Cher abonné,

J’allais écrire ce genre de petit texte d’introduction que vous avez lu souvent : je m’y excuse pour mon silence des dernières semaines — voire des derniers mois —, je vous dis que vous m‘avez manqué, je cabotine pour vous faire comprendre que j’aimerais vous avoir manqué aussi, je cite un auteur que j’affectionne. Aujourd’hui je me contenterai d’un : me revoilà

01/11/2021

Je m’éveille ces temps-ci au beau milieu de la nuit.
Parfois, c’est sous le coup d’une envie d’uriner qui me fait soupçonner que ma prostate s’use plus vite encore que les autres pièces composant la pauvre machine fatiguée que je suis. D’autres fois, c’est sans raison apparente ; pour passer le temps, je me rends tout de même aux toilettes, et, assis dans le noir, je songe à la vie ou à mes problèmes du moment. Puis je retourne me coucher après un temps variable (certaines pensées demandent plus de réflexion que d’autres) et fais mon possible pour ne pas réveiller Barbara, ce en quoi j’échoue régulièrement. J’essaie alors de me rendormir en me berçant des fictions que j’ai en tête, et que j’aimerais écrire si j’en trouvais le courage, ou en cherchant de nouvelles idées. Lorsqu’en surgit une bonne, je suis si excité que le sommeil me fuit jusqu’au petit matin. Je me rendors pour quelques minutes, et à mon réveil je réalise que l’idée géniale que j’avais hâte de noter sitôt levé, pour ne pas l’oublier, n’est que la copie ou la resucée d’une histoire déjà écrite, et par quelqu’un de bien plus grand talent que moi.
Seul dans la cuisine, glaciale car les plombs ont sauté comme chaque nuit, face à mes doutes et ma tasse de café, je songe par exemple : Bon sang, j’aimais bien cette histoire de capitaine obsédé par un gros poisson. Et si je décalais juste mon regard ? En gardant le gros poisson, par contre. Tiens, l’histoire d’un vieux pêcheur super pauvre qui pêche un gros poisson, et il galère à le ramener au port. Puis je réalise, et je sombre à nouveau dans le désespoir.

Je cuisine une omelette pour le déjeuner, en pensant à celle de mes poules qui a succombé à l’attaque d’un prédateur ; si la scène de crime était jonchée de plumes blanches, elle n’a livré aucun indice quant à l’identité du meurtrier. Je l’ai pourtant examinée longtemps, appelant à ma rescousse la sagesse et le savoir de tout le peuple Sioux. J’ai pu déterminer que la pauvre victime, après un premier assaut, fut emmenée à l’abri des hautes herbes, où elle perdit d’autres plumes. Une telle sauvagerie me fait penser à la bête du Gévaudan, ou peut-être pire : à un renard. Les trois autres poules pourraient certainement témoigner  de l’agression, malheureusement elles sont muettes en raison du syndrome de choc post-traumatique. La poule disparue était la plus attachante des quatre, à défaut d’être la meilleure pondeuse. Aussi sa disparition, bien qu’elle m’ait beaucoup affecté personnellement, n’a que très peu affecté la production des œufs. Oui, c’était une gentille poule, différente des autres, sensible, rêveuse, et pour tout dire un peu à la traîne. La première fois que je la vis, ses plumes blanches étaient entièrement souillées d’excréments  : toutes les autres poules lui avaient chié dessus durant le transport. 

J’ai joué une partie d’échecs contre Barbara et je l’ai perdue  — la partie, car Barbara est toujours là, immodeste et triomphante. J’ai longtemps eu un niveau très honorable aux échecs, mais, outre que mes capacités cognitives déclinent, je ne m’entraîne plus du tout : les échecs ont failli me rendre fou plusieurs fois dans ma vie, et ça suffit comme ça., j’ai enseigné à Barbara tout ce que je savais, et même si elle ne m’écoute pas, elle en a retenu quelque chose. Elle ne fait plus n’importe quoi, et j’ai dû me départir de  la nonchalance qui était la mienne lors de nos premières parties. Barbara a gardé les mâchoires serrées durant toute la partie, preuve de sa grande détermination. Elle ne levait les yeux de l’échiquier que pour m’intimider. Elle était, selon ses propres dires, en proie à une véritable fièvre sanguinaire. Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Me voici devenu le docteur Échecstein, traqué et menacé par ma créature.

