Chèr(e) abonné(e),
Saluons ensemble cette nouvelle année qui vieillit notre amitié sans vieillir notre coeur, ainsi que l’écrivait avec sagesse Victor Hugo avant même l’invention du pacemaker.
1er janvier
J ’ouvre un œil dans la chambre d’hôtel où Barbara et moi avons été contraints de réveillonner hier au soir parce que j’avais souhaité mettre à profit ce dernier jour de l’année pour faire l’expérience, inédite pour moi, de l’optimisme, en déclarant que nous trouverions bien sur place un restaurant pour nous accueillir en ce soir de fête.
Or, cette idée, l’optimisme, s’avéra, comme je m’y attendais, saugrenue.
Je renonçaient effet à l’idée de trouver un commerce de bouche prêt à nous accueillir après une vingtaine de coups de téléphone, passés depuis le lobby de l’hôtel, où je m’étais réfugié pour ne plus affronter la mine dubitative de Barbara.
Alors que je m’apprêtais à retrouver cette dernière pour lui annoncer que tout était fichu, j’eus l’idée de me rendre dans un magasin bio pour y faire quelques courses et d’ainsi me présenter non pas en homme vaincu par la vie, mais en trouveur de solutions.
J’entrai donc triomphalement dans la chambre, les bras chargés de sacs en papier recyclé, et proposai de porter un toast au destin qui nous préservait tout à la fois de la foule et des sordides menus de réveillon.
Nous levâmes nos verres d’Apibul, un jus de pomme pétillant, puis, parce qu’il n’était pas encore dix-neuf heures, nous partîmes pour une promenade dans les rues vides de Carnac, jusqu’à la plage déserte et brumeuse, où nous marchâmes longtemps, trébuchant sur le varech que les nuages, cachant la lune, rendaient pratiquement indécelable, après quoi nous rentrâmes tremper nos chips dans notre hoummous de betterave en attendant l’heure de nous souhaiter une bonne année.
Impossible, aujourd’hui, de contempler les fameux alignements de Carnac, ou du moins de pénétrer dans l’enclos où sont gardées les pierres, ainsi que quelques moutons : parfaite conclusion d’un voyage assez raté, qui débuta par la visite d’un Mont Saint-Michel envahi de Huns, où nous dînâmes pourtant, dans le plus mauvais restaurant qui soit, et que j’avais moi-même choisi, non sans avoir refusé de passer la porte de la réputée Mère Poulard, au motif qu’on ne me la faisait pas à moi, et qu’on allait m’arnaquer avec une omelette de la poule aux œufs d’or ; je ne m’étendrai pas sur cette funeste expérience, tout au plus dirai-je que je ne parvins même pas à manger la moitié de mon plat (une omelette) pour sauver la face devant Barbara.
Dans la voiture, sur le chemin du retour, je me demande ce que je vais arrêter, puisque j’arrête quelque chose chaque année. Mais cette fois, je ne trouve pas.
Je crois que tout me presse de commencer plutôt que d’arrêter.
Le problème, c’est l’infinité de possibles. Je déteste les possibles. Le choix m’est inconfortable. Or, je pourrais commencer n’importe quoi, vraiment n’importe quoi, là où il me suffirait d’arrêter quelque chose que je fais déjà.
Je n’ai en outre pas pu réfléchir à ce que je pourrais commencer en raison des nombreuses tâches administratives qui m’accaparèrent avant notre départ, et dans lesquelles je me noyai stupidement.
Je pourrais certes tourner la chose ainsi : j’arrête d’arrêter, ce qui reviendrait presque à commencer, tout en arrêtant. Mais cela ne ferait que reporter le problème jusqu’à l’année prochaine, car je ne pourrais pas dire alors, ma complaisance envers moi-même ayant des limites, que j’arrête d’arrêter d’arrêter…
Comme tout ceci est usant ! Je devrais arrêter de vivre selon des règles trop strictes.
Je consulte ma liste de livres lus : à peine une quarantaine, beaucoup moins que la moyenne des années précédentes, sans pour autant avoir écrit quoi que ce soit de concret, alors que j’avais précisément saisi ce prétexte, l’écriture, pour fuir toutes mes obligations en jouant à l’écrivain.
J’en paye à présent le prix, qui s’avère être une désorganisation générale de ma vie. Je n’ai pas même achevé les corrections des premiers temps du présent journal pour en faire un livre autopublié, ainsi que j’en avais le projet, à ma grande honte puisque je m’en étais ouvert auprès de plusieurs personnes.
Pis, je n’en ressens plus la moindre envie.
Je devrais arrêter de jouer les petits malins.
2 janvier
Je me plonge dans le travail administratif que je n’ai pu terminer avant notre départ en Bretagne. J’ouvre des dizaines et des dizaines d’enveloppes, bien déterminé comme chaque année à ne plus jamais me laisser ainsi ensevelir, à ne plus pleurnicher, et à faire face au fur et à mesure plutôt qu’une fois par an. D’ici là, je me maudis en faisant le compte des pénalités de retard, majorées d’autres pénalités de retard, que l’on exige de moi.
