Cher abonné,

La Bruyère disait :

Il n’y a au monde que deux manières de s’élever, ou par sa propre industrie, ou par l’imbécillité des autres.

Il y aurait bien aussi leur lâcheté, mais, comme je doute que ce pût être un oubli du grand homme, je m’interroge sur les considérations qui l’auront conduit à ne pas en faire une troisième voie d’élévation.
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J’ai reçu, en réponse à la dernière infolettre, dans laquelle je faisais état de mon incapacité à marcher avec des sandales Birkenstock, le courrier d’un lecteur ayant reconnu le modèle qu’il avait acheté il y a longtemps — le vendeur arrogant m’aura donc menti en m’assurant qu’il s’agissait d’un nouveau modèle — et qui m’apprend qu’il est lui aussi victime de ce désastreux bruit de pet lorsqu’il marche. Il confirme toutefois sa solidité, voire son indestructibilité, et continue en disant qu’il a essayé d’autres modèles, d’autres marques, mais sans succès, pour conclure enfin que certaines personnes ne sont probablement pas faites pour marcher en sandales ; aussi serait-il peut-être sage de ne pas lutter. Cette philosophie taoïste n’est pas pour me déplaire, mais je continue à porter mes sandales lorsque personne ne peut m’entendre ; je me console en songeant qu’après tout, Verlaine avait peut-être surnommé Rimbaud l’homme aux semelles de vent à cause de ses sandales.

D’autres lecteurs se sont inquiétés de savoir si mes sacrifices techniques avaient apaisé les dieux de la Vallée qui m’auraient alors, en retour, accordé une meilleure délivrabilité en me préservant des mâchoires terribles des boîtes à spam. La réponse étant oui et non, je crains de devoir désabonner d’autorité certains lecteurs indolents — ou considérés comme tels par les dieux — pour les apaiser encore.

Sabrina H., dont vous pouvez trouver la très intéressante infolettre à cette adresse, me disait qu’elle avait reçu pour sa part le courrier d’un lecteur furieux lui souhaitant, entre autres, de disparaître en même temps que ses idées nauséabondes.

J’ai décidément de la chance d’avoir des lecteurs dont l’expression de malveillance extrême n’aura été, je crois, que de me demander, en substance, si je n’aurais pas par hasard un peu perdu la boule pour avoir écrit que j’avais préféré une traduction de Don Quichotte plus ancienne à celle de madame Schulman.
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Le concept de surprise party a connu d’intéressantes évolutions au fil du temps ; on le découvre en France à la fin du 19e siècle en voyant de riches Américains s’inviter chez des compatriotes de façon impromptue, qui apportant un plat, qui une bougie pour l’éclairage, et chacun une pièce pour payer une danse au pianiste. Au lendemain de la Première Guerre, on commence à prévenir secrètement l’hôte de la soirée. Pendant les années folles, les garçonnes refusent d’être chaperonnées, les parents sont exclus. Lors de la Grande Dépression des années 30, cette mutualisation des ressources festives est particulièrement appréciée. Pendant l’Occupation, les parties surprises permettent de contourner ce satané couvre-feu qui empêche les jeunes gens de s’attarder dans les lieux publics. Quoi qu’il en soit, elles sont depuis un certain temps déjà l’occasion de rencontres amoureuses et sexuelles. Dans les années 50, ce sont les adolescents qui s’emparent du phénomène : on parle de surpat’ ou de surboum», et, enfin, de boum.

Je dois vous avouer que je n’étais jamais invité aux boum dans ma jeunesse, peut-être justement parce que je demandais : y paraît qu’il y a une surpat’ chez Laurence samedi? ou que je disais : bon sang, elle est trop belle Vic dans La surboum.

 J’aurais certes pu vous épargner cette introduction, mais je souhaitais, en toute honnêteté, vous exposer les sources de mon inspiration ; ma dernière invention n’a, en effet, pas surgi du bleu — out of the blue, comme disent les anglophones.

Cette invention, c’est la star party, ou partie aux étoiles.

Elle consiste à inviter une ou plusieurs personnes à contempler les étoiles.

J’en ai rodé le concept en conviant Barbara à m’accompagner dans le jardin de notre future maison, préservée de toute pollution nocturne lumineuse — ce dernier mot est important, car je ne saurai présager de la teneur de mes rêves et de leurs conséquences après que j’aurai enfin emménagé — pour y pique-niquer sous la voûte étoilée.

Cette prudente étude avant popularisation s’est révélée utile puisque l’entreprise fut plus complexe que je ne l’avais imaginé.

