Jean-Marie, le voisin solitaire, est venu dîner à la maison le soir de Noël. 

C’est Barbara qui l’a invité. Lorsqu’elle m’en avait parlé, j’avais trouvé que c’était une bonne idée, même si Jean-Marie me fait un peu peur. Pourtant, s’il est terriblement bougon, il est plutôt aimable avec moi. Enfin, si j’excepte la fois où il m’a crié dessus parce que je n’avais pas rangé ma grosse poubelle au bon endroit, et qu’il ne pouvait pas manœuvrer sa voiture comme d’habitude. Mais ce n’est rien par rapport aux insultes dont il abreuve ceux se garent sur le parking qui borde nos deux maisons, parking dont il estime avoir la garde. D’ailleurs, c’est un peu vrai : ce parking vient avec sa maison, qu’il loue au fils d’une voisine âgée. C’est la raison pour laquelle il a installé un panneau rouge posé sur des parpaings, portant l’interdiction formelle de stationner. Moi-même, je laisse tourner le moteur de ma voiture le temps d’ouvrir mon portail, afin que Jean-Marie comprenne bien que je ne stationne pas, mais que je rentre chez moi. Il arrive parfois, malheureusement, que des artisans venant effectuer quelques travaux à mon domicile se garent sur le parking de Jean-Marie, pensant en toute bonne foi qu’il s’agit de mon parking et que je n’y verrai aucun inconvénient puisque je leur ai demandé de venir. Alors, Jean-Marie sort, et leur crie dessus que ce n’est pas un parking, bordel. Je fais pourtant tout mon possible pour informer en amont les visiteurs qu’il leur faudra rentrer leur voiture dans mon allée, et ne pas stationner sur le parking, mais ils oublient mon avertissement la plupart du temps. L’idée de recevoir des visites à l’improviste génère chez moi un stress assez intense. La factrice ne fait jamais les frais de la colère de Jean-Marie ; c’est comme s’il acceptait cette mission de service public. En revanche, les chauffeurs de sociétés privées qui viennent me livrer des colis ne sont pas épargnés. Si j’entends leur véhicule, je cours au portail et je salue d’un air naturel Jean-Marie, sorti sur le pas de sa porte, pour désamorcer sa colère ; je signe les documents le plus vite possible, et je souffle au livreur : Vite, partez. Pour les gros camions de livraison, je ne peux qu’espérer que Jean-Marie ne soit pas chez lui, tout en multipliant les aller-retour entre le camion et la maison au petit trot, pour aider les livreurs à décharger, ce qui me vaut de leur part des regards interrogateurs. Mais Jean-Marie est toujours là, puisqu’il ne sort qu’une fois par jour, très tôt le matin. Il prend sa voiture pour se rendre je ne sais où ; c’est pour cela qu’il ne faut pas gêner sa manœuvre avec la grosse poubelle. 

Ce soir, donc, Jean-Marie est dans mon salon. Tout près de moi. Sur le canapé. Je ne l’ai jamais vu d’aussi près, même la fois où il s’est approché de ma voiture, dans laquelle je venais tout juste de grimper après avoir fermé le portail derrière moi. Tassé sur mon siège, je me préparais à lui dire que je ne stationnais pas, que je partais simplement — pour preuve le moteur était en marche et j’avais tout juste baissé le frein à main. Jean-Marie a ramassé un gant que j’avais oublié sur le capot. Je craignais qu’il ne m’engueule parce que je ne prenais pas soin de mes affaires, mais non : il a fait le tour de la voiture pour approcher du côté conducteur, et il m’a tendu le gant en silence par la vitre baissée. 

