceci : Le temps transmue en roman tout écrit intime. Il cite de larges extraits des Écrits intimes de Stendhal qu’il me faudra absolument me procurer.

Je croque une boule Quiès à la suite d’une dramatique méprise. Barbara, loin de me réconforter, se moque de ma distraction et m’humilie même en relatant cette anecdote sur les réseaux sociaux. Quel enfer que l’Internet.

1783 : naissance de Stendhal, justement. Barbara dit qu’il n’y a pas de hasard.

Jeudi 24 janvier

Violents maux de tête au réveil, peut-être dus à mon sevrage de caféine.
Froid pénétrant, sentiment de solitude. Je me traîne en gémissant.

Michel P. me raille parce que je n’ai pas lu À rebours de Huysmans. Lorsque Soumission de Houellebecq avait paru, tout le monde s’était mis à lire Huysmans. Je m’étais refusé à le faire en raison de mon esprit de contradiction. A l’occasion d’un passage à Bordeaux, Aurore O. qui est une grande admiratrice de l’écrivain, et plus généralement une excellente lectrice et une cinéphile hors-pair — je l’appelle même Aurore la Parfaite — m’avait fait douter. Michel P. n’aura eu qu’à s’engouffrer dans la faille. Je commence donc la lecture d’À rebours.

On sonne à la porte. J’ouvre et tombe sur deux hommes étrangers — je le sais car ils ne parlent pas français, et très mal anglais. Je comprends malgré tout qu’ils sont pakistanais, réfugiés fraîchement débarqués, qui cherchent de l’aide. Ils ont sonné chez moi car la plaque près de la porte leur a évoqué celle d’une structure d’accueil. Je leur explique à grand peine que je ne dispose pas de lits pour les accueillir. Barbara me rejoint. Nous leur fournissons un plan de Bordeaux signalant les lieux où ils pourront s’adresser, car le 115 nous a indiqué qu’ils ne sauraient les secourir pour cette nuit faute de papiers. Je leur remets un sac de noix de cajou avec un sentiment d’impuissance.

Lorsque le soir arrive, je croise un homme qui parle au téléphone tout en marchant, sa fille ou sa petite soeur sous le bras. L’enfant a déjà sa tête d’adulte. Quoi de plus effrayant, de plus triste que cela ? C’est la négation de tous les possibles.

1521 : découverte de Puka-Puka par Magellan. L’atoll est situé dans les îles du Désappointement. Magellan lui-même les avait appelées les îles infortunées. Que peuvent bien faire sur place les 163 habitants ? Ils exploitent la noix de coco. Ils vont à l’église. Ils jouent au kirikiti, un un genre de cricket, jardinent et semblent heureux malgré les cyclones et les tsunamis. L’écrivain américain Robert Frisbie s’y est installé en 1924 après être tombé amoureux d’une polynésienne nommée Désir.

Vendredi 25 janvier

Toujours obsédé par les fanzines, je fais un tour à la librairie spécialisée dans ces publications artisanales qui se trouve dans mon quartier. Je n’en avais encore jamais poussé la porte. L’endroit est si exigu qu’il est impossible de s’y tenir à plus de deux clients simultanément. Or, nous sommes deux. L’autre ne cesse de me percuter de son corps. Je me saisis de quelques fanzines sur le présentoir ; il est surtout question de politique ou d’auto-célébration, le tout assorti de dessins assez grossiers. Je ne parviens pas à les ranger correctement après les avoir lus. Je m’enfuis.

L’homme qui vient nous installer la fibre s’y prend si mal qu’il lui faut la journée. Et encore finit-il par partir parce que je le presse de terminer aux alentours de 23 heures. Il m’a tellement épuisé par ses maladresses et questions que je n’ai même pas la force de me réjouir de la rapidité nouvelle de ma connexion internet après son départ.