Après le repas, alors que mon regard se faisait progressivement à la demi-obscurité, Barbara a allumé une bougie à la citronnelle en forme de tête de Bouddha.

Je n’avais pas même fini de me plaindre que le halo autour de la mèche allait m’empêcher de tirer le maximum de mon expérience céleste, qu’elle m’aveuglait littéralement en allumant brusquement sa liseuse électronique.

Je lui expliquais, une main sur les yeux, que je ne pourrais pas voir les étoiles avec toute cette lumière, lorsqu’elle me coupa pour me dire : Attention Michel Strogoff je vais m’allumer une clope, faisant bien sûr ironiquement référence à la flamme du briquet qui allait me brûler les yeux comme le poignard chauffé à blanc ceux de l’infortuné et héroïque courrier du tsar — mais au moins celui-ci n’eut pas à souffrir de tabagisme passif.

À peine sa liseuse éteinte, elle s’écrie : Oh une étoile filante, tu l’as vue? Mais non, justement, je ne l’ai pas vue, car j’étais toujours ébloui par la lumière persistante de son appareil, pour ne rien dire des artefacts lumineux de la bougie Bouddha, toujours allumée, qui dansaient aux limites de ma vision périphérique.

Alors, une voix troue la nuit qui a fini de tomber.

Une voix d’homme, amplifiée par un micro pour enfants.

Je songe à quelque vigneron solitaire du voisinage, amateur de karaoké, qui profiterait du calme et de la discrétion de ce petit lieu-dit pour assouvir, le samedi soir, à l’abri de son foyer, sa passion un peu honteuse et non partagée par son entourage.

Pour Barbara, c’est beaucoup plus simple que cela : c’est le vent qui porte les bruits de la fête dans le village voisin. Mais de quelle fête parle-t-elle ? Et puis j’entends très mal ce qu’elle me dit. Je réalise alors que je suis allongé de telle façon que mes biceps obstruent mes oreilles. Une fois sur mon séant, j’entends, en effet, de lointains flonflons. Encore une étoile filante, tu l’as vue cette fois? me demande Barbara ; mais non, je ne l’ai pas vue non plus, car je regardais en direction du village.

Nouveau cri dans l’obscurité, proche et inquiétant.

Si proche, que je m’en tiens à ma théorie de l’amateur secret de karaoké dans le voisinage. Les sens en alerte, je scrute l’obscurité comme le ferait un animal sauvage. C’est alors que je vois alors que la lumière du chai est restée allumée ; Barbara a oublié de l’éteindre après notre dernière visite il y a trois jours.

Encore une étoile filante, cette fois tu l’as vue? Mais non, toujours pas, car je suis occupé à estimer le coût financier de son incurie, et cela s’avère bien plus délicat que la fois où elle n’avait pas bien fermé le robinet du jardin. Il me faudrait examiner l’ampoule.
J’abandonne.
Je m’allonge en prenant soin de ne plus boucher mes oreilles avec mes biceps. Les grillons qui stridulent, je cherche à décoder ce langage assis sur rythme plus complexe que les craquettements des cigales, et qui me fait penser au ronronnement d’un chat qui serait furieux de s’abandonner au bien-être. Le vent secoue les branches d’un arbre, puis celles d’un autre, plus petit, comme si un enfant rendait son salut à un adulte. Il n’amène plus les bruits de la fête avec lui, et le maniaque au micro semble avoir fini de chanter.
Je prends la main de Barbara, le calme baigne enfin ma partie aux étoiles.

Je crie de joie en apercevant ma première étoile filante, lente, anémique. J’ai même le temps de la montrer à Barbara, qui me dit que cela ressemble plutôt à un satellite, ou peut-être à la session spatiale. La station spatiale ? Quelles fadaises. Comme si on pouvait voir la session spatiale dans le ciel alors qu’elle est très loin, sans parler du fait qu’elle n’est pas censée bouger. Dans les films, elle ne bouge pas. C’est bien naturel, puisqu’elle est sensée être un refuge, un lieu de repos pour les spationautes. Qui pourrait se reposer dans une cabane qui filerait tout droit dans le vide, en tournant peut-être même comme une toupie ?

Hop! Encore une! dit Barbara tandis que je tâtonne à la recherche mon ordiphone ; je sais que la lueur de l’écran me blessera gravement aux yeux, mais je dois en avoir le cœur net : peut-on, oui ou non, voir la station spatiale depuis la terre ? Je découvre en deux clics que cela est non seulement possible, mais qu’elle est actuellement visible depuis une zone dans laquelle nous nous trouvons.

