Chèr(e) abonné(e),
L’essentiel est l’emploi de la vie, non sa durée, disait Sénèque.
Voici la façon dont j’ai employé la mienne :
Lundi 29 octobre
Étrange séance chez le psychiatre.
Je lui dis dès mon arrivée : Docteur, je n’ai rien à vous dire aujourd’hui. Je crois que nous devrions parler du fait que je n’ai rien à vous dire. Loin de se formaliser, il acquiesce. Je lui dis donc pourquoi j’estime n’avoir rien à lui dire. Puis nous parlons de mes nombreux empêchements. À la porte, il me dit me dit : À présent que nous savons que ce que vous ne voulez pas faire, nous pourrons parler de ce que vous voulez faire. Comme si l’un était le préalable à l’autre. Je trouve cela inexact, mais je n’ose pas lui dire car, d’une part la séance est terminée, et d’autre part je ne veux pas lui faire de peine.
Pas de passage à la librairie aujourd’hui.
Réflexions horizontales, mais élevées, dans mon lit.
Alberto Caeiro (Fernando Pessoa) :
Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre
Pour voir les champs et la rivière.
Il ne suffit pas de n’être pas aveugle
Pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut également n’avoir aucune philosophie.
Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y a que des idées.
Il n’y a que chacun d’entre nous, telle une cave.
Il n’y a qu’une fenêtre fermée, et tout l’univers à l’extérieur ;
Et le rêve de ce qu’on pourrait voir si la fenêtre s’ouvrait,
Et qui jamais n’est ce qu’on voit quand la fenêtre s’ouvre.
2010 : Mort de Takeshi Shudo, l’un des créateurs des Pokemon ; accident vasculaire cérébral à la gare de Nara au Japon. Je ne vais pas dire que cela m’affecte, bien au contraire : je n’ai jamais compris l’engouement pour ces stupides et irritantes créatures mutantes fictives. Il s’agit en tous cas d’une incroyable coïncidence, puisque c’est également la journée mondiale de l’accident vasculaire cérébral, que j’ai du reste passée sans encombre malgré une grande contrariété durant tout le jour.
Mardi 30 octobre
Au supermarché, un homme me suit dans tous les rayons. Si c’est un vigile, il est vraiment très mal habillé, peut-être une couverture. À la caisse, un autre homme, légèrement ivre, taquine la caissière en lui donnant de petits coups de poing dans l’épaule. Elle lui demande d’arrêter. Je n’interviens pas pour la défendre, car l’homme obtempère, non sans lui déclarer qu’elle n’a pas d’humour.
Humeur maussade que ne change pas la vue, dans la rue, d’un petit chien autiste qui pousse sans raison de drôles de cris au bout de sa laisse.
Je pars effectuer un jogging, très peu couvert.
Le soir, alors que je me sens mieux, je tombe par mégarde sur un bout de l’émission La France a un incroyable talent, et je sombre à nouveau.
Évidemment, le rapport de WWF, faisant état d’une chute de 60% de la population animale sauvage en quelques décennies, n’arrange rien à l’affaire — de par son contenu déprimant d’abord, et parce qu’il sera bien vite oublié ensuite.
Pessoa encore — Le livre de l’intranquillité :
Je ressens le temps avec une immense douleur. Quitter quelque chose me cause toujours un choc disproportionné.
[…]
Mais les autres, qu’ont-ils de commun avec le monde que je porte en moi ?
