Chèr(e) abonné(e),
De mémoire de lecteur, jamais on ne vit d’infolettre envoyée avant même que la semaine ne fut terminée : nous n’avons pas seulement rejoint le temps réel, nous sommes en avance sur notre temps, et c’est pourquoi un petit dessin de fusée agrémente l’objet de cet envoi quasiment quantique.
Lundi 6 janvier
Je n’avais pas revu le psychiatre depuis une quinzaine de jours en raison de ce qu’on appelle habituellement les fêtes de fin d’année. Il m’avait du reste lui-même souhaité de bonnes fêtes, et j’en avais été choqué, déçu surtout. Il me semble en effet qu’un psychiatre ne devrait pas se laisser aller à de telles familiarités, et c’est pourquoi je l’avais admiré lorsqu’il n’avait pas, au début de notre relation, répondu à mon Bonnes vacances.
J’ai l’impression un peu désagréable qu’il se relâche après ces dix-huit mois : je vois parfois poindre sur ses lèvres serrées un rictus qui pourrait s’apparenter à un sourire lorsque je tiens quelque propos amusant, il fait parfois durer la séance cinq minutes au-delà de l’heure dite lorsque nous débattons de l’actualité, et voici donc qu’il me souhaite de passer du bon temps. J’aimerais sincèrement qu’il trouve en lui les ressources pour résister à ma force d’attraction amicale, quand bien même avoir un ami me ferait certainement le plus grand bien.
Je lui parle aujourd’hui de mon voyage loupé en Bretagne, de géopolitique, de liberté d’expression et des catastrophes à venir en prenant soin, toutefois, ne de pas trop le déprimer. Il sourit presque lorsque je lui dis : Mais docteur, j’en ai rien à foutre de voyager moi, vous comprenez, comme si le fait que je cède ainsi à la vulgarité sous le coup d’une intense fatigue nous rapprochait, comme deux amis, pour son plus grand plaisir. Je trouve qu’il me serre la main un peu trop chaleureusement avant que je ne franchisse la porte de son bureau.
Je vois que le patient suivant n’a pas bien refermé la porte de la salle d’attente. Or, le lecteur attentif et régulier sait qu’il m’avait autrefois passé un savon pour avoir fait de même — alors que c’est sa porte qui fermait mal. Dans le hall de l’immeuble, je colle mon oreille à la porte du cabinet, pour savoir s’il va enguirlander l’autre patient, mais je n’entends rien de tel. Je crois que ce patient est en réalité une patiente, peut-être le psychiatre fait-il tout simplement preuve d’une galanterie déplacée.
Je m’interroge de plus en plus sur son professionnalisme.
Je prends connaissance dans la rue d’un message de Michel P. qui m’écrit, en réponse à l’infolettre envoyée le matin même, que Maurice Genevoix, qui y était évoqué, est un énorme bolosse, entre autres récriminations habituelles — étrangement, il ne parle pas de la terrible faute qui a échappé à ma vigilance. J’hésite quant à la conduite à tenir : l’appeler pour l’insulter hystériquement, ou bien fondre en larmes, tant j’ai été éprouvé ces deniers temps. Me vient alors l’idée de le désarmer par la gentillesse — les individus tels que lui n’y sont pas accoutumés. Je lui demande donc de me conseiller une lecture chère à son cœur, puisque je suis justement sur le chemin de la librairie. Cela fonctionne : il me parle alors avec amabilité d’un de ces livres intellectuels dont il a le secret, qui figure déjà dans ma bibliothèque et que je n’ai pas encore eu le courage de lire.
Je continue de réorganiser ma vie en piochant des courriers au hasard dans la pile qui tangue dangereusement sur mon bureau. À chaque fois c’est un coup au cœur : une date dépassée, une amende majorée, une économie non réalisée, et ainsi de suite. Chaque feuille contient son épreuve, son urgence fait naître un feu à éteindre, un fatras à démêler, et j’envie Hercule de n’avoir eu que douze travaux à accomplir avant d’accéder à une gloire éternelle alors que j’œuvre, moi, dans la solitude et l’anonymat.