1938 : naissance de l’acteur et chanteur russe Vladimir Vyssotski. J’admire ses chansons depuis la première fois que je les ai entendues dans un demi-sommeil, à l’occasion d’une émission spéciale à la radio alors que j’allais encore à l’université. Je m’étais procuré un compact-disc de ses chansons à grand peine — il n’y avait pas internet à l’époque. Le disque avait été enregistré à Paris après que Vyssotski avait obtenu l’autorisation de sortir d’URSS à la suite de son mariage avec la magnifique actrice française d’origine russe Marina Vlady.

Je longe le ravin, je rase le bord du précipice,
J’éperonne mes chevaux, je les cingle de mon fouet,
L’air me manque, je bois le vent, j’avale le brouillard,
Je me perds et me noie dans l’extase de la mort.
Un peu moins vite, mes chevaux, un peu moins vite.
Vous refusez d’écouter le sifflement de ma cravache
Les chevaux de mon destin obéissent à leur caprice,
Je n’ai pas le temps de vivre et d’achever ma tâche.
Je vais mourir, l’ouragan me fauchera comme un épi,
A l’aube un traîneau me halera dans la neige.
Chevaux, je vous prie, ralentissez un peu le pas,
Étirez mon dernier voyage jusqu’à mon dernier abri.

Samedi 26 janvier

Je fais le voyage pour rien jusqu’à la banque : l’automate permettant de remettre les chèques est condamné par une épaisse plaque de contreplaqué en raison des troubles sociaux. Je médite sur l’impermanence de la vie dans un café lorsque passe dans la rue un type qui recule sa tête très loin en arrière, puis crache, dans un mouvement de tout le corps ; jamais je n’avais vu quiconque cracher de façon si intense. Je n’ai même pas vu si son glaviot avait battu un record de distance tant j’étais subjugué par sa pantomime.

Les réfugiés pakistanais sonnent de nouveau à la porte. Ils me montrent un papier : le centre d’accueil des primo-arrivants leur a fixé rendez-vous dans une dizaine de jours. D’ici là, ils sont à la rue. Que faire ? Une association spécialisée contactée au téléphone nous conseille de leur indiquer d’insister chaque jour auprès du centre d’accueil. Comment ces pauvres diables vont-ils faire ? Le plus timide des deux tousse beaucoup. Nous leur donnons rendez-vous pour le soir. Entre-temps nous allons leur acheter sacs de couchage, ingénieux petits matelas, gants, bonnets et autres tissus polaires. Lorsque nous leur remettons à l’heure dite, ils sont très heureux. L’un s’appelle Amir, et l’autre Barbatruc ou Biribok — en réalité je n’ai pas compris son nom. Amir dit en regardant Barbara : Your are like sister. Personne ne dit rien sur moi. Même pas un simple : You are like grandfather. J’ai envie de leur reprendre sacs de couchage et mitaines. Ils s’éloignent, souriants et confiants. Jah les préserve.

1882 : naissance de l’écrivain britannique Virginia Woolf, dont l’imposant Journal me fixe depuis des années, posé sur une étagère de ma bibliothèque, attendant que je le lise.

Dimanche 27 janvier

Barbara se sent très mal au réveil en raison d’un mauvais rêve.

Je fais un tour à la brocante où rien ne me tente. J’avise, affiché à vil prix, le livre sur les chiens que je viens d’acheter neuf, et j’enrage. Puis, un peu plus loin, même chose avec un roman de Vila-Matas. Dois-je y voir un signe quelconque ? Et si oui, lequel ?

Lecture du Journal de Jules Renard, toujours.

Sur le suicide de son père :

Nous restons tous deux. Il est là, couché sur le dos, jambes étendues, buste incliné, tête renversée, bouche, yeux ouverts. Entre ses jambes, son fusil, sa canne du côté de la ruelle. Ses mains, libres, avaient lâché la canne et le fusil. Elles étaient encore chaudes sur le drap, pas crispées. Un peu plus haut que la ceinture, une place noire, quelque chose comme un petit feu éteint.

1615 : naissance de Nicolas Fouquet. Je ne vais tout de même pas encore parler de Fouquet.

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