1938 : Diffusion du drame radiophonique La guerre des mondes d’Orson Welles, adapté du roman du même nom de H.G. Wells. On rapporte souvent que cette diffusion a suscité un vent de panique parmi la population qui aurait vraiment cru que les martiens débarquaient. Il s’agit en réalité une légende, forgée par les journalistes de presse écrite de l’époque qui y trouvaient un intérêt : ils souhaitaient discréditer cette nouvelle manie d’écouter des émissions radiophoniques plutôt que de lire les journaux. Qui plus est, la station avait été très peu écoutée ce soir-là. Cette légende, souvent relayée par des personnes comme moi désireuses de briller à peu de frais dans les dîners, a ensuite grandi au fil du temps jusqu’à devenir un fait quasiment historique. Au fond de moi pourtant, je savais que quelque chose ne collait pas : des gens pris de panique errant dans les rues simplement parce qu’on a annoncé des martiens à la radio, et puis quoi encore. Soudain je me souviens de ces scènes apocalyptiques de gens se battant dans les supermarchés pour un pot de pâte à tartiner en promotion, de ces autres faisant la queue depuis le matin pour un tactiphone ou une console de jeu commercialisé le jour même, et je ferme mes yeux très fort pour essayer de faire tomber du ciel une supernova.
Mercredi 31 octobre
Commencé la lecture de Don Quichotte, qui est absolument merveilleux. Il est de ces classiques qu’on a la flemme de lire, si on ne les a pas lus à un jeune âge*, parce qu’on a l’impression de déjà connaître l’histoire. Mais non, en réalité : on n’en connaît que quelques tableaux, déformés par ceux qui les racontent et qui, au surplus, ne savent pas toujours de quoi ils parlent car ils n’ont parfois rien compris. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais vu, par exemple, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain. Plaisanterie, bien entendu : je n’ai jamais vu ce film parce que je déteste les bons sentiments, ainsi qu’Audrey Tautou que, comiquement, j’appelle Audrey Toutou.
Parlant de toutou, le chien met ces temps-ci une éternité à faire ses besoins.
Judith a acheté des bonbons pour les enfants d’Halloween ; je manque de tomber à la renverse, tant cela me paraît incongru. J’en mange le plus possible, le plus vite possible, car j’estime préférable de les consommer que de les donner aux enfants du voisinage encouragés par leurs parents à mendier. Une pensée fugitive en engloutissant un nounours à la guimauve : représenter à l’occasion l’enfer sous la forme d’un escape game ayant pour thème Halloween.
Nausée. Trop de nounours.
Des adultes déguisés et systématiquement grimés en morts-vivants : les romains adultes se déguisaient-ils avant la chute de l’Empire ? Si oui, elle était souhaitable.
Barbara purge les radiateurs du salon, qui ne fonctionnent plus depuis plusieurs jours à présent. Je la suis, un récipient à la main, afin d’avoir le sentiment de faire moi aussi quelque chose d’utile.
Enfin, nous réservons des billets d’avion pour Lisbonne. Au moment de payer, on me propose de m’acquitter d’un supplément afin que Barbara et moi voyagions côte à côte. Ceci est véritablement la chose la plus inutile pour laquelle je pourrais payer. Barbara souffre en effet d’une forme étonnante de mal des transports, une forme de locked-in syndrom** je suppose ; elle se renferme sur elle-même et ne communique plus que par grognements agressifs. Il m’est arrivé de traverser la moitié de la planète dans ces conditions, sans pouvoir échanger la moindre parole avec elle. Je m’ennuyai énormément. Une autre fois, nous étions sur un bateau à la recherche de baleines que nous n’avons jamais vues ; Barbara les aura effrayées avec ses grognements. Lisbonne donc, où j’emprunterai les mêmes rues que Pessoa.
Barbara ne cesse de descendre ouvrir la porte aux enfants-mendiants qui sonnent ; je suis exaspéré.
Lu La vraie vie, d’Adeline Dieudonné. Ce n’est pas franchement nul, mais tout de même un peu ; les arcanes des succès populaires sont obscures et mystérieuses. Le succès du livre tient probablement aux thèmes qu’il aborde (adolescence, féminité, mort, violence, sexe) de façon beaucoup moins nunuche que d’habitude. Ce qui est plaisant, tout de même, c’est qu’il a connu un succès populaire avant que ces feignasses de journalistes, qui ne l’auraient certainement pas découvert par eux-mêmes, car ils étaient occupés à lire le dernier Nothomb, ne le passent à la moulinette à faire des articles convenus sur la surprise de la rentrée littéraire.
