Chèr(e) abonné(e),

J’ai perdu le fil des jours, en ces temps où, plus que jamais, ils se ressemblent tous. Voici donc quelques faits et considérations non datés, de variable importance, que je souhaitais porter à votre connaissance.

J’espère qu’ils vous parviendront, puisqu’il semblerait que certains fournisseurs d’adresses de courrier électronique considèrent la présente infolettre comme un envoi suspect, et la classent d’autorité dans le dossier dit des indésirables.

Ils paraissent en outre changer d’avis d’un envoi sur l’autre, telles des girouettes diaboliques ; aussi, certains numéros vous attendent-ils peut-être dans les tréfonds de votre boîte à courriels.


C’est une photographie de moi réalisant un saut assez minable avec une planche à roulettes.

Je porte un jean trop large, des chaussures blanches sans lacets, une casquette dont débordent des cheveux encore noirs, des lunettes rondes à fine monture. Je la montre à Barbara, lui demande de m’y donner un âge ; dans les dix-sept ans, me dit-elle. Je vérifie la date : en réalité, j’en ai vingt-deux. J’avais complètement oublié cette photo, prise à l’été par mon frère sur la terrasse de la maison qu’il faisait construire, alors qu’il lui restait cinq mois à vivre. Peut-être bien était-ce la dernière fois que nous nous voyions, ce n’était pas si fréquent.

J’aurais tout de même aimé, pour l’occasion, arborer un air plus digne.


Lu d’affilée trois romans de Maurice Genevoix : La dernière harde, La forêt magique, Raboliot.

Il y a je ne sais quel enchantement dans les livres de Genevoix qui évoquent la nature. Le rythme est lent, le style désuet, tout à fait aux antipodes de notre époque qui le range, j’imagine, parmi les vieux chiants.

J’ai l’impression d’avoir la confirmation que j’en suis un, moi aussi, lorsque Barbara, après que je lui ai conté ces trois histoires avec force détails, me demande si c’est bon cette fois, je lui ai tout bien raconté. Comment aurais-je pu me douter que cela ne l’intéressait pas ? Blessé, je prends comme par le passé la résolution de ne plus jamais lui parler de mes lectures. Elle les découvrira en lisant la présente lettre, ainsi que vous, chers abonnés ; après tout, ne l’ai-je pas créée parce que je ne supportais plus les marques de désintérêt de mon entourage pour ma vie intérieure ?

Après cela — les romans de Genevoix — je n’ai plus qu’une hâte : courir la forêt sous la lune. La dernière fois que je m’y essayai, c’était par une belle nuit d’été autour de ma cabane dans les bois de Dordogne ; j’étais rentré bien vite, craignant les créatures de la nuit que la pleine Lune n’avait certainement pas manqué d’attirer. Mais être tel Raboliot, le braconnier ! Francissiot, le coureur de plaines et de bois ! Bien sûr, loin de briser les vertèbres des lapins que j’aurais piégés, je les couvrirais de petits bisous avant de les relâcher.


Parlant de Lune : elle est le sujet d’une histoire que j’ai écrite pour l’anniversaire de Sasha.

Le confinement rendant difficile l’achat d’un cadeau, il m’est venu l’idée de lui offrir un livre, unique, confectionné d’un bout à l’autre, l’équivalent des dessins que font les enfants qui n’ont pas d’argent pour leurs parents — et d’ailleurs, le livre serait assorti d’illustrations de l’auteur d’un niveau comparable — un livre donc, dans lequel elle apparaîtrait, avec d’autres personnages qu’elle affectionne, comme par exemple les nazis. L’histoire est simple : un maladroit a décroché la Lune, et elle se dirige vers la Terre, risquant de détruire l’humanité. J’y travaillai d’arrache-pied, jusqu’à neuf heures par jour, car les délais étaient bien courts ; fort heureusement, Barbara se chargea des opérations d’impression et de reliure et je pus offrir in extremis son cadeau à Sasha.

Ce n’est pourtant que cinq jours plus tard que, culpabilisée par sa mère, elle daigna lire l’histoire qui m’avait coûté tant de peine. Et encore ne le fit-elle pas jusqu’à la fin. Cinq jours durant lesquels j’eus tout le loisir de calculer que sa lecture ne nécessiterait, prenant en considération les capacités réduites des jeunes générations, à peine soixante fois moins de temps qu’il m’avait fallu pour l’écrire.

Que ne lui ai-je offert une compilation des Marseillais en Afrique, ou une fausse photo dédicacée de Yann Barthès ? Je ressors bien dépité de cette expérience de do it yourself.


J’ai effectué, peu de temps avant que fût décrété le confinement, un stage de chamanisme.