J’essuie mes yeux humides : j’ignore si c’est la déception de vivre dans un monde où on peut confondre des morceaux métal avec des étoiles, la lumière de l’écran de l’ordiphone, ou le Ah, encore une, qu’elle est belle! de Barbara tandis que j’effectuais ma recherche.

Ou peut-être est-ce simplement qu’au loin, les fêtards reprennent en cœur le refrain d’Un peu plus près des étoiles, ou tout cela à la fois.
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Attention, cher lecteur, si vous aimez les parties aux étoiles en solitaire : on dit que Thalès de Millet est tombé dans un trou, car il marchait les yeux au ciel pour comprendre les phénomènes astronomiques. On dit aussi qu’ayant observé les phénomènes météorologiques, il avait prévu une abondante récolte d’olives et fait fortune en monopolisant les pressoirs. Il aurait aussi, bien sûr, mesuré la hauteur des grandes pyramides grâce à leur ombre, à l’aide de son fameux théorème, et même prédit une éclipse de Soleil aux alentours de ses quarante ans.

Mais de sa plus belle découverte, on ne parle que trop peu : c’est l’oreiller de millet, tel que celui sur lequel je pose ma tête chaque soir, que je me procurai car je souffrais, certains matins, de douleurs cervicales.
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Aucun sujet n’est trop petit pour que Montaigne s’y intéresse ; j’ai relu récemment son Essai sur les Pouces. Il y fait état de la pratique consistant à couper les pouces de ses ennemis vaincus plutôt que de les tuer, afin qu’ils ne puissent plus tenir d’armes, ou pour leur ôter une supériorité quelconque : par exemple, dans l’art maritime, ainsi que le firent les Athéniens aux Éginètes. Le pouce est vraiment un doigt très important.
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Cratès de Thèbes disait que l’amour se guérissait par la faim ou par le temps, et à qui ces deux moyens ne plairaient pas, par la corde.
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Sextus, dont Sénèque et Plutarque parlent avec respect, souffrait peut-être du même mal que moi — des intérêts spécifiques, intenses, abandonnés au profit d’un autre dès lors que chacun pourrait exiger qu’on y consacre sa vie sans l’épuiser. Il se serait en effet jeté à corps perdu dans l’étude de la philosophie, à l’exception de toute autre chose, avant de se précipiter dans la mer en voyant que le progrès dans ses études était trop lent.

Je viens de m’inscrire, pour le plaisir, en licence de lettres modernes et j’espère que je ne connaîtrai pas pareille mésaventure. L’enseignement se déroule à distance, aussi, aucun risque qu’un étudiant pousse du coude son comparse et, me désignant du menton, lui demande avec un sourire en coin : Tiens, ton papy est venu te chercher ?

Cela dit, il n’est rien, dans ma fréquentation des jeunes gens de notre temps en âge de faire des études, qui me permette de penser qu’ils pussent être aussi drôles.
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J’ai appris avec stupéfaction que l’ami apiculteur de Barbara, qui vit dans notre rue à Bordeaux, qui a un balcon si fleuri, est, dans le civil, psychanalyste. Si rien dans son allure ne le laissait présager — sauf à considérer qu’on pourrait analyser les gens en portant short couvre-chef sans déclencher leur hilarité au mieux, leur méfiance au pire —, je me suis toutefois remémoré cette façon intense et étrange qu’il avait de me regarder, comme s’il cherchait quelque chose. Un regard analytique, qu’il semblait me réserver plutôt qu’aux autres ainsi que je l’avais observé à plusieurs reprises.
Peut-être avait-il senti que j’allais bientôt rompre avec mon psychiatre ; peut-être voyait-il en moi un cœur psychiatrique à prendre, ou tout simplement le fleuron qui lui permettrait de mettre un terme à sa carrière de la plus belle des manières ? Le mythique et beau papillon rare dont rêve tout lépidoptérophile.
Je l’ai échappé belle, mais, tout de même, je tremble comme une feuille d’automne à la simple évocation mentale de ce prédateur.
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Après avoir écouté une émission radiophonique dans laquelle la femme du chanteur Michel Delpech expliquait que ce dernier communiquait avec elle depuis l’au-delà, je me demande longtemps quels signes je pourrais faire parvenir à Barbara après ma mort de façon à ce qu’elle ait la certitude que c’est bien moi.