J’ai terminé la lecture La mort de près, de Maurice Genevoix. Fantastique. Je me suis également récemment procuré Ceux de 14, La dernière harde, Raboliot, La Forêt perdue et 30 000 jours. On le voit, je me suis pris de passion pour cet auteur.
Je pourrais consacrer cette année de lecture à son œuvre ; ou peut-être à Emmanuel Bove, même si j’ai déjà lu beaucoup de ses livres, contrairement à ceux de Genevoix. Ou bien relire tout Nabokov.
J’ai appris récemment que Simenon, lorsqu’il s’intéressait à un auteur, lisait absolument tout ce qu’il avait écrit avant de passer à un autre. Certains n’ont pas assez écrit pour occuper toute une année, je pourrais améliorer le concept en lisant non seulement tout ce qu’ils ont écrit, mais aussi tout ce qui a été écrit sur ce qu’ils ont écrit. Mais dans quel but ?
Je devrais arrêter de jouer les petits intellos.
3 janvier
Je fais part au barbier, qui n’est plus le jeune Kelvin dont le salon était trop loin de chez moi, de mon désir d’arborer une pilosité plus longue et fournie. Il contemple mon visage, plisse les yeux, et me dit okay avec l’air d’accepter un challenge motivant. Il incline alors mon siège, et place une serviette chaude sur mon visage ; j’éprouve, comme toujours, une légère appréhension à l’idée qu’un porte-flingue pourrait en profiter pour me tirer une balle dans la tête, comme dans les films de mafieux italiens.
Lorsqu’il a terminé de me raser à l’ancienne, il relève le siège et tandis que nous contemplons tous deux mon reflet dans le miroir, dit : ah ouais, ça fait vraiment badasse. Pour ma part, je ne me trouve pas spécialement plus badasse que précédemment ; probablement parce que j’étais déjà terriblement badasse. Mais il m’est sympathique, aussi ne souhaité-je pas lui faire de peine et lui réponds-je : super, merci.
L’après-midi, je fais le point avec Barbara sur les travaux de la nouvelle maison, dont je ne m’étais aucunement occupé jusqu’ici, lui abandonnant cette lourde charge pendant que je jouais sans succès au créateur. J’envoie quelques courriels aux artisans, avant d’être pris de migraines. Comment diable a-t-elle pu mener tout ceci en plus du reste ?
Je devrais arrêter d’être feignant.
4 janvier
Ces histoires de paperasses et de travaux m’ont mis dans une humeur toute particulière, aussi entamé-je la lecture du Dernier jour d’un condamné, de Victor Hugo. Je n’avais jamais vraiment lu Hugo avant cela, même si je connais fort bien plusieurs de ses poésies que mon père déclame toutes les fois qu’il est ivre. C’est glaçant — je parle du récit de Victor Hugo, mais mon père le récitant l’est aussi.
Mon Anthologie de la poésie chinoise classique s’ouvre souvent d’elle-même sur ce poème intitulé Le vieux cheval, d’un certain Ho King, lorsque je la prends en main :
De cent batailles il revient, et il n’est plus de force ;
Le coursier divin s’est usé, la vieillesse galope plus vite.
Tête basse, il pleure ses os plus précieux que mille onces d’or ;
Au fond de l’écurie, il pense à des courses de dix mille stades.
Les années ont passé, la route des honneurs se perd dans la brume ;
Pour la vieillesse qui a connu vents et poussière, lointaine est la Muraille.
Courte est sa chanson, le souffle lui manque : c’est un pot d’argent ébréché ;
Mais il n’a pas oublié les anciens refrains héroïques.
Est-ce parce que je me sens comme ce vieux cheval ?
À vingt ans, je voulais vivre en Australie. En la voyant brûler aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est ma jeunesse qui brûle avec elle.
Je devrais arrêter d’être exagérément nostalgique.
5 janvier
Dans le Journal de Gide, ceci qui me rappelle mon loir dans la forêt :
19 juillet. Ce matin mon pauvre sansonnet s’est laissé déchirer par les chats. Ils se sont jetés sur cette petite chose sans peur et sans défense ; j’étais au piano, mais tout à coup j’ai reconnu son appel. Au même instant Em. qui, du perron, voyait la scène, accourut avec un peu de poisson dans l’espoir de leur faire lâcher prise. L’oiseau avait fini par échapper, mais pour tomber un peu plus loin, sans forces. Il remuait encore ; je l’ai pris dans ma main ; je n’ai pas perdu tout aussitôt l’espoir de le ranimer, car on ne voyait sur lui qu’une insignifiante blessure ; du moins il me semblait ainsi ; j’ai voulu lui faire boire un peu d’eau, mais il n’a pu l’avaler et s’est abandonné bientôt à la mort.
Également, ceci :
5 août. J’ai toujours eu horreur (ou peur) de la liberté et les dieux me l’ayant accordée presque aussi complète que la peut souhaiter être qui vive, j’ai toujours cherché à la limiter, la compremettre et la réduire. Ce que je fais le plus volontiers m’est dicté par la sympathie ; seul, j’appartiens à la tristesse, dès que ne m’accapare plus le travail.
Je devrais arrêter de limiter, compromettre et réduire ma liberté.