Cher abonné,
Du retard certes, mais pas d’abandon.
Je me propose d’en combler une grande partie avec cet envoi, qui couvrira une période plus longue qu’à l’accoutumée.
21 mai
Journée oisive à goûter un calme relatif au jardin, où j’ai tant de souvenirs. Le plus ancien : de hautes herbes qui me dépassent, j’ai six ans et mes parents négocient avec l’ancienne propriétaire les derniers détails de notre prochaine installation. Le plus récent : mon père, devenu vieillard, remontant péniblement du bois débroussailleuse en main, trop fatigué pour même avoir même pu la démarrer. Qu’il est loin le temps où il fauchait à la main.
Il s’assied à mes côtés sous le pommier couché par le temps et nous évoquons le temps prochain où il sera mort. Il s’y prépare en lisant les philosophes, pratiquant la méditation, goûtant chaque instant enfin. Mais cet homme qui n’a jamais rien mis au lendemain ne peut se résigner mettre de l’ordre dans ses affaires personnelles et administratives. Il craint que, la mort n’ayant plus rien à attendre une fois cette dernière tâche accomplie, elle ne survienne.
Le chien, qui me sert d’appuie-tête, est Immobile à l’exception de ses oreilles qui remuent au son des bourdonnements. Il regarde mon père se lever difficilement et s’éloigner à petits pas et pousse un soupir. Je me remémore le poème de Dylan Thomas qui m’avait fait forte impression lorsque j’étais jeune, et que je l’avais appris par coeur.
Do not go gentle into that good night.
Rage, rage against the dying of the light.
Décès de Louis V dit le Fainéant, dernier roi carolingien.
22 mai
Ma mère est patraque. Je tente de joindre le seul médecin qui a accepté de se charger de mes parents lorsque le leur est parti à la retraite. Une femme arrogante, surprise que je demande une visite à domicile pour une femme à demi-paralysée, me dit qu’elle va laisser le message. Méfiant, je lui explique qu’en janvier dernier, confronté au même problème, il avait fallu trois jours pour que le médecin, en fait son remplaçant, se déplace car on lui avait mal laissé le message. En vain, c’est un véritable automate à l’unique fonction de laisser le message.
En début de soirée, ma mère se met à trembler d’une façon qui me rappelle le choc septique que j’avais fait au mariage d’une internaute. Je n’ai d’autre choix que de composer le 15 qui m’envoie les pompiers. Son état est jugé suffisamment sérieux pour que ceux-ci la transportent aux urgences, seul moyen de la faire examiner par un médecin.
J’écoute un peu Daniel Balavoine que je déteste. Telles ces allergies que l’on combat en s’exposant à des doses toujours plus importantes de la substance qui les provoque. Puis Patricia Kaas, qui a un temps vécu à quelques centaines de mètres de l’endroit où j’écris ces lignes. Elle était alors d’après les tabloïds très malheureuse en amour mais, malheureusement, la destinée ne m’a jamais offert une chance de la consoler. Je traînais pourtant souvent du côté du Moulin.
Je retourne sans succès la chambre à la recherche de mon exemplaire de Elle est chouette ma gueule que le comique Sim m’avait dédicacé il y a des décennies. Assis parmi les livres éparpillés au sol, le regard fou, j’enrage contre celui qui a volé mon précieux.
Anniversaire de la mort de Jules Renard. J’ai toujours son journal avec moi, ou presque.
Selon certains chercheurs, César ne souffrait non pas d’épilepsie, comme l’avait suggéré Plutarque après la bataille de Thapsus en 46 avant Jah, durant laquelle César avait eu un comportement insolite, mais plutôt de petits AVC à répétition qui altéraient son humeur jusqu’à le rendre dépressif.
23 mai
Sylvaine, la femme de ménage, est là.