Barbara m’a laissé seul avec lui. Je lui propose de petits toasts végétariens que j’ai tartinés moi-même, avec une extrême minutie, mais il n’en veut pas. Je repose le plat. J’attends, les mains jointes sur les genoux. Je dis : La cheminée tire bien, nous sommes contents. Puis je lui tends un autre plat, contenant d’autres petits toasts végétariens. Il le refuse également. Je maudis Barbara ; plus tard, elle me dira que si elle s’est absentée, c’est parce qu’elle avait la conviction que je pouvais le faire.  Je suis assis tout au bord du canapé, le dos bien droit. Je recroise mes mains sur mes genoux. Je dis : Mais il faut la faire ramoner, tout de même ; d’ailleurs, j’ai pris rendez-vous avec un ramoneur du village. Et là, soudainement, Jean-Marie s’anime. Il me répond : Pas celui qui habite par là-bas j’espère (il indique une direction). Je dis donc : Non, il m’a dit habite du côté du monastère (j’indique moi aussi une direction, opposée). Jean-Marie répond : Ah bon. Je demande : Vous avez eu des problèmes avec l’autre ramoneur ? Et Jean-Marie de m’expliquer que le sien, qui est également plombier, lui a facturé un déplacement alors qu’il habitait à quelques mètres, pour un robinet qu’il n’a même pas su réparer convenablement. Je vois qu’il contient sa colère à grand-peine, c’est une blessure qui ne s’est pas refermée. Mais ça y est, grâce à nos ramoneurs, la glace est brisée. Il me dit : Elle tire bien la cheminée ; moi j’ai un poêle ça me suffit. 

C’est exact, je l’ai vu tout à l’heure lorsque je suis venu chercher Jean-Marie chez lui, avec Barbara. Elle m’avait demandé d’y aller seul afin de pouvoir continuer à s’occuper du dîner, mais j’avais refusé parce que j’avais peur. C’est la première fois que je suis entré chez lui. Son intérieur est minuscule. Barbara l’avait déjà visité lorsqu’elle était venue constater l’ampleur des dégâts occasionnés chez lui par les termites qui boulottaient sa maison et la nôtre. Jean-Marie refusant de parler à son propriétaire au motif que c’était un sale con, Barbara s’était chargée d’indiquer à ce dernier que, puisque nous faisions traiter et piéger notre maison, il serait judicieux qu’il s’occupât de faire traiter celle son locataire afin que les insectes chassés de chez nous n’aident ceux déjà installés à la manger entièrement. L’homme n’avait fait aucune difficulté. Depuis ce jour, Jean-Marie a Barbara à la bonne. De temps en temps, il accepte même des choses d’elle, comme des œufs. Peut-être que si c’était elle qui lui avait proposé les petits toasts végétariens, il aurait accepté d’y goûter. Lorsque j’aperçois de loin Barbara parlant à Jean-Marie sur le parking, elle me fait penser à un dresseur de fauves qui risque à chaque instant de se faire mordre au crâne. Je m’approche alors, lentement, sans gestes brusques pour ne pas effrayer Jean-Marie, prêt à lui ôter Barbara de la gueule en cas d’attaque. 

Dans la cuisine de Jean-Marie, donc, outre le poêle coiffé d’une unique casserole, il y a une table au bout de laquelle est posée une minuscule télévision, qui diffuse les informations et éclaire la pièce d’une lumière dansante et bleutée. S’y ajoute celle, orangée, émanant du lampadaire extérieur, passant au travers des zones claires du poster en éponge que Jean-Marie a accroché contre les carreaux de verre de sa porte pour préserver son intimité. Ainsi peut-on lire, flottant en lettres de feu dans la semi-pénombre, Arthur et les Minimoys, et admirer la chevelure incandescente d’un petit personnage perché sur je ne sais quoi. Il n’y a que deux chaises autour de la table. Un petit évier, haut placé, équipé d’un tuyau de robinet flexible. Sur la porte du modeste réfrigérateur, les photos récentes d’un enfant. Toute la pièce est baignée d’une douce chaleur. Il n’y a rien de trop, mais rien ne manque. Dans le prolongement de la cuisine, une petite pièce qu’on devine être la chambre à coucher. C’est là un petit foyer extrêmement douillet, à défaut d’être doté de tout le confort moderne. Il y a une douche quelque part, puisque Jean-Marie, entre deux petits toasts végétariens qu’il refuse, me dit qu’il en prend une par semaine, n’allumant le ballon d’eau chaude qu’à cet effet, pour économiser l’électricité ; le reste du temps, il fait chauffer de l’eau sur le poêle pour sa toilette quotidienne.