1884 : Mort à 25 ans de de la diariste, peintre et sculptrice Marie Bashkirtseff. Elle avait toujours eu le sentiment d’une catastrophe prochaine. Quelques mois avant sa mort, elle note d’ailleurs ceci en introduction de son Journal :
Si j’allais mourir, comme cela, subitement, je ne saurais peut-être pas si je suis en danger, on me le cachera… Il ne restera bientôt plus rien de moi… rien… rien ! C’est ce qui m’a toujours épouvantée. Vivre, avoir tant d’ambition, souffrir, pleurer, combattre, et, au bout, l’oubli !… comme si je n’avais jamais existé… Si je ne vis pas assez pour être illustre, ce journal intéressera toujours : c’est curieux, la vie d’une femme, jour par jour, comme si personne au monde ne devait la lire, et, en même temps, avec l’intention d’être lue.
Elle avait inspiré Barbellion pour son Journal d’un condamné***.
Je suis un peu amoureux de Marie Bashkirtseff.
* Il n’est que Barbara pour avoir lu tous les classiques à un jeune âge.
** Syndrome de la loque du dedans.
*** J’avais consacré une courte infolettre à cet émouvant diariste, on pourra s’y reporter en suivant ce lien.
Jeudi 1er novembre
Lu la Sonate à Kreutzer de Tolstoï.
Comme de juste, impossible d’écrire après ça.
J’aimerais avoir connu Marie Bashkirtseff ; je serais passé la chercher à Vespa, j’aurais klaxonné en bas de chez elle ; une fois descendue, sautillante et légère, elle aurait enfourché la selle, passé ses bras autour de ma taille, et nous aurions pris le chemin d’une réunion de l’antenne bordelaise de l’Association des hypersensibles ; elle aurait ôté alors son casque, secoué ses cheveux, et dit face à l’assemblée médusée et muette, timide en réalité, car hypersensible :
C’est une nature malheureuse que la mienne : je voudrais une harmonie exquise dans tous les détails de l’existence. Souvent, des choses qui passent pour élégantes et jolies, me choquent par je ne sais quel manque d’art, de grâce particulière… Des futilités ? Tout est relatif, et si une épingle nous fait autant de mal qu’un couteau, qu’est-ce que les sages ont à dire ?
Il fait froid dans le salon.
Don Quichotte est le plus grand livre du monde.
Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture, que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extravagances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde.
J’ignorais que Cervantès eût une vie si incroyablement aventureuse : soldat, il perd l’usage de sa main gauche à la bataille de Lépante avant d’être capturé par les barbaresques et retenu captif à Alger d’où il tentera, parfois de façon rocambolesque, de s’évader à quatre reprises. Il y demeurera 5 ans jusqu’au paiement de la rançon par sa famille. Une fois rentré en Espagne il est incarcéré, et c’est durant son séjour en prison que l’idée de Don Quichotte commence à l’habiter. Il gagne Madrid une fois libéré, y reste jusqu’à sa mort sans grand moyens, et sans imaginer à quel point il marquera l’histoire de la littérature.