Parmi ces dangereux scorpions, un inquiétant courrier signé par une certaine Tracy C. dont je me demande bien comment, avec un prénom pareil, elle a pu terminer sa course à la direction générale des impôts.
Barbara a acheté un nouveau collier pour le chien. La boucle ne tombe plus exactement sous mes doigts lorsque je veux y attacher la laisse avant nos sorties. Le chien semble aussi désemparé que moi.
Mardi 7 janvier
J’ai remarqué que les femmes, sur internet, s’encourageaient souvent au moyen d’expressions telles que Profite bien ma belle ! Ou bien encore : Bravo ma louloute tu l’as bien mérité, et autres incantations du genre, toujours destinées à féliciter une amie qui décide de prendre soin d’elle physiquement ou moralement.
M’est alors venue l’idée de pratiquer envers moi-même une sorte de louloutothérapie accélérée — c’est à dire en me passant de l’assentiment d’une copine —, de me dorloter ou plutôt, pour coller au vocable de l’époque, de pratiquer le dorloting.
J’ai ainsi commencé par allonger la durée de ma routine matinale pour une meilleure prise en compte de mes besoins, puis j’ai réaménagé mes journées pour y intégrer plus de plages destinées à accroître mon bien-être. Je me répète en outre comme un mantra, profite ma belle, profite ma belle plusieurs fois par jour. Les premiers résultats me donnent à penser que le dorloting est une méthode puissante susceptible d’avoir un effet très bénéfique sur la façon d’être au monde.
Lecture du premier tome du Journal de Jean-Luc Lagarce où je trouve cette citation de Peter Handke disant très bien ce qui toujours me plongea dans le désespoir lorsque je me piquai d’écrire :
Le regard, c’est presque le bonheur. Je crois que beaucoup d’écrivains aimeraient seulement regarder. Après, on doit faire quelque chose de ce regard et là commence une certaine forme de malheur, quand l’écrivain a le sentiment que la traduction de son regard ne donne rien…
L’écrivain, c’est très certainement celui qui fait avec ce sentiment d’impuissance, passe outre le hiatus entre ce monde dans son esprit et la pauvreté de son feuillet.
À la librairie du mardi, je parcours le Zibaldone de Leopardi, et ne résiste qu’au prix d’un immense effort à la tentation de l’acheter, car je sais qu’il rejoindra tous les autres gros livres que je remise sans les lire. Je les lirai plus tard, me dis-je. Mais quand ? Après quoi ? Quand j’en aurai fini avec la facilité ? Après que j’aurai vaincu ma faiblesse morale ?
Le Zibaldone, donc, et cette question : comment diable peut-on être si intelligent et cultivé à vingt ans ? Une infime portion de ce savoir permettrait, de nos jours, de faire une carrière de soixante ans comme intellectuel de plateaux télé. Je doute que Leopardi regardât la télévision, et pas seulement parce qu’elle n’avait pas été inventée. Une fois rentré, il me faudra deux bonnes heures de dorloting pour oublier le sentiment de ma crétinerie.
Mercredi 8 janvier
Dans la rue, les deux frères âgés, dont l’un est handicapé, grimaçant, claudiquant, comme brisé en gros morceaux, et qui portent tous deux une chapka. Il ne fait pas froid pourtant, le soleil éclaire joliment les façades et les visages. Pour la première fois, je remarque qu’ils sont certainement jumeaux. Le frère qui se tient droit soutient toujours l’autre, se sent-il coupable de lui avoir ôté quelque chose ? Quelques cellules dans le ventre de leur mère ? Il suffit d’un rien pour se sentir coupable, alors pensez.
Je me retourne sur leur passage, je regarde cette parenthèse fermée appuyée sur un I s’éloigner vers la place. Plus loin, un chiot s’écrase drôlement au sol sur le terrain de boules à proximité de mes chaussures ; je demande à son maître ce qu’elle fait, il me répond : Elle vous fait la fête, comme si c’était évident à la voir ainsi se tasser.