Le premier soir, je suis allé à la rencontre de mon animal-guide au son des tambours que frappaient l’enseignant et Barbara qui, expérimentée, lui faisait office d’assistante. Ce n’était pas ma première expérience, aussi vis-je sans difficulté se présenter trois animaux : un cerf, un aigle, et un ours. Je les ai regardai dans les yeux, cherchant à déterminer lequel était le bon. Je saisis la coiffe du cerf à pleines mains, tapotai le crâne de l’aigle, et roulai dans l’herbe avec l’ours dans une lutte feinte. Je ne savais toujours pas lequel était mon animal. Nous marchâmes côte à côte dans une prairie, jusqu’à un grand pommier au pied duquel je compris qu’il me faudrait tour à tour essayer chacun d’entre eux. Je m’élançai donc dans le ciel, me laissai pousser des bois sur front, et de grosses papattes en guise de mains. Il m’apparut alors, j’ignore comment, que c’était le cerf. Je grimpai sur son dos, et il me montra des choses saisissantes, que je ne racontera
i pas ici, car elles sont intimes, de même que je ne les racontai pas au reste du groupe.

Tandis que chacun prenait la parole à tout de rôle, je trompai mon angoisse en contemplant une superbe femme à ma droite, nommée Bérénice. Le beau voyage qu’elle conta me la rendit encore plus désirable. Le lendemain était le jour des exercices en duo ; malheureusement, le choix de son partenaire n’étant pas libre, et le hasard ne me favorisant pas, je ne les effectuai pas avec Bérénice, mais avec Aurélie. Il s’agissait de partir pour un nouveau voyage avec son animal guide, mais cette fois, pour rapporter quelque chose à son binôme. Ainsi, pour Aurélie, suivis-je mon cerf dans une forêt, la nuit, jusqu’à une chouette qui me délivra un message pour elle, et ce message la fit pleurer. Je posai également quelques questions à une pierre pour le compte d’un autre partenaire, mais les réponses que je lui rapportai lui semblèrent quelque peu obscures.

Plus tard, je dus danser mon animal — mais comment diable danse un cerf ? — sous l’œil stupéfait de Barbara qui pensait que je me dégonflerais, et manqua de défaillir de rire, au bord du cercle que nous formions tous, à la vue de ma démarche que je voulais bondissante, et de mes coups de tête désordonnés. Avait-t-elle seulement idée du poids des bois que je devais supporter ? Je manquai d’être percuté par une femme qui s’écrasa au pied d’un homme, car elle courait trop vite en dansant son aigle. Cet homme dansait son sapajou à merveille ; je l’en félicitai avec enthousiasme lors du déjeuner, car je voulais m’intégrer. Il me dit qu’il dansait son ours. Il y eut bien d’autres exercices qui donnèrent des résultats surprenants et fascinants. Mais rien ne fut plus fascinant que le pet que lâcha Bérénice dans le noir, tandis que nous voyagions tous silencieusement dans le monde d’en haut, après avoir découvert celui d’en bas.

Cela, même mon cerf ne l’avait pas vu venir. Il ne me quitte plus ; son encombrante et lourde tête est posée sur mon épaule au moment où j’écris ces lignes.

Bon sang, il vient de me lécher l’oreille.


Il y a, sur le toit de l’église de mon quartier, un chat qui semble coincé là depuis des jours. Il pousse d’horribles miaulements à chaque fois qu’il me voit passer avec le chien lors de nos promenades. Son poil est noir, terne, peut-être parce qu’il est exposé aux intempéries. Sa grosse tête n’a pas maigri à la mesure de son corps, aussi paraît-il quelque peu difforme.

Toutes les fois que je le vois longer les gargouilles, je pense au Bossu de Notre-Dame et je me lance ce bon mot : Tiens, voila Chasimodo ! J’oublie toujours de prendre avec moi quelques croquettes pour les lui lancer ; ce n’est pas bien grave, car s’il se donnait la peine de se comporter comme un chat, c’est-à-dire s’il explorait son environnement et se décidait à sauter sur une corniche, il pourrait recouvrer sa liberté. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il lui arrive pareille mésaventure. J’ai même vu les pompiers monter la grande échelle pour le secourir.

Mais toujours, il revient lancer son cri sinistre dans la nuit.


Barbara place depuis plusieurs semaines des bouboules de graines sur la terrasse pour nourrir les oiseaux, rendant nos deux chats malades de désespoir, car leur faudrait, pour attaquer les petites créatures pendant leur repas, s’avancer sur un large filet tendu dont l’instabilité générale les effraie, et dont les mailles sont inconfortables à leurs coussinets. Cette dépense, qui pèse lourdement sur notre ménage, m’a paru enfin trouver son utilité lorsque j’ai aperçu un oiseau menu se faufiler à travers les mailles pour se poser sur l’oranger du patio. J’étais alors comme un romain dans son atrium.