1892 : Naissance du champion d’échecs Alexandre Alekhine. Sa vie de russe blanc en exil est un véritable roman : après la Révolution russe, il est arrêté une première fois et échappe au peloton d’exécution car, selon la légende, il aurait accepté de jouer une partie contre Léon Trotsky. Arrêté une seconde fois, il s’en tire de nouveau et parvient à quitter définitivement la Russie pour Berlin d’abord, puis pour la France. Il a déjà participé à de grands tournois internationaux, talonnant l’impressionnant futur champion du monde Capablanca dit L’invincible, dit La machine, car il ne commet jamais d’erreurs et, partant, ne perd jamais. Lorsque Capablanca gagne le championnat du monde en battant Lasker, Alekhine devient son challenger naturel. Alekhine est fou de rage suite aux propos tenus par Capablanca prédisant la mort du jeu d’échecs car, selon lui, entre très forts joueurs, et à moins d’une légère erreur, une partie ne pouvait se conclure que par la nulle. Les échecs seraient trop simples. Alekhine, ne pouvant supportant l’idée qu’un homme ayant une telle conception de son art soit champion du monde, entreprend donc de sauver les échecs. Il parvient à battre Capablanca en 1927* au cours d’un match à Buenos Aires qui dura plus de deux mois. Il n’est ensuite pas pressé d’accorder sa revanche à Capablanca ; il choisit plutôt d’affronter un jeune joueur hollandais du nom de Euwe. Mais Alekhine a sombré dans l’alcoolisme, aussi perd-il son titre, à la surprise générale. Il arrête de boire, et le reconquiert deux ans plus tard. Il règne ensuite sur le royaume échiquéen jusqu’à la guerre, durant laquelle le titre de champion du monde n’est pas remis en jeu. On dit qu’il collabore avec les nazis ; des articles soutenant l’idée que les juifs manqueraient de force de conception et de courage en matière d’échecs sont en effet publiés sous son nom. Il s’en défendra plus tard, affirmant que pas une ligne n’était de sa main. Vers la fin de la guerre, il quitte son château de Dieppe pour émigrer Portugal où il fait une grave dépression nerveuse. Il y meurt en 1946, probablement étouffé par un morceau de viande, au moment où il venait de donner son accord pour remettre en jeu son titre de champion du monde contre Botvinnik. La tombe d’Alekhine est au cimetière du Montparnasse, et je m’y suis bien entendu recueilli. Il faut dire que j’ai longtemps opté pour la défense Alekhine durant ma carrière de joueur. Il s’agit pour les noirs d’inciter les pions blancs à avancer pour chasser un cavalier baladeur qui se déplace durant plusieurs coups successifs, ce qui n’est habituellement pas conseillé ; par la suite, il s’agira d’attaquer ces pions avancés en misant sur les difficultés qu’auront les blancs à les soutenir. En retour, ces mêmes pions blancs avancés privent les noirs d’espace, finissant par les étouffer si l’on y prend garde, et le joueur qui les mène doit posséder des nerfs d’acier ; c’était précisément l’objet de ma demande à Alekhine face à sa tombe.
* La Fédération française des échecs ayant oeuvré pour accélérer sa naturalisation, Alekhine était donc français quelques semaines avant de remporter son titre contre Capablanca.
Vendredi 2 novembre
Barbara et moi partons pour l’Ariège.
Alors que nous sommes presques arrivés à l’auberge où nous avons choisi de demeurer jusqu’à dimanche, nous voyons sortir de la brume pas moins de deux cerfs, cinq biches et un blaireau. Un très gros chien nous accueille et nous mène jusqu’à notre chambre, une sorte petite maison dont l’intérieur boisé rappelle un chalet, donnant sur un magnifique panorama de montagne que nous ne pouvons que deviner pour le moment. Notre propre chien, qui n’a pas pour habitude de dormir dans la même pièce que nous, pousse un chant de frustration lorsqu’il nous voit tous deux sur le lit ; sa joie est immense lorsque nous lui donnons l’autorisation, exceptionnelle, de nous rejoindre. Son regard pétillant de bonheur, la simplicité et l’immédiateté de son être, me font songer que nous tenons là l’exact opposé d’un adolescent.
La salle de bains attenante est chauffée par une soufflerie que l’on actionne en tirant une ficelle. Je la tire donc, mais la soufflerie ne semble plus vouloir s’arrêter. Il nous faut appeler la réception, où l’on nous apprend qu’il faut patienter car cela peut prendre un peu de temps. Je patiente une dizaine de minutes puis, impatient, je tire à nouveau sur la ficelle. Comment savoir à présent si je n’ai pas relancé le processus ? Enfin, je promets à Barbara de ne plus rien toucher, et je me couche. Longtemps après, la soufflerie s’arrête mais ce sont les ronflements du chien qui prennent sa suite et troublent le silence des montagnes. Rapport sexuel (avec Barbara).