J’atteins l’année 1985 dans le Journal de Lagarce. Quelque chose change : les entrées s’allongent, ce n’est plus une simple énumération de spectacles vus, de livres lus. Il y a des notes de bas de page, souvent désabusées, ajoutées une dizaine d’années plus tard, alors qu’il relisait ses vieux carnets peu de temps avant sa mort, se sachant condamné à brève échéance.
La lune par le Vélux, juste au-dessus de mon lit.
Je crois d’abord que, sous le coup d’un heureux hasard, elle demeure toujours dans une trouée, mais en réalité, elle brille si fort (elle est presque pleine) qu’elle transperce les nuages malgré leur noirceur. C’est déjà un spectacle magnifique en soi, mais lorsqu’un nuage moins sombre que ses congénères la dévoile, les variations de lumière dans la chambre semblent infinies. Quel dommage d’avoir été voir là-haut, combien la vie devait être plus belle quand les terriens pouvaient s’imaginer qu’il y avait quelqu’un pour les regarder comme ils le regardaient.
Grâce au bord du Vélux, qui me sert de repère visuel, je constate que la terre est bien en mouvement, certes difficilement perceptible, car très lent ; je m’étais toujours demandé comment avaient fait les savants du passé pour comprendre tout ce qu’ils avaient compris de la course des planètes, et bien voilà, c’est simple : ils regardaient par le Vélux.
Jeudi 9 janvier
Réveil difficile, véritablement cloué au lit et souffrant de douleurs articulatoires inédites. Peut-être l’action de la lune ? Je n’aurais pas dû écrire qu’elle était moins intéressante depuis qu’un morpion mégalomane l’avait foulée une nuit de 1969 (heure française). D’autant qu’elle n’avait rien demandé.
Nouveau formulaire à renvoyer à Tracy des impôts, et autres embarras administratifs. En guise de pause, je tente de prendre rendez-vous chez le dentiste, car j’ai perdu une prothèse dentaire en mangeant un Carambar à la fin de l’année dernière. On me demande de patienter, on repose le combiné, et quinze minutes durant j’écoute les difficultés du personnel avec le nouveau logiciel qui ne calcule pas correctement les devis ; on m’a oublié, je raccroche. Il est décidément grand temps de pratiquer le dorloting en sortant boire un thé sur la place.
J’ouvre le Journal de Lagarce, épais, malcommode, qui déformait mon sac sur lequel se pose une plume de pigeon poussée par le vent. À force de voir les gens mourir autour de lui, il se décide à faire le test : positif. Bien avant cela, dès ses vingt ans même, il y avait dans ses propos une sorte de prescience de la maladie et de la mort. Il lit le journal de Renaud Camus, évoque son style, sa sensibilité. Il lui écrit, timidement, de peur que ce dernier ne lui renvoie sa lettre corrigée tant il se sent balourd à côté. Il tient bon physiquement, psychologiquement ; on lui propose d’expérimenter l’AZT, et il accepte au motif que cela occupera sa vie pour les trois prochaines années, si les petits cochons immunitaires ne le mangent pas, comme il dit. Après avoir lu, au fil de leur publication, les trois premiers romans de Jean-Philippe Toussaint, qu’il a appréciés, il se demande : quel avenir pour ce petit monsieur ? Et bien, il ne le verra pas, mais ce petit monsieur est toujours là trente ans après, à me pomper l’air avec ses livres que tout le monde adore.
Le soir, la lune à nouveau ; cette fois, elle est pleine, mais elle n’est pas à l’endroit où je l’attendais après mes calculs de la veille. Qu’importe, elle est encore plus belle, floue, diluée par les gouttes de pluie sur le Vélux.
Vendredi 10 janvier
Réveil difficile, douloureux, toujours la lune qui se venge.
Rendez-vous chez le médecin, pour la première fois depuis dix-huit mois d’après son ordinateur, afin de lui montrer mon poignet droit, qui me fait souffrir depuis des mois, m’empêchant de faire ma gymnastique dans de bonnes conditions. Après ça, un peu de dorloting avec Lagarce devant un thé à la menthe.