Nous partons en promenade. Barbara, comme toujours et malgré ses promesses, décide de quitter les chemins bien balisés et autorisés pour s’aventurer dans des endroits sauvages, si possible formellement interdits aux promeneurs. C’est ainsi que nous pénétrons dans une réserve de chasse à la densité de végétation extraordinaire. Je déchire ma doudoune aux ronces, griffe ma peau aux épines, maugréant le plus silencieusement possible afin de n’être point confondu avec un sanglier par un chasseur. Lorsque nous débouchons sur les vignes, ma mauvaise humeur s’apaise, même si nous ne sommes pas complètement hors de danger. 
Je suis heureux d’être toujours en vie malgré l’insouciance de Barbara. Je lui montre fièrement tous les beaux endroits découverts lors de mes promenades en compagnie de la chienne. Il se met à pleuvoir. Pas de souci dis-je, sur le ton de celui qui connaît si bien la nature qu’il ne la craint pas, il y a un gros arbre pas loin

Sur un tapis de feuilles, je lui raconte ce rêve éveillé que j’ai fait lors d’une promenade : j’étais l’enfant des vignes, petit garçon abandonné dans les vignes, devenu adulte à l’abri du regard des hommes, ami des animaux, me nourrissant exclusivement de raisin. Il y aurait même une légende au village, dis-je en agitant les mains, d’aucuns prétendraient avoir vu l’enfant des vignes certaines nuits de pleine lune. Barbara me demande : Et donc tu ne mangerais qu’un mois par an ? Je la regarde. Elle me regarde. Elle dit : Tu ne savais pas que le raisin n’est là qu’un mois par an, pas vrai ? Je n’avais pas pensé à ça. Il s’agit de sauver mon histoire, pour une fois que personne n’a eu l’idée avant moi. Je hausse les épaules et je réponds : Bien sûr que si. Je le déshydrate pour le conserver, c’est tout. Je le mets au soleil, sur une feuille d’aluminium volée dans un jardin. Prends ça, ma belle ! De la part de l’enfant des vignes ! 

De retour à la maison, je choisis l’un des livres de Barbara sur les étagères de la nouvelle bibliothèque. J’ai accepté, pour la première fois depuis que nous vivons ensemble, que nous mêlions nos livres. C’est ainsi que je me suis rendu compte, en les classant, que j’en avais acheté des dizaines qu’elle avait déjà. Lorsque je lis l’un de ses livres, je prends soin de ne rien déranger, ni les pages cornées, ni les marque-page, et je lis chacune de ses notes. Je suis un voyageur temporel qui va sur la pointe des pieds. Durant ce voyage, je contemple, selon la date souvent inscrite sur la page de garde, cette jeune fille ou cette jeune femme qui lit. Elle est dans sa petite chambre, au-dessus du cabinet d’antiquités de son père, ou dans sa mansarde d’étudiante. Ces Barbara d’avant Barbara, qui sont pourtant déjà Barbara, m’apparaissent comme au travers d’un miroir de conte de fées, mais je ne suis pas la méchante sorcière qui la jalouse. Je ne suis même pas une bonne sorcière, comme celles des essais féministes qui encombrent les librairies. Je suis son Prince du futur, et j’aime ces Barbara comme j’aime la Barbara actuelle, une pointe d’attendrissement en plus, comme lorsqu’on regarde une photographie de l’être aimé sur laquelle il était enfant. Voici celle de Barbara que je préfère : elle a quatre ans, un casque de cheveux, elle vit encore au Canada je crois. Elle tire la langue sur le côté d’un air appliqué, son visage encadré par ses petites mains, cassées à la perpendiculaire de ses petits bras, tenant chacune une boule de pétanque bien trop grosse pour elle. Chaque fois que je regarde cette photo, je me dis : Quel dommage qu’elle ait cessé de lever de la fonte, elle serait championne aujourd’hui. 