Lu Frère d’âme, de David Diop. J’ai entendu à la radio Nelly Kaprièlian tenir des propos mitigés au sujet du livre. Cette femme, que je hais de tout mon être, a l’étrange pouvoir d’être un négatif littéraire ; si elle aime un livre, je peux parier à coup sûr qu’il est minable et pétri de bons sentiments. Si, au contraire, elle dit du mal d’un autre, je peux être certain qu’il s’agit un bon livre, raison pour laquelle elle n’y a rien compris. En l’espèce, il s’agit de l’histoire d’un tirailleur sénégalais rendu sauvage par les horreurs de première guerre mondiale. J’ai noté, sans réelle surprise, que Nelly Kaprièlian aura attendu la lecture de ce livre pour apprendre l’existence du corps des tirailleurs sénégalais et, pire, qu’on utilisait ces pauvres bougres comme chair à canon. Je crains pour sa santé mentale, a priori d’ores et déjà chancelante, lorsque quelqu’un lui parlera des harkis d’Algérie. Quelle époque décevante : une femme si manifestement limitée culturellement, invitée à tenir tribune dans une émission de grande écoute consacrée aux livres. À sa décharge, elle n’est pas la seule attardée à intervenir dans l’émission en question, mais n’y a-t-il donc réellement personne de compétent à interroger ? Pourquoi pas, je ne sais pas moi, Pierre Jourde* ?
1930 : Haïlé Sélassié Ier est sacré negusä nägäst d’Éthiopie à Addis-Abeba. Est-il encore utile de présenter Jah sur terre, et de redire ce qu’il représente pour les rastafariens ?
* Son blogue est délicieux, bien qu’il n’y soit pas question de confiture contrairement à ce que son intitulé pourrait donner à penser.
Samedi 3 novembre
Promenade en forêt par les chemins enchanteurs de l’Ariège.
Je croise beaucoup d’imposants tas d’excréments que j’attribue à des cerfs.
Barbara, fine mycologue, trouve des champignons comestibles. Je lui demande : Mais enfin, Barbara, tu ne vas tout de même pas demander à notre aubergiste de cuisiner ces champignons ? Elle me répond : Si, bien sûr. Pourquoi pas ? Je n’ai pas la réponse à sa question.
Nous montons jusqu’à un sommet et, tandis que nous redescendons, je déclenche à l’aide d’un bâton deux pièges à mâchoires de fer entre lesquelles un chasseur avait placé un oeuf pour attirer renards ou blaireaux, je ne sais exactement. Le bruit des mâchoires qui se referment me glace le sang ; je suis fier de cet acte de vandalisme qui aura peut-être sauvé une vie, pour aujourd’hui du moins.
Tandis que nous prenons notre goûter, une tarte aux myrtilles, Barbara fait passer ses champignons à l’aubergiste, qui est également le cuisinier ; il salue leur qualité, et propose de nous les cuisiner le soir-même pour l’apéro, d’autant qu’il doit nous concocter un menu adapté puisque nous sommes végétariens. Au dîner, après nous avoir servi les champignons délicieusement cuisinés, il nous informe de ce qu’il a préparé du poisson ; il ouvre de grands yeux lorsque nous lui apprenons que les végétariens ne mangent pas de poisson non plus. Silence. Il ne nous chasse cependant pas à coups de fusil, bien qu’il fût chasseur ; au contraire nous sert-il un délicieux et réconfortant plat de pommes de terres au fromage. Je n’aborde pas le sujet du véganisme. Il faut de tout pour faire un monde, conclut-il pacifiquement. Comment lui donner tort ? Bien sûr, en réfléchissant un peu, je pourrais trouver de nombreux contre-arguments, mais nous sommes si bien dans cette auberge.