Elle m’embrasse et me tutoie, résultat de trois semaines passées enfermé ici en janvier, alors que mon père était hospitalisé et qu’il fallait veiller sur ma mère. Sylvaine est d’une nature franche : elle m’avait raconté à l’époque qu’une fois, elle avait été si constipée qu’elle avait du prendre des médicaments, en conséquence de quoi elle avait fait des machins comme ça — elle écartait les mains et j’écarquillais les yeux — et que c’était comme si elle accouchait par les fesses. Aujourd’hui, elle se contente de me recommander de faire attention si je vais faire caca car elle a mis de l’eau de javel dans les toilettes.
J’accompagne mon père au service de gastrologie, puis je me rends au service de gériatrie aigüe. Une femme au regard affolé crie Aidez-moi je vous en prie depuis son lit lorsque je passe devant la porte ouverte de sa chambre. Toutes les portes sont ouvertes dans ce long couloir, et souvent dans les chambres les vieillards allongés fixent le plafond la bouche ouverte. Parfois on se demande s’ils ne sont pas déjà morts.
Ma mère partage sa chambre avec une femme qui m’explique tristement que son fils avait promis de l’appeler chaque jour, mais qu’il ne l’a pas fait une seule fois en huit jours. Je demeure circonspect, ne voyant aucun téléphone dans la chambre. J’ai appris, à côtoyer ma mère, combien la conscience est à géométrie variable : ainsi, avant-hier, me voyant revenir de l’arrière-cuisine où je n’étais resté qu’un instant, se montra-t-elle surprise car elle me pensait rentré chez moi en ayant oublié le chien.
C’est une chose terrible que le grand âge. Je me promets de faire aller mon corps et de conserver ma légendaire curiosité afin que, lorsque dans quelques années les maux de la vieillesse m’assailliront, ils me demeurent supportables.
Jeanne d’Arc condamnée à être brûlée vive.
24 mai
Passage à l’hôpital pour revoir ma mère avant mon départ. Ambiance identique à la veille. Je lui explique que je dois rentrer à Bordeaux, elle semble déçue. Elle me dit : Ah oui déjà ? et j’en suis attristé, quand bien même je sais que le temps lui est devenu relatif. Je l’ai si peu vue depuis mon arrivée, entre les moments où je me retirais dans ma chambre pour souffler et ceux qu’elle a passés ici. Dans le couloir, un médecin m’explique qu’elle devra rester longtemps.
Dans la voiture pour Bordeaux, Balavoine encore, pour traiter mon allergie, puis Serge Lama que je chante à tue-tête. Quasi-désespéré. Il fait un froid polaire dans la boutique où je prends un café près de Tours.
À l’arrivée la vie reprend ses droits. Toutes les choses non-faites, laissées en suspens, et celles, nouvelles, qu’il conviendra de faire. Tout a continué. Ce qu’il faudrait dans ces cas-là, c’est un sas de décompression comme dans les sous-marins. Se réhabituer doucement à la vie avant de s’y replonger. J’ai l’impression d’être hydrocuté.
Les sous-marins sont-ils vraiment équipés d’un sas de décompression ?
Anniversaire du premier télégramme en morse, envoyé par Morse lui-même. Évidemment, il n’allait pas se contenter d’un Salut ça va ? pour le cas ou il passerait à la postérité. Mais de là à écrire : Qu’est-ce que Dieu a forgé ?
De l’alphabet morse, je ne connais pour ma part que les lettres S.O.S. qu’enfant je composais sur mon talkie-walkie toutes les fois qu’un avion passait au-dessus de la maison, afin de voir si le pilote répondait à mon appel au secours.
25 mai
Je passe du temps à régler des détails administratifs avec l’assistante sociale de l’hôpital, celle du Conseil Général, à me plonger dans les dossiers que j’ai emmenés avec moi afin de les étudier pour soulager mon père. J’évolue parmi les acronymes : GIR, APA, EPHAD et autres, et puis des cases, beaucoup de cases. Tous les interlocuteurs sont très gentils.
Je suis bien las.
Louis Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, s’évade du fort du Ham après six ans de captivité. Pour ce faire, il se fait passer pour un peintre nommé Pinguet dont il emprunte vêtements et papiers.
26 mai
Départ en Vendée chez les parents de Barbara.