Enfin, il me faut abandonner mon livre et la douce chaleur de l’âtre pour affronter le déluge qui fait rage dans une nuit d’encre : c’est le soir de la poubelle grise, que ces maudits éboueurs ont refusé de ramasser la semaine dernière ; j’ignore pourquoi, et cela m’a beaucoup occupé l’esprit durant la semaine écoulée. Il faut aussi promener la chienne, qui se refuse, nouvelle vie à la campagne ou pas, à sortir faire ses besoins seule lorsqu’il fait noir, ou froid, ou qu’il pleut. Je l’accompagne de bonne grâce, car cette dernière promenade dans la nuit a sur moi un effet apaisant. Je me sens ridicule de la tenir en laisse dans le jardin, mais si je ne le fais pas elle se lance à la poursuite de quelque bête sauvage en hurlant, et je dois attendre qu’elle revienne pour pouvoir aller me coucher. 

02/11/2021

Réveil nocturne, les plombs ont sauté, pluies diluviennes. Ce pourrait être la journée d’hier, mais non : aujourd’hui je me rends à la ville la plus proche pour me faire piquer. Rassurez-vous, je ne suis pas encore désespéré au point de me faire passer pour un vieux chien auprès d’un vétérinaire, non. Il s’agit d’une injection contre un virus, venu de Chine, comme les autres calamités qui me frappent depuis un certain temps : frelons qui ont décimé nos ruches durant l’été, punaises géantes qui depuis l’arrivée des frimas envahissent la chambre conjugale, dessins fixes ou animés appelés manga (mongols, en français), séries pour attardés scénaristiques, pour ne citer que les principaux. Si je devais aujourd’hui déclarer la guerre à un pays, ce serait indubitablement la Chine. 

J’arrive en avance, comme toujours, mais le personnel soignant a pris du retard. Il y a un attroupement. Les personnes appelées dans le petit bureau du médecin étaient convoquées une heure auparavant. Cela ne me dérange aucunement, car je suis un philosophe. Je patiente en lisant. D’autres, moins solides que moi, s’énervent : la minuscule salle d’attente est pleine,  il faut attendre son tour debout, dehors, dans le froid. Ils reprochent leur piètre situation à la gentille infirmière qui sort régulièrement recueillir les formulaires que chacun doit remplir malaisément (sauf moi, car je l’avais rempli avant de venir). Ils parlent comme des consommateurs, comme si quelqu’un leur devait quelque chose. Ils emploient des mots comme inacceptablen’importe quoi, on croit rêver.  J’en vois même qui sortent leur téléphone intelligent (quand ils ne l’avaient déjà en main) d’un geste décidé, leurs yeux, entre deux éclairs, semblant dire : Ça ne va pas se passer comme ça, vous allez le sentir passer, votre hôpital va fermer et ça sera bien fait : je vais le dire. Et l’infirmière, toujours aimable, de faire son possible pour renseigner cette lie insatisfaite, geignarde et bavarde.
Une femme s’adresse à elle sur un ton désagréable : elle a remarqué que plusieurs personnes sont convoquées à la même heure, c’est n’importe quoi. L’infirmière lui répond qu’il y a deux médecins. La femme se renfrogne, mais intérieurement elle n’en démord pas : c’est n’importe quoi.
Enfin, c’est mon tour. Le médecin, affable et grisonnant, me guide dans les couloirs en faisant de bonnes blagues. J’ai bien conscience qu’il fait les mêmes à tout le monde, mais qu’y puis-je si je les trouve drôles ? Ce n’est pas parce qu’elles ont déjà été faites à d’autres qu’elles sont usées. Pendant qu’une infirmière me pique, il avise mon livre et me demande si ce n’est pas trop dur à lire. Je lui réponds que non, pas du tout (il s’agit d’un roman de Kundera, c’est le livre de Barbara dont je parlais hier) mais je me dis que finalement, je n’en sais rien : cela dépend de son niveau de maîtrise de l’alphabet. De toute façon, il n’a pas écouté la réponse. 
Il est impératif de patienter quinze minutes dans une autre salle d’attente avant d’être autorisé à quitter les lieux. Il n’y a plus de chaise libre, aussi une infirmière prévenante, me croyant d’un âge très avancé, m’en apporte une. Je n’ai pas envie de m’asseoir, mais je le fais pour ne pas la vexer. Je calcule mentalement que si j’attends trop longtemps, je risque de ne pas être à l’heure à la gare pour attraper mon train du retour. La dame du guichet m’a bien expliqué, à l’aller, que si elle devait indiquer un horaire pour le billet de retour, celui-ci n’était qu’indicatif. Si je loupais ce train, je pouvais donc en prendre un autre, et ce durant toute la journée. Mais il se trouve que je n’ai aucune confiance en elle. Aussi, prendre ce train de 10 heures 44 devient une obsession. Je regarde la pendule, je regarde mon billet. Je regarde autour de moi. J’étudie la ronde des cerbères en blouse blanche. Je les chronomètre mentalement. Je mentirais par omission si je ne disais pas que je pense à La grande évasion, ou à L’évadé d’Alcatraz.
Soudain, c’est ma chance : quelqu’un vient de sortir par la porte fenêtre qui donne directement sur le parking, et tous les gardes ont le dos tourné. Je me lève brusquement et repousse la chaise avec mon cul. Elle glisse sur le carrelage, percute le mur, c’est un fracas de tous les diables, mais je m’en fiche, je suis déjà à moitié dehors, je sens l’air de la liberté sur mon visage. Et je cours, je cours dans la longue descente qui mène à la gare. Je ne prends même pas le temps de me retourner pour voir si je suis suivi. J’ai en tête des images de chaînes aux pieds, de costume rayé, l’avenue se transforme en bayou. Soudain j’entends les chiens, et c’est tout ce qu’il me fallait pour accélérer ma course. Mes poursuivants n’ont aucune chance. Parvenu au rond-point, je n’en peux plus. Je souffle, plié en deux, les bras sur les cuisses. Je jette un œil, et aussi loin que je puisse voir, c’est-à-dire jusqu’à l’hôpital, je ne vois personne. Et alors, ça aurait pu, me dis-je, me remettant en marche tranquillement jusqu’à la gare, où j’arrive à 10H12. La machine à café est hors-service. Nul endroit où s’asseoir, nulle gentille infirmière pour m’avancer une chaise. 