1957 : la chienne Laïka devient le premier être vivant à voyager dans l’espace*. Elle a survécu 7 heures avant de mourir dans d’atroces souffrances tenues secrètes par ses bourreaux soviétiques. J’ai lu la terrible histoire de Laïka pour la première fois dans mon livre de lecture de la petite école, en première année de cours élémentaire ; j’en avais eu les larmes aux yeux*. Barbara m’a offert un sweat-shirt sur lequel figure le portrait de Laïka, dont j’honore donc la mémoire toutes les fois que je le porte.
* À bord de Spoutnik II.
** La même année, je lisais Le roman de Miraut, chien de chasse, et je pleurais plus encore. Une femme maudite fait ingérer une éponge à Miraut ; celle-ci gonfle dans son ventre jusqu’à le tuer à l’issue d’une douloureuse agonie. Heureusement que les enfants ne lisent plus à l’école : ils sont certes idiots — mais à quoi leur servirait de ne pas l’être dans ce monde, si ce n’est à causer leur malheur — mais au moins ne songent-ils pas à se suicider parce qu’on a tué un chien innocent, et que cela heurte leur sens de la justice.
Dimanche 4 novembre
L’aubergiste est en short, comme chaque matin. Je suppose qu’il pratique le jogging quotidiennement à l’aube, mais ses chaussettes ressemblent plutôt à des chaussettes de rugby, je ne puis l’affirmer avec certitude. Nous sommes les derniers clients de la saison ; il va fermer l’auberge pour la morne saison et se consacrer à ses enfants ainsi qu’à la chasse. L’homme est en effet spécialiste de l’approche, à tel point qu’il est le héros d’un documentaire consacré à sa passion. Je lui dis que j’ai ce projet de livre dont le héros évolue sur fond rural, dans lequel j’aimerais parler justement de ce type de chasse. Nous évoquons le grand cerf et tombons d’accord sur quelques points, même si son admiration à lui va jusqu’à boulotter le cerf, une fois tué et cuit dans la cheminée qu’il me désigne du doigt.
J’aimerais tout de même passer plusieurs mois dans cette auberge.
Nous partons à regret, et faisons halte dans le premier virage : en bord de route se tient une cahute apicole, astucieuse mais dangereusement placée, où nous achetons de nombreux pots de miel pour nous consoler, auprès d’un couple de passionnés qui nous montre ses ruches et nous parle longuement des abeilles et des fleurs de la région. La discussion fut extrêmement intéressante, instructive, mais la retranscrire ici m’apparaît au dessus de mes forces du moment.
Barbara souhaite se rendre dans un village des environs pour y visiter les ruines d’une sorte de monastère qu’un abbé mystique adorateur de l’Egypte avait fondé à la fin du dix-neuvième siècle, et qui a compté jusqu’à plusieurs centaines de fidèles avant que l’évêque ne décide de tout faire sauter dans les années cinquante. Nous marchons dans la boue ; mes chaussures sont si lourdes que je n’ai plus la force de lever les pieds pour continuer mon chemin. Nous ne trouverons jamais les vestiges de la crypte dédiée à Isis. Je mettrai longtemps à ôter la boue de chacune des rainures de ma semelle au moyen d’un petit bâton, car celui-ci ne cessera de se casser en deux.
1919 : Décès de Sophie Tolstoï. J’entre en état végétatif à chaque fois que je lis Tolstoï, alors le recopier entièrement pour mettre ses manuscrits au propre, comme elle le faisait, évidemment, il y a bien là de quoi mourir. Ménager Barbara avec les relectures.