Il m’aura fallu pas moins d’une quinzaine de pages au moins pour me rendre compte que l’homme que La Rochefoucauld désigne dans ses Mémoires comme le duc de Bouquinquan n’est autre que duc de Buckingham, en mission pour demander la main d’Henriette-Marie de France pour le compte du roi d’Angleterre. Il raconte comment Bouquinquan en aurait profité pour flirter avec la reine Anne d’Autriche, s’attirant tout à la fois la haine du roi Louis XIII — qui la délaissait pourtant — et de Richelieu qui avait pour elle des sentiments.

Soudain, le tendre flirt se transforme en agression sexuelle :

« Et même, un soir que la cour étoit à Amiens et que la Reine se promenoit assez seule dans un jardin, il y entra avec le comte d’Hollande, dans le temps que la Reine se reposoit dans un cabinet ; il se trouvèrent seuls ; le dur de Bouquinquan étoit hardi et entreprenant ; l’occasion étoit favorable, et il essaya d’en profiter avec si peu de respect, que la Reine fut contrainte d’appeler ses femmes, et de leur laisser voir une partie du trouble et du désordre où elle étoit. Le duc de Bouquinquan partit bientôt après, passionnément amoureux de la Reine et tendrement aimé d’elle. »

Mais elle lui pardonne :

« Il partit enfin sans avoir eu le temps de parler en particulier à la Reine ; mais, par un emportement que l’amour seul peut rendre excusable, il revint à Amiens le lendeman de son départ, sans prétexte et avec une diligence extrême. La Reine étoit au lit : il entra dans sa chambre, et, se jetant à genoux devant elle et fondant en larmes, il lui tenoit les mains ; la Reine n’étoit pas moins touchée, lorsque la comtesse de Lannoy, sa dame d’honneur, s’approcha du dur de Bouquinquan et lui fit apporter un siège, en lui disant qu’on ne parloit point à genoux à la Reine. »

Plus loin, La Rochefoucauld invente la fameuse histoire des Ferrets de diamants, prétendument offerts à Bouquinquan par la reine, qui inspirera Alexandre Dumas dans ses fameux Mousquetaires.

Dans le Journal de Léautaud :

« Fourré le nez, ce soir, dans un roman envoyé au Mercure : La colatition par Emmanuel Bove. […] Un vrai cauchemar ! J’en étais tout aplati. On a pas idée d’écrire de pareils livres. […] On se voit soi-même dans une déchéance de ce genre. Ce sont des livres qu’il vaut mieux ne pas lire. »

Je l’ai donc lu dans la foulée. J’en suis ressorti non seulement aplati, comme Léautaud, mais également glacé, révolté. Cette chute lente, progressive, inéluctable, c’est quelque chose. On résiste à peine à l’envie d’implorer : Mais que quelqu’un fasse quelque chose ! Puis on replonge dans la noirceur car enfin, on veut que cela se termine d’une façon ou d’une autre.

C’est le pire — si je puis m’exprimer ainsi — roman de Bove que j’aie lu à ce jour. Je lis Bove avec parcimonie, ne souhaitant vivre dans un monde où plus aucun de ses livres ne me resterait à découvrir.


À propos de Léautaud : j’ai terminé d’écouter ses entretiens radiophoniques avec Robert Mallet et je me sens comme orphelin. Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais entendu aussi passionnant programme. Deux duellistes, deux duettistes parfois. La mauvaise foi de Léautaud poussé dans ses retranchements, ses coups de canne agacés contre la table, sa causticité, sa sensibilité mal dissimulée. Et la ferme courtoisie de Mallet, son entêtement, sa simplicité, son érudition : c’est peut-être bien lui qui serait pour moi la plus grande découverte de ces entretiens.


Terminé la lecture des Extrait d’un Journal 1908 – 1928 de Charles du Bos, dans une édition originale que m’a offerte Barbara pour Noël dernier. Je lui rabattais les oreilles avec le Journal de Gide, que je lisais à la fin de l’année dernière, et elle a pensé que du Bos et lui étant amis, ce serait là un cadeau qui m’emplirait de joie, ce qu’il fit.

La page de garde porte mention manuscrite d’un nom : Saint-Exupéry ; serait-il donc possible que ce volume ait appartenu à l’écrivain aéronautique ? Plus loin, glissé entre la page 100 et la page 101, le catalogue d’une exposition consacrée aux aquarelles et pastels de Mademoiselle Cabarrus, à la Galerie Ecalle sur le Faubourg Saint-Honoré.