À présent que Barbara nous a rejoints autour de la cheminée, Jean-Marie se raconte plus volontiers. Il accepte le petit toast végétarien qu’elle lui propose et évoque le temps d’avant sa retraite, lorsqu’il était ouvrier viticole. Les produits qu’on pulvérise pour nettoyer les cuves lui ont rongé les poumons ; le docteur lui a formellement interdit de continuer à fumer. Une fois, il est mort pendant plusieurs minutes, mais les médecins ont réussi à le ramener. C’est pour cela qu’il a accepté d’arrêter de fumer. Il a des frères, avec qui il ne s’entend pas. À la mort de son père, il a abandonné sa part d’héritage pour ne pas avoir à leur parler. Il a également une sœur, qui vit non loin d’ici, à qui il ne parle pas non plus, même si leurs relations semblent meilleures. Sa fille vient le voir de temps en temps. Il a aussi un fils, à qui il ne parle plus. Les photos sur la porte du réfrigérateur sont celles de son petit-fils, l’enfant de sa fille. Il avait aussi des amis, dans le temps. Quand il travaillait encore. Une fois, ils sont allés en boîte de nuit, mais celui qui avait ramené Jean-Marie chez lui s’est tué sur la route au retour. À présent, il y a bien le fils de la dame d’en face, celui qui tremble sans arrêt à cause de la maladie qui l’a mis d’office à la retraite, mais c’est un con qui croit qu’il sait tout. Cela m’a surpris, car pour les avoir vus souvent discuter après le passage du boulanger itinérant, leur baguette à la main, je pensais qu’ils s’entendaient bien. Mais non ;  selon Jean-Marie, le fils de la voisine, au-delà de ses conseils non sollicités, serait un hypocrite qui en voudrait à ses outils. Jean-Marie reprend un petit toast végétarien dans le plat que lui tend Barbara, et ajoute : Avec sa tremblote, y peut rien faire ; l’autre jour, j’ai dû lui visser une plaque sur le portail. Il mime une main tremblante laissant tomber un tournevis. Je suis tout à fait à l’aise à présent, j’ai décroisé les mains de sur mes genoux. La conversation roule sur les difficultés de stationnement à Cadillac, sur l’omniprésence absurde et abusive d’internet dans les démarches administratives, sur la ridicule guerre des maires, l’ancien et le nouveau, dont notre petit village est le théâtre, et sur laquelle j’aurai à dire une autre fois. 

À table, devant leurs assiettes de pâtes à la truffe, Barbara et Jean-Marie, tous deux mycologues avertis, échangent sur leur passion. Je me retiens de rire lorsqu’ils évoquent tel champignon doté d’une petite tête et d’une grosse queue. J’essaie d’attirer discrètement l’attention de Barbara en m’agitant sur ma chaise, mon propre doigt pointé sur ma poitrine, les yeux plissés par la malice, ma bouche hilare articulant silencieusement : Comme moi, comme moi. Elle m’aperçoit enfin, mais n’a aucune réaction. Elle reprend le fil de sa discussion avec Jean-Marie, qui, définitivement conquis, promet de lui montrer ses meilleurs coins à cèpes. Je suppose que je pourrai me brosser pour les accompagner. À ce rythme, il va bientôt lui accorder une autorisation permanente de stationner sur le parking. Personne ne fait attention à moi pendant le reste du dîner ; je ne suis pas fâché qu’arrive l’heure de partir à la messe de minuit. Jean-Marie nous avait prévenus : lui, il n’ira pas chez ces cons de curés. Il se hâte donc de finir sa mousse au chocolat, qu’il avait bien entendu refusée lorsque j’étais au service, avant de tendre son assiette vers Barbara lorsqu’elle lui avait demandé : Vous êtes sûr Jean-Marie ? C’est moi qui l’ai faite. Jean-Marie regagne donc la douceur de son foyer, à l’abri derrière son poster Minimoys en éponge, et nous prenons, Barbara et moi, le chemin du monastère voisin.

Nous marchons derrière des personnes équipées de lampes-torches. Derrière nous, d’autres lampes-torches. Je dis à Barbara : Nous n’avons pas de lampe-torche. Les voitures des gens venus des villages alentour assister à la messe de minuit dépassent ces petits groupes de vers luisants au ralenti. Il ne faudrait pas écraser quelqu’un le soir de Noël. Le parking du monastère ne suffit pas à les accueillir toutes ; nous remontons bientôt une file de véhicules garés sur le bas-côté. 