Lundi 5 novembre
Je porte un sommier et un matelas avec de grandes difficultés jusqu’au troisième étage d’un immeuble, puis je me rends chez le psychiatre. Nous parlons de création. Je lui dis : Docteur, écrire m’est une terrible souffrance. Il me répond, comme le lecteur s’en sera douté à présent qu’il est familier du manque d’imagination de cet homme : Pourquoi écrivez-vous, alors ? Silence. Je lui réponds : Mais parce que je souffre Docteur. Satisfait d’avoir inventé le mouvement perpétuel, j’enchaîne : Et puis j’en ai marre de la clarinette. Je n’ose pas le dire à ma professeure parce qu’elle est très gentille. Silence. Mais enfin Docteur, je ne vais quand même pas lui envoyer sa clarinette en travers de la gueule ? Silence. Vous avez raison, je devrais lui dire que je n’ai plus le coeur à la clarinette. Silence. Ne va-t-elle pas être trop triste ?
Dans la rue j’écris à ma professeure de clarinette.
Pressé d’uriner, je découvre une fantastique adresse où, moyennant la somme de deux euros, on se voit servir une formule café-croissant augmentée d’un canelé. Le journaliste Alexandre H. me demande si je n’aurais pas, par hasard, de bonnes adresses à lui recommander à Florence où il se rend sous peu. Je lui réponds donc, avec le sentiment de partager un secret, qu’il y a là-bas une magnifique parfumerie, dont je suis client, où l’on crée et commercialise de merveilleuses et originales fragrances. Alexandre H. me fait comprendre qu’il n’est pas intéressé, qu’il songeait plutôt à des adresses où s’alcooliser, et cela me semble constituer une nouvelle et parfaite illustration des raisons de la crise que traverse le journalisme contemporain.
Un petit oiseau se poste sur ma table, à quelque centimètres de moi, et picore les miettes de mon croissant pour mon plus grand plaisir. Il volète jusqu’à une table voisine où un gros homme mal attifé, souffrant de calvitie, le chasse d’un revers de la main. Que pourra-t-il bien vivre aujourd’hui de plus important, de plus beau que cela, pourtant, un oiseau venu picorer sur sa table ? Là où prospère l’alopécie, s’enfuit la poésie, noté-je dans mon petit carnet.
1948 : naissance de Bernard-Henry Lévy, fort heureusement compensée par celle de Daniel Guichard.
Mardi 6 novembre
Message de mon amie et co-scénariste Bucket, qui m’interroge sur ce que je suis en train de faire : Je suis en chemin pour restituer ma clarinette, que je louais auprès de ma professeure, car je ne peux pas être à la fois scénariste et clarinettiste. Cela me prend trop de temps. C’est un mensonge, évidemment : je n’ai pas touché mon instrument depuis des mois. Bucket répond après un temps : Woody Allen y arrive bien, lui. Jah, elle a raison ; comme s’il ne pouvait se contenter d’avoir fait de ses perpétuelles jérémiades autocentrées un succès planétaire, il faut encore qu’il me fasse sentir sa supériorité sur le terrain de nos nos hobbies. Je réponds à Bucket : Qu’on s’étonne après ça j’aie toujours voulu être juif. Bientôt peut-être j’apprendrai que Philip Roth était ceinture noire de krav-maga, Kafka champion d’échecs, et Proust marathonien. Ne pourraient-ils se contenter de leur génie ?
Je restitue la clarinette à ma professeure, après lui avoir fait la bise pour la première fois de mon existence, car l’heure est à la solennité. J’essuie une larme en lui promettant de laisser un commentaire positif dans le livre d’or de son site Internet. Sur le trottoir, devant le portail de son domicile que je ne franchirai plus jamais, j’ai le sentiment que m’attend qu’une nouvelle vie, vierge de couacs et pleine de potentialités.