Nous partons pour une promenade à pied avec sa mère, qui cherche un chemin qu’elle ne retrouve jamais. Nous en empruntons un autre, qui fait aussi bien l’affaire, le long des champs. À ma gauche, un oiseau de proie tourne à faible altitude au dessus des plantations, il va bientôt fondre sur quelque petit rongeur. Je m’avise qu’il s’agit en réalité d’un ingénieux épouvantail, un cerf-volant en forme d’oiseau si réaliste, jusque dans son vol, que je m’y suis laissé prendre — c’est dire combien les petits animaux des champs doivent être terrorisés.
Naissance de l’acteur allemand Horst Tappert, inoubliable interprète de Derrick. Je me demande souvent qui est le plus fort entre l’inspecteur Derrick et l’inspecteur Barnaby que j’admire également.
27 mai
Au matin, le père de Barbara m’entretient de la Corée du Nord. Dans le jardin, son épouse me montre un papillon et insiste pour que je le prenne en photo. Le canard handicapé qui a élu domicile ici il y a des années a trouvé une compagne. Ils ont fait des canetons qui se rangent en file à la suite de leur mère sur l’étang. Le chien manifeste sa frustration de ne pouvoir les mettre en pièces en aboyant comme un diable depuis la berge. Il redouble de fureur lorsqu’un concert de caquètements lui répond.
Fête des mères — la dernière peut-être.
Les convives se réjouissent de manger des écrevisses. Allergie et dégoût.
Anniversaire du massacre du Paradis — 97 soldats britanniques isolés de leur régiment, retranchés dans une ferme, mais bientôt à court de munitions, sont fusillés par les SS.
28 mai
Je commande un canapé pour remplacer celui que j’ai endommagé dans un accès de rage.
Massacre de Wormhout — 80 prisonniers de guerre français et britanniques entassés dans une grange par les SS qui y lancent deux grenades à main. Deux courageux britanniques se sacrifient en se couchant sur les grenades, en vain car les survivants sont exécutés en sortant.
29 mai
Je me suis trompé de coloris pour le canapé. J’appelle le service clients, mais ne comprends pas un traitre-mot ce que me dit la femme au bout du fil en raison de son accent. Je suis gêné de lui faire répéter plusieurs fois chaque phrase car je crains de la vexer. De son côté, elle doit me prendre pour un malentendant. J’abandonne et mets un terme à cet impossible dialogue.
Sur la Place Saint-Michel un oiseau se pose sur ma table.
Chute de Constantinople.
30 mai
De ce que m’avait dit hier la femme du service clients, la seule chose que j’avais comprise, outre le mot logistique, était que je devrais rappeler aujourd’hui. Je rappelle donc, sans savoir dans quel but. Une autre femme, parlant normalement, m’explique la marche à suivre : envoyer un courriel. J’aurais du me rendre en magasin.
Séance d’hypnothérapie.
Jeanne d’Arc est brulée vive.
31 mai
Travaux administratifs, services médicaux et sociaux. Incertitudes.
Lecture d’un livre sur l’hypersensibilité. Très ému par plusieurs témoignages.
Globalement : désarroi.
Mort d’Adolf Eichmann. Certains racontent que ses derniers mots auraient été : Vive l’Allemagne, vive l’Autriche, vive l’Argentine ! Trois pays que j’ai aimés. J’ai obéi aux lois de la guerre et à mon drapeau. Je salue ma femme, ma famille et mes amis. Le bourreau d’Eichmann, lui, ne rapporte aucune parole. D’après lui, Eichmann aurait simplement refusé qu’on lui bande les yeux, et il portait des pantoufles à carreaux. J’ai des pantoufles dans ce genre-là.
1er juin
Pendant notre promenade, le chien saute sur le dossier d’un banc et se tient en équilibre parfait. Fierté d’avoir un chien équilibriste me gratifiant d’un tel numéro pour le simple plaisir de me voir heureux et surpris. Soudain elle plonge la tête dans es buissons et la ressort un sandwich entier dans la gueule.