La messe se tient dans la chapelle. Les habitués le savent, mais nous, qui ne sommes venus qu’une seule fois, n’en trouvons pas immédiatement l’entrée. Heureusement, une femme sortie balancer son bébé qui pleurait nous l’indique. La messe commence tout juste lorsque nous prenons place sur un banc du fond. Malheureusement, quelqu’un, dénué de l’esprit de Noël ou possédé par le diable, a volé le programme qui aurait dû se trouver à ma place. Tous les moines sont là, disposés en arc de cercle comme des santons, vêtus de robes blanches d’apparat, chaussés de leurs plus belles sandales. Je ne les connais pas tous, mais j’aperçois Frère Abeille, qui s’occupe des ruches, Frère Antenne, qui était présent à la réunion de concertation concernant l’installation d’une antenne 5G visible depuis notre coteau, également Frère Dodo, très âgé, qui s’endort pendant les messes, et qui ressemble au vilain petit martien qui parle à l’envers dans les films de la guerre des étoiles, Frère Noir, qui est noir, Frère Tueur, jeune homme à la tête d’assassin, Frère Fayot, avec ses lunettes, qui anime les discussions devant le monastère lorsque des couples de croyants viennent en résidence, et bien sûr Frère Sosie, qui est mon sosie. Je me rends compte qu’ils ne sont pas tous vêtus de blanc ; l’un d’eux est en jaune. Je ne l’avais jamais vu avant ce soir. Je suis troublé, car il ressemble tout autant à l’instituteur médiatique Daniel Scheidermann qu’à l’acteur grandiloquent Fabrice Luchini. Il aurait pu s’appeler Frère Scheneiderluch, ou Frère Luchermann, mais c’est Frère Chef, car il est clairement leur chef. D’ailleurs, c’est lui qui dit quelques mots pour nous remercier d’être là. Un autre moine s’avance sur la gauche. L’organiste, un civil, se met à jouer. Le moine sans nom se met à chanter. Sa voix d’ange s’élève vers le ciel. C’est Frère Popstar. Il est bientôt rejoint par Frère Choriste et par un membre de l’assemblée vêtu normalement. Je me demande comment faire pour acquérir un tel privilège. Il ne chante pourtant pas particulièrement bien. Porté par la voix de Frère Popstar, je dénombre les moines. Ils sont douze. Je remarque à cette occasion qu’ils ne portent pas tous les mêmes sandales. Certaines me semblent extrêmement perfectionnées, du type de celles qu’on peut trouver dans les magasins de sport spécialisés. Cela produit une impression de désordre, accentuée par le fait que certains moines portent des chaussettes, et d’autres pas. Je n’avais jamais entendu dire que les carmes (qui sont les mâles des carmélites) fussent si dépenaillés. Ce soir pourtant, preuve en est faite ; je ne serais pas étonné que certains portent des tee-shirts de hard rock ou des maillots de football sous leur robe. 

La musique cesse. Les chants retombent. Le silence descend. Il y a bien quelques toussotements, on entend le bébé balancé qui continue de pleurer dehors, mais rien qui puisse troubler la gravité de l’instant.

Frère Chef s’avance.

Il a son propre micro. Il tonne : Qui donc parmi vous a l’esprit de Noël ? L’esprit de Noël, ce n’est pas seulement le repas de Noël, les cadeaux, toutes ces choses matérielles. L’esprit de Noël, c’est aussi inviter à sa table son voisin solitaire. Qui parmi vous peut dire, ce soir, qu’il a l’esprit de Noël ? 

Je n’en crois pas mes oreilles. La stupéfaction passée, je me tourne vers Barbara, qui regarde Frère Chef. Je lui mets des coups de genou : n’a-t-elle donc pas entendu ? Elle me tapote la main. 

Frère Chef reprend de sa belle voix de stentor : Qui parmi vous a invité une personne isolée à sa table ce soir ? 