L’après-midi, j’accuse le coup ; je dois m’aliter. J’ignore si cet accès de fatigue est dû aux effets secondaires du vaccin ou à ma grande évasion. Mes muscles sont raides, j’ai chaud et j’ai froid tout à la fois, mes pensées sont incohérentes et tout à coup, je crains de développer une phlébite, comme certaines personnes vaccinées, et ce mot me fait rire, phlébite, pour la raison que vous imaginez. Mes yeux se ferment, et je m’endors dans la crainte de ne jamais me réveiller.
Ce sont des cris et des coups de klaxon qui me tirent du coma. Je me laisse choir depuis le lit, rampe jusqu’à la petite fenêtre d’où l’on peut apercevoir le portail de la maison (le plafond est très bas à cet endroit) et j’aperçois une camionnette dont les feux clignotent ; devant la camionnette, un homme en uniforme. C’est un employé de l’administration pénitentiaire qui vient me chercher après mon évasion de l’hôpital. Je suis trop faible pour sauter par l’autre fenêtre de la chambre et m’enfuir. Résigné, je descends me constituer prisonnier. Je n’ai pas le temps de lui présenter mes poignets, qu’il m’assène : Bonjour Monsieur, c’est UPSVous avez un paquet. Je m’apprête à lui répondre C’est n’importe quoi, puis me souviens que Barbara s’est plainte récemment qu’une chose qu’elle appelait cannage, un genre de toile de jute à très grosses mailles dont elle veut faire je ne sais quoi, n’en finissait pas d’arriver de je ne sais où. Je lui réponds donc plutôt : D’accord. Il ajoute : Par contre, il y a une taxe à acquitter, je sais pas si vous saviez. Je dis : Non, je ne savais pas. Il prend un air embêté, et il dit : C’est soixante-dix-euros. Je prends un air embêté moi aussi, et je dis : Bon, je vais faire un chèque. À mon retour, il me tend un gros rouleau emballé dans du papier journal. Il dit : Ça vient de Hanoï ! d’un ton enjoué, comme si j’avais besoin d’une nouvelle calamité en provenance de cette Chine maudite.
J’en profite pour rentrer la poubelle sortie hier au soir, que les éboueurs ont accepté de vider, cette fois. C’était la même que la dernière fois ; pas le moindre sac en plus ou en moins. Soigneusement placée au même endroit. Je craignais qu’ils ne la ramassent pas, et à présent je suis catastrophé qu’ils l’aient fait, car je vais me poser cette terrible question toute la semaine : pourquoi ?

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