J’apprends sur le site de l’Association des hypersensibles qu’il y aura une réunion demain dans un café à Bordeaux.
Errance.
Le Prince Napoléon, fils de Napoléon III, est tué en Afrique par les Zoulous.
2 juin
À la réunion des hypersensibles de Bordeaux, il y a des personnes de tous âges et de toutes origines que réunit leur grande sensibilité, et qui semblent éprouver de la gêne à se parler malgré leur bienveillance mutuelle. Trop sensible pour me joindre à eux, j’avale rapidement un café à une table voisine et je repars. Si je trouve le courage de me joindre à eux une prochaine fois, il me faudra m’expliquer car je ne suis pas passé inaperçu — ou peut-être pas, ils sont sensibles à la sensibilité.
L’après-midi au Musée d’Aquitaine : visite de l’exposition consacrée à la croisière de Jack London dans les mers du sud sur le Snark. De nombreuses photographies, dont l’une de London assis sur la tombe de Stevenson aux Marquises. Une salle entière par escale, et des répliques d’objets personnels embarqués sur le Snark : machine à écrire de voyage, gramophone, et même une valise personnelle de Charmian marquée Mrs Jack London. Également la dernière page manuscrite de Martin Eden, roman magnifique terminé sur le Snark. L’émotion m’étreint en la déchiffrant, j’ai tant aimé ce roman. J’achète un stylo en bois portant la signature de Jack London en souvenir après avoir insisté auprès du caissier pour qu’il vérifie qu’on pouvait en changer l’encre.
Je pousse jusqu’au cénotaphe de Montaigne. Satisfaction de voir, sur une belle plaque accrochée au mur, mon nom figurer en bonne place parmi les donateurs qui ont permis sa restauration.
Naissance de Donatien Alphonse François de Sade.
3 juin
Absence de force vitale.
Demain j’irai passer quelques jours dans la forêt.
Mort de Kafka.
4 juin
Nous voici partis pour quelques jours en forêt le chien et moi.
Je m’arrête acheter quelques vivres avant de m’enfoncer dans les bois. La jeune caissière s’empare de l’un des sachets de riz cuisinés que j’ai posés sur son tapis et me dit que celui-ci elle l’a goûté, il est trop bon. Il s’agit de riz aromatisé au citron et au romarin.
La maison est humide. Il pleut depuis des jours à tel point que j’ai manqué de m’embourber dans le chemin. Il est tard, déjà. Je dine rapidement, regarde la pluie tomber, et vais au lit où je lis Montaigne à la lueur d’une lampe à huile — pas d’électricité dans la forêt. Toujours cette impression réconfortante de lire un ami.
Mort de Casanova. Il fut un temps où je me passionnais pour son oeuvre à tel point que j’envisageais de devenir Casanoviste. La visite de la Prison des Plombs, d’où il s’évada de façon rocambolesque, est l’un de mes meilleurs souvenirs vénitiens avec ce petit crabe qui m’avait regardé dans la lagune.
5 juin
Le matin je découvre un loir lové dans une bouteille vide à large goulot, demeurée ouverte. Je pense d’abord qu’il sommeille, mais je me rends vite compte qu’il est mort. Il aura chuté dans la bouteille et n’aura su en sortir, ses petites pattes glissant le long des parois de verre sans pouvoir s’y accrocher. Quelle triste dernière demeure qu’une cage de verre : le monde est là, tout proche, visible même.
La maison était autrefois un refuge pour les loirs. Une famille, certainement. L’un est malheureusement mort noyé pendant les travaux destinés à permettre la récupération de l’eau de pluie, puis le chien a brisé la nuque d’un second. Voici donc le troisième, vivant trop seul peut-être, qui vient de tomber. Un suicide ? Je l’enterre auprès de son compatriote.