Il me faudrait, pour me décider, connaître l’état de la technique chez les esprits : quelles sont leurs possibilités matérielles d’interagir, leurs interdits moraux, existe-t-il un système répressif, une doxa, quelles conséquences en cas de transgression, et ceatera.

Car après tout, ne voit-on pas tout et son contraire dans les documentaires ? Depuis les assiettes qui volent jusqu’à l’étreinte par derrière pendant qu’on fait une poterie, en passant par les messages personnalisés dans les emballages de Carambar — non, cela je l’ai inventé, ce n’est pas scientifique.

Lorsque je m’en ouvre à Barbara, elle conclut que le plus parlant serait tout simplement une absence de signes qui signifierait que je suis, chez les fantômes comme ailleurs, perdu dans des réflexions sans fin.

De toute façon, elle s’est remise à fumer : il y a donc toutes les chances qu’elle meure la première si j’en crois les inscriptions sur les paquets de cigarettes.

Alors, quels signes me fera-t-elle parvenir ? Des lumières restées allumées ? Des robinets mal fermés ? Des reliefs de goûter mal rangés ? Non, vraiment, ce qui me blufferait, ce serait que ses abeilles s’ arrangent en vol de telle manière que je puisse lire les mots : Salut c’est moi Barbara je suis bien arrivée dans l’au-delà.
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J’ai comparé les versions françaises et allemandes de la chanson L’été indien de Jo Dassin.

Le couplet :

Aujourd’hui je suis très loin de ce matin d’automne

Mais c’est comme si j’y étais

Je pense à toi

Où es tu?

Que fais-tu?

Est-ce que j’existe encore pour toi?

Je regarde cette vague qui n’atteindra jamais la dune

Tu vois, comme elle je reviens en arrière,

Comme elle je me couche sur le sable

Et je me souviens

Je me souviens des marées hautes

Du soleil et du bonheur qui passaient sur la mer

Il y a une éternité, un siècle, il y a un an

Devient :

Heute liege ich allein hier im Sand

Und sehe dich wie eine Fata Morgana.

Wo bist du jetzt

Was machst du jetzt?

Während ich hier krank bin vor Sehnsucht

Wo sind die Worte

Die du mir gesagt hast damals?

Wie lange ist das her? 

Ein Jahr

Hundert Jahre

Oder eine ganze Ewigkeit?

Autrement dit, et le lecteur germanophone voudra bien me pardonner en cas d’erreur ou de contresens, d’autant que j’ai adopté un parti-pris poétique pour tenter de rendre au mieux la beauté tranquille du texte :

Aujourd’hui, je suis seul sur le sable

Et je t’aperçois, telle une Fata Morgana.

Où es-tu à présent

Et que fais-tu

Moi, je suis là, malade de nostalgie

Où sont passés tes mots de jadis

C’était il y a combien de temps, un an

Un siècle? L’éternité entière

Aime-moi comme à l’époque, dans le vent de septembre. 

Exit le matin d’automne, un thème si important dans la version française. Mais le plus intéressant, ici, c’est évidemment cette Fata Morgana — une combinaison de mirages ; non pas un seul mirage, mais une succession de mirages dits supérieurs et inférieurs susceptible de se produire lorsque des couches d’air chaud et d’air froid se superposent ; les images sont alors amplifiées et déformées de façon si spectaculaire qu’on peut voir des châteaux, des villes, des paysages entiers sur l’horizon. Ce sont les croisés qui donnèrent son nom au phénomène, car ils y voyaient un coup de la Fée Morgane.

Bref, je déplore qu’il n’y ait pas de Fata Morgana dans la version française. Et ce malade de nostalgie, au lieu du pressant et égoïste est-ce que j’existe encore pour toi?n’aurait-il pas mérité d’y figurer lui aussi ?
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L’ostracisme résultait d’un vote de l’assemblée des citoyens d’Athènes se soldant par le bannissement pour dix ans d’un citoyen influent qu’on soupçonnait d’aspirer à un pouvoir personnel — on inscrivait le nom du banni sur un tesson de céramique surnommé ostrakon, coquille d’huître.

Pour autant, Syracuse était dotée d’une procédure analogue qui portait le joli nom de pétalisme parce que c’est sur un pétale que l’on inscrivait le nom du citoyen exilé pour cinq ans.

Il se pourrait dès lors fort bien que, parmi tous les individus se plaignant au micro d’être ostracisés, certains fussent en réalité pétalisés, mais cette possibilité ne semble déranger ni les concernés, ni les journalistes qui jamais ne demandent de précisions.

 

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