Le premier volume du Journal s’achève alors qu’il est en résidence à Berlin, comme Guibert avant lui, qu’il admire et dont il a appris quelques jours plus tôt à la télévision qu’il était lui aussi atteint du sida, ce qui le plonge dans un profond désespoir durant une semaine.
Je n’entame pas immédiatement la lecture du second volume, car je suis happé par La longue marche de Radetzky, de Joseph Roth. Je m’en extrais à regret pour rejoindre l’architecte à qui Barbara et moi avons décidé de confier le suivi des travaux dans la future maison pour préserver notre santé physique, mentale, et nos bonnes relations.
Je réalise le portrait d’une femme, qui arrive avec un chien dans son sac à dos, puis je retourne enfin à La marche de Radetzky. Cette phrase, parmi bien d’autres, qui me ravit et que je relis à n’en plus finir :
Il était aussi simple et aussi irréprochable que ses états de service et seule la colère qui le prenait quelquefois aurait pu avertir un psychologue que l’âme du capitaine Trotta recélait aussi ces abîmes obscurs où dorment les tempêtes et les voix inconnues d’ancêtres anonymes.
Samedi 11 janvier
Un tour à la future maison, pour la première fois depuis longtemps, où je joue du sécateur au détriment de longues et souples branches d’arbres égoïstes qui colonisent les feuillages de leurs voisins plus pacifiques jusqu’à les étouffer.
À peine la force, ceci fait, de continuer la lecture de La marche de Radetzky. Cette réflexion, pourtant, alors que ma vue se brouille : à quoi bon écrire, quand cela a été écrit. Je crois en effet que toute personne qui a un jour refermé un livre avec l’envie d’écrire a ressenti cette envie parce qu’il s’est dit : Je peux faire cela. Je peux faire aussi bien. Or, si cela s’est produit, c’est que le livre n’était pas assez bon. Seul un fou pourrait, par exemple, refermer un livre de Tolstoï et se dire : Pas mal, je pense que je peux en faire autant. Un bon livre vous laisse incapable d’écrire. C’est la raison pour laquelle, dans les moments où on l’oublie, et qu’on s’essaie à écrire, il ne faut pas lire de vrais livres. Ce qui nous trompe, c’est l’immense majorité de la production contemporaine, qui croît à la vitesse d’un nénuphar en donnant sans cesse l’idée à de nouveaux plumitifs qu’ils peuvent faire aussi bien — et tel est, en effet, malheureusement, le cas.
Dimanche 12 janvier
Bousculé à plusieurs reprises au marché, je m’enfuis, pas aussi vite que je le souhaiterais en raison du caddie qui me ralentit, vers la brocante où j’achète un livre de Valéry Larbaud car : Dans le cœur d’une pierre, au bord d’un chemin aux pavés herbeux, un ver luisant choyait sa goutte de lumière lunaire.
Large est le spectre de l’autisme, mais j’ai vérifié aujourd’hui qu’en dépit de la position de chacun sur ce ruban, il y aura ces regards de connivence, parfois d’incompréhension de ceux, bienveillants, qui nous entourent, de souffrance lorsque les piaillements se font excessifs, ces silences reposants, ce calme et cette réflexion ; à toi, jeune Valentin, revenu de si loin, j’accorde mon inconditionnelle sympathie. L’ami idéal n’est pas psychiatre, il est Asperger, et lorsque mon psychiatre sera en mesure d’entendre cette vérité sans qu’elle ne le fasse trop souffrir, je la lui dirai.
La marche de Radetzky, encore :
Tout ce qui grandissait avait besoin de beaucoup de temps pour grandir, tout ce qui disparaissait avait besoin de beaucoup de temps pour se faire oublier. Mais tout ce qui avait existé un jour avait laissé des traces et l’on vivait alors de souvenirs comme l’on vit aujourd’hui de la faculté d’oublier vite et définitivement.