Lecture du livre de Gérard Fayolle, La vie quotidienne en Périgord au temps de Jacquou le croquant. Je suis un admirateur d’Eugène le Roy et grand partisan de son héros Jacquou. Je me souviens avoir tremblé de rage et d’inquiétude, enfant, en suivant ses aventures à la télévision. J’ai pris un égal plaisir à la relecture du livre. Jacquou vivait dans la forêt Barbade, non loin d’ici. Lorsque j’arpente les bois je me sens croquant, Francissou le croquant. Les terribles conditions de vie en moins.
Inauguration de l’Orient-Express à Paris.
6 juin
Le temps passe lentement et c’est heureux.
Les fourmis ont colonisé le tas de bûches. Je les regarde mettre les oeufs à l’abri après que je me suis saisi de la bûche qui justement les abritait.
Une visite à l’église de Saint-Angel, où je comptais me recueillir, mais elle est fermée.
Le soir, j’allume un feu avec une facilité déconcertante.
Mort du philosophe utilitariste Jeremy Bentham. Dès 1789, parlant des animaux, il écrivait : La question n’est pas : peuvent-il raisonner ? Peuvent-ils parler ? Mais : peuvent-ils souffrir ?
7 juin
Promenade dans les bois jusqu’à un endroit reculé, difficilement accessible, où la mousse recouvre les vieilles pierres comme dans les contes. S’il est des petits êtres dans la forêt, et j’aime à le penser, c’est ici qu’ils se retrouvent au clair de lune. Silence.
Le soir, un évènement : deux hommes bedonnants descendent le chemin. L’un d’eux me lance : Et ben, faut venir vous chercher, ici. Ils continuent leur chemin dans une direction où la végétation est si dense qu’ils devront rebrousser chemin. Je ne les vois pas repasser. La forêt les aura emportés.
Début du siège de Jérusalem.
8 juin
Après avoir récolté des fraises des bois, je tente une sortie malgré les risques d’embourbement. En ville, j’achète une parka de l’armée allemande, car ma parka de l’armée américaine, parfaite pour les grands froids, offre trop de surface et s’accroche aux ronces, freinant une progression déjà difficile. Je manque aussi d’essence pour le groupe électrogène.
Nontron est encore plus triste sous la pluie.
Journée nationale d’hommage aux morts pour la France en Indochine.
9 juin
Le pluie, toujours.
Je regarde le jardin rempli de fougères, mal délimité par une clôture écroulée par endroits. Ici un poteau a pourri, là un arbre est tombé. L’ensemble donne une impression de désordre, de sauvage, qui me plait en réalité. C’est ainsi que j’avais vu la maison la première fois. Un peu partout, de jeunes pousses d’arbres, parfois si proches les unes des autres qu’il faudrait certainement sacrifier l’une pour sauver l’autre. Je ne peux me résoudre à un tel choix, et je vis l’horrible dilemme de Sophie dans le roman de Styron. Remonter la clôture, ce serait m’enfermer, me limiter moi-même à cette parcelle alors que j’ai toute la forêt à ma disposition.
Lecture — Aldo Leopold, Almanach du comté des sables. Superbe.
Écriture.
Mort de Néron.
10 juin
Pluie.
Le soir, un bruit de moteur. J’aperçois un individu au volant d’une petite voiture pétaradante, probablement à quatre roues motrices, qui se joue des chemins détrempés. Il s’arrête, intrigué par ma voiture garée là, et inspecte les alentours. C’est que ma maison de garde-barrière, posée au bord d’une voie ferrée désafectée, est une sorte enclave dans une forêt en partie privée. On a même récemment accroché aux arbres des panneaux illusoires et arrogants portant l’inscription Propriété privée, cueillette de champignons réglementée. Il s’agit peut-être du propriétaire ou de son homme de main qui doit penser que je braconne tel Jacquou le croquant. Et tel Jacquou se jouant du garde-chasse, caché derrière mon arbre, tenant fermement mon chien qui gronde, je me régale de son impuissance. Précisons que Jacquou n’avait pas de chien.
Massacre de Lidice, en guise de représailles à la suite l’attentat contre Heydrich. À Prague, je logeais tout près de l’église où s’étaient réfugiés les deux héroïques parachutistes morts les armes à la main.