Charlie — c’est ainsi que l’appelaient ses amis — était un critique littéraire du temps jadis, et c’est déjà dire beaucoup que de dire cela, si l’on songe à ceux de notre temps. Il n’était pas que cela, son Journal, que Gide l’exhortait à ne pas délaisser, en témoigne.

« Il y a bien longtemps que je n’ai plus écrit une ligne. Je suis toujours aussi souffrant, et mon état ajoute encore à mon éternelle absence de premier mouvement, de propulsion à écrire. Si le génie, comme je l’ai écrit au moment de la mort de Tolstoï en transposant un peu une de ses paroles, consiste avant tout à ne pas pouvoir ne pas faire, j’en suis singulièrement dénué. J’essaie de tendre le peu de volonté que je possède vers l’acte d’écrire, et au moment de prendre la plume tout se détend : une faiblesse physique réelle, — mais qui sitôt perçue devient un motif d’excuse, — engourdit et noue ma pensée : je suis alors la proie docile d’une sorte de vertige métaphysique par quoi j’assiste au déroulement d’une durée sur laquelle je ne puis rien : elle est en moi pourtant cette durée, elle est mienne, et c’est comme si elle coulait à côté de moi, parallèlement à moi.
La liberté même que dans son atonie mon esprit préserve lui nuit et renforce mon impuissance : elle engendre cette hésitation intérieure le long de laquelle, comme sur une pente trop facile, des idées successives ou même simultanées dévalent pour se perdre dans je ne sais quelle eau stagnante. Pendant tout le temps que se prolonge cet état, il règne en moi une opacité que rien ne transperce ni n’éclaire ».

C’est exactement ce que je dis souvent à Barbara, sous une forme plus concise : j’arrive pas à écrire.

Un jour d’atonie, trouvant le réconfort dans cette phrase de Maurice de Guérin à propos de lui-même, dans une lettre à Barbey d’Aurevilly :

« Esprit mécontent, disposition à la satire triste et amère, dominée par un amour et une puissance extraordinaire pour l’idéal. Chutes subites de l’enthousiasme et de la gaieté mortellement blessés par des traits connus de moi seul ».

Aussi :

« Ce trio confirme mes observations anciennes sur les œuvres de jeunesse des grands artistes par rapport aux chefs-d’œuvre de leur maturité : presque toujours le noyau du fruit futur est présent, mais sans la chair ni la pulple. L’enveloppe fait défaut parce que c’est l’âme qui la donne, — et que dans la jeunesse on n’a pas d’âme, de spiritualité véritable, alors que pourtant plus que jamais on croit témérairement en avoir. C’est bien plus tard, quand on est le moins assuré d’avoir une âme, qu’on l’a le plus ».


Entamé la lecture des Pensées de Joseph Joubert, que Charles du Bos appelle mon Joubert, comme je dis mon Montaigne, malgré cette laide redondance.

« Nous vivons dans un siècle où les idées superflues surabondent, et qui n’a pas les idées nécessaires. »
Et encore a-t-il vécu à cheval sur le 18ème et le 19ème !

Il recueille en 1794 la comtesse de Beaumont, qui survit cachée au sein d’une famille de paysans depuis que sa famille a été décimée par la Terreur. Il éprouve pour elle une très forte amitié, certains disent de l’amour. À la mort de Robespierre, Pauline de Beaumont retourne à Paris, où elle devient le grand amour de Chateaubriand. Puis, usée par une vie d’épreuves, un temps abandonnée par ce dernier, elle le retrouve à Rome et meurt de phtisie dans ses bras, à trente-cinq ans.

« Nous la soutenions dans nos bras, moi, le médecin et la garde ; une de mes mains se trouvait appuyée sur son cœur qui touchait à ses légers ossements ; il palpitait avec rapidité comme une montre qui dévide sa chaîne brisée ; nous inclinâmes sur son oreiller la femme arrivée au repos ; elle pencha la tête, quelques boucles de ses cheveux déroulés tombaient sur son front ses yeux étaient fermés, la nuit éternelle était descendue. Tout était fini. »

Joubert dira alors : « Chateaubriand la regrette sûrement autant que moi mais elle lui manquera moins longtemps ».


J’avais déjà pris ces dispositions auprès de Barbara : une fois incinéré, j’aimerais qu’elle jette — en toute illégalité — mon urne funéraire dans la lagune de Venise, à l’extrémité de la Punta della Dogana.
J’y ajoute à présent ceci : j’aimerais que ce fût au son du lamento della ninfa, SV163, de Monteverdi.


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