Je n’y tiens plus, je vais pour lever la main, pour crier : Moi, moi, Frère Chef ! J’ai l’esprit de Noël ! mais Barbara, qui n’avait pas cessé de me tapoter la main, me regarde à présent en mimant une respiration profonde. Je ferme les yeux et m’exécute. J’ai le sentiment d’être floué. Au fil des respirations, je m’apaise. Je pense à Jésus, qui a fait des tas de choses, lui aussi, sans pour autant s’en vanter. Jésus était très modeste ; il était très discret quant à son esprit de Noël. Lorsque je rouvre les yeux, je ne suis plus qu’humilité. Je promène un regard compréhensif sur les rangées de crânes devant moi. Je me retourne avec un sourire bon et triste vers les visages qui sont derrière moi. Je songe : Personne d’autre ici n’a l’esprit de Noël, et alors ? L’important est qu’ils soient là ; chacun avance à son rythme. 

Frère Chef continue son sermon. Il raconte une histoire abracadabrante mêlant personnes sans domicile fixe et réseaux sociaux, sur un ton ennuyeux et moralisateur qui n’est pas sans rappeler celui de Daniel Schneidermann. À vrai dire je l’entends mal, car l’esprit de Noël m’emplit tellement que j’ai l’impression qu’il me bouche les oreilles de l’intérieur. Il est comme la mousse expansive magique qu’utilisait l’électricien pour boucher les trous sur le chantier de la maison, et dont les chutes faisaient mon bonheur, comme autant de magnifiques petites sculptures de hasard. Soudain, Frère Chef fait de grands gestes, comme au théâtre. Je secoue la tête pour faire tomber la mousse expansive, je tends l’oreille. Frère Chef est métamorphosé ; il parle avec emphase, comme possédé par l’esprit de Fabrice Lucchini. Je comprends alors que ce dernier se dispute l’âme de Frère Chef avec Daniel Schneidermann. Frère Chef raconte l’histoire d’un rabbin qui étudie la Torah. Son jeune fils le dérange sans arrêt, aussi lui intime-t-il l’ordre d’aller jouer à cache-cache avec un ami. L’enfant lui fiche la paix un moment, mais il revient, en pleurs. Et là, Frère Chef touche à la grâce : il mime l’enfant qui pleure. Il tourne sur ses yeux ses deux poings fermés, et il sanglote. Je suis bluffé. Il n’y a pas un bruit dans la chapelle. Frère Chef prend alors une voix grave, et demande : Pourquoi pleures-tu, mon fils ? C’est stupéfiant. Il se répond alors à lui-même d’une voix aiguë, geignarde : Snif, snif parce que je jouais à cache-cache comme tu me l’as dit, snif snif, mais je me suis si bien caché que mon ami ne m’a jamais trouvé. Puis Frère Chef garde le silence. On ne sait plus quel rôle il joue, ni même s’il joue un rôle. Nous sommes tous suspendus à ses lèvres, dans une insupportable tension. Il reprend le fil de l’histoire : et c’est alors que le rabbin se met à pleurer à son tour. Son fils lui demande pourquoi il pleure, et le rabbin répond (et là Frère Chef reprend la voix grave du rabbin, en sanglotant plus dignement que lorsqu’il joue l’enfant) : parce que nous nous cachons parfois si bien que Dieu, comme ton ami, ne peut plus nous trouver, mon fils. 

Ces paroles prononcées, il reprend sa place dans l’arc de cercle des moines, tandis que Frère Popstar se remet à faire couler sa voix d’ange dans nos âmes encore bouleversées. Je m’enfonce dans la félicité ; c’est le tintement des pièces dans le panier qu’agite sous mon nez une petite femme sèche qui m’en sort. Parmi les pièces, il y a aussi des billets. Voilà une mendiante qui aura bien choisi son soir pour faire le plein de charité. Je sors quelques petites pièces jaunes de ma poche, et je les verse dans son escarcelle.

Il n’est pas encore minuit, mais c’est déjà la fin de la messe de minuit. Sur le chemin du retour, les gens commentent le sermon de Frère Chef. Un beau sermon, c’est vrai, magnifiquement servi par son talent d’acteur. Peut-être aurait-il pu en supprimer le début, traînant et moralisateur, mais il était encore sous emprise de Daniel Scheidermann. Les gens sont plus attentifs les uns aux autres. Ceux qui ont une lampe-torche éclairent le chemin pour ceux qui n’en ont pas. Et moi, anonyme dans la foule de mes semblables, je jubile modestement car il n’est personne parmi eux, innocents s’apprêtant à regagner leur foyer, à ouvrir leurs cadeaux, pour imaginer qu’ils marchent aux côtés de l’esprit de Noël incarné. 

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