11 juin
Retour à Bordeaux. Je manque de m’embourber dans le chemin. Les fortes pluies ont fait des ravages en Dordogne. Je vois beaucoup de maisons sont inondées le long de la route. Les déviations successives, dues aux coulées de boue, me font faire de nombreux détours mais je parviens finalement à destination.
Frénésie de films historiques, avec une prédilection pour la période médiévale.
Sacre du malheureux Louis XVI en la cathédrale de Reims.
12 juin
Rendez-vous de travail avec mon amie scénariste, et rien d’autre.
Karl Drais établit un record sur sa draisienne : 14.4 kilomètres en une heure. Il s’agit d’une sorte de vélo sans pédales que l’on fait avancer un peu comme une trottinette. Je ne peux m’empêcher d’imaginer l’inventeur suant et soufflant pour démontrer l’intérêt de sa machine, et je me dis que, vraiment, le ridicule est affaire d’époque.
13 juin
Un tour à la librairie. Discussion avec le vendeur qui aime Emmanuel Bove.
Le soir au cinéma pour voir un film roumain sur une disparition d’enfant. Très beau.
Anniversaire de la naissance de Pessoa. Ce qu’il faudrait, dans la forêt, c’est Le livre de l’intranquillité, mais je l’oublie toujours.
14 juin
Barbara achète de nouvelles chaussures de course à pied dans un magasin que je ne connaissais pas.
Débarquement de Sidi Ferruch, prélude à la prise d’Alger.
Or, voici que lisant le très beau livre de Maria Cardinal Les mots pour le dire, dans lequel elle raconte son combat contre la folie, je goûte de belles descriptions de son enfance en Algérie qui me font penser à celles de ma mère. L’Algérie française compte pour une part importante de mon histoire familiale, part sur laquelle je ne me suis pas encore beaucoup penché.
Paradis perdu.
15 juin
Les chaussures de Barbara sont si belles, et l’homme du magasin si gentil, que l’envie me prend de changer de chaussures moi aussi. C’est ainsi que je cours avec légèreté sur un tapis, tandis qu’il analyse ma foulée en connaisseur. Nous sympathisons tant et si bien qu’il me fait bénéficier d’une réduction. Je les chausse le soir-même, en dépit de cette horrible Fête du vin qui chaque année encombre et défigure les quais, et me contraint à changer mon parcours habituel. Souffrance physique.
Journée mondiale de lutte contre la maltraitance des personnes âgées : que pouvait-il m’arriver de fâcheux aujourd’hui ?
16 juin
Ce matin, entre les bancs, un arbre abattu — plutôt déraciné. Mais par qui, et pourquoi ? Il ‘a l’air en parfaite santé. Je le regarde longuement, assis sur le banc désormais sans compagnon.
Réunion du parti animaliste.
Dispute avec Barbara.
Je regagne la forêt dans une voiture de location, que j’abime dans les bosses du chemin.
J’ai oublié la moitié de mes affaires.
Bloomsday en Irlande : les admirateurs de James Joyce célèbrent sa vie. Ce n’est pas le jour de sa naissance, mais celui pendant lequel se déroulent les évènements d’Ulysse, choisi par l’auteur car il était celui de sa déclaration d’amour à sa future femme.
17 juin
Une fourmi traîne une grosse araignée morte le long du mur extérieur de la maison. Arrivée à mi-chemin, elle tombe. Puis elle reprend son interminable ascension sans le moindre geste de dépit. Je me demande s’il arrivait à Sisyphe de jurer malgré tout.
Lecture ardue mais édifiante, de Jung — L’âme et la vie. C’est tout un monde que j’entrevois, attirant et effrayant. Impression d’arriver après la bataille.
Décapitation d’Eugen Weidmann, le tueur au regard de velours. La foule déborde le service d’ordre, et l’acteur anglais Christopher Lee, qui assiste à l’évènement, racontera dans son autobiographie que des femmes hystériques se précipitent au pied de la guillotine pour tremper leur mouchoir dans le sang de Weidmann. Dernière exécution publique.