À la librairie on attend Marc Dugain pour une conférence à laquelle je n’assisterai pas, car elle ne m’intéresse pas. Absorbé par le choix d’un ouvrage de Robert Walser, j’écoute distraitement un homme qui parle sans arrêt à la libraire. Je tourne la tête dans sa direction : c’est manifestement un original, car il porte un short malgré le froid ainsi que de grosses chaussures de type randonnée. C’est un passionné, mais je ne sais de quoi exactement : écologie, collapsologie, quelque chose dans ce goût là. Il parle à la libraire d’un manifeste dont elle n’a jamais entendu parler et veut à toute force lui en noter le titre et l’auteur sur un papier. Il dit : C’est pour vous, car en termes de… et il enchaîne, sans achever sa phrase, avec le résumé d’un livre sur l’écocide en cours. Enfin, j’apprends que lui-même publie des livres sur l’effondrement à venir. Mais je veux tout de même donner un peu d’espoir aux gens, ajoute-t-il. Mais alors, pourquoi porte-t-il un short ? C’est son short, l’effondrement.
Échanges numériques avec l’écrivain Romain Meynier, auteur de Revoir Marceau, amateur de la présente infolettre et connaissance de Philippe Jaenada. Il m’apprend qu’il a fait part de l’existence de cette dernière à ce dernier. Je regrette immédiatement d’avoir écrit que Jaenada racontait sa vie, qu’il se noyait dans un verre d’eau, et même qu’il avait grossi, ainsi que d’autres propos diffamatoires. Fort heureusement je n’ai jamais écrit cette histoire dans laquelle j’imaginais me mettre en scène, victime d’une agression physique de sa part et de celle d’Emmanuel Carrère. À propos d’Emmanuel Carrère : mes lecteurs les plus fidèles savent que je le jalouse également, ainsi que le démontre un texte que j’ai écrit il y a environ deux ans, intitulé Emmanuel Carrère se masturbe ; je vais tenter de le retrouver afin de le retranscrire.
1717 : Jean-Sébastien Bach est emprisonné par le duc de Saxe-Weimar pour avoir accepté le poste de maître de chapelle à la cour du prince Léopold d’Anhalt-Köthen. Il faut dire qu’il avait déjà doublé ses appointements pour éviter que Bach n’accepte une offre d’emploi à la cour du roi de Pologne, et que ça commençait à bien faire.
Mercredi 7 novembre
J’évolue tranquillement vers le salon lorsque Judith se jette littéralement en travers de mon chemin en criant d’une voix affolée : Ne vas pas devant la télé, il y a les marseillais mais c’est pas de ma faute. Cette brave enfant veut-elle m’éviter un infarctus, ou craint-elle de se faire tancer ? Quoi qu’il en soit, je préfère suivre son conseil.
Un peu plus tard, alors que la télévision est éteinte, nous écoutons le dernier tube d’Ariana Grande, en souvenir de ce concert auquel nous avions assisté ensemble. Je mange des bonbons car je suis déprimé : de façon générale bien sûr, mais aussi par mon amour à sens unique pour Ariana Grande.
Au dîner, durant lequel je ne mange presque rien à cause des bonbons, Judith et Sasha me parlent d’un musicien du conservatoire qui accompagne les différents cours de danse en jouant de divers instruments. Il s’appelle Jean-Patrick, mais ces pestes d’élèves l’affublent du sobriquet de Jean-Patte. Le pauvre homme croit certainement que les élèves du cours de danse s’intéressent à la musique, avec toutes ces questions qu’elles lui posent. En réalité, elles ne les posent que parce qu’il se lance alors dans d’interminables exposés, durant lesquels le cours de danse est interrompu, ce qui leur permet de se reposer plus longtemps. J’imagine le pauvre Jean-Patte, ignorant qu’il vit en réalité dans la caverne de Platon, se vanter le soir au dîner de ce que ses élèves sont extrêmement curieux et avides de savoir, quoi qu’on dise sur les jeunes d’aujourd’hui. Non vraiment, elles posent un tas de questions, tu devrais voir ça. Tiens tu peux me resservir du tofu aux algues s’il te plaît ? C’est bien du local ?
1886 : Naissance du grand joueur d’échecs Aaron Nimzowitch. S’il n’a jamais réussi à remporter une partie contre Capablanca, il a cependant battu Alekhine. Il est le fondateur de l’école hypermoderne et a mis en lumière l’importance de concepts tels que le contrôle indirect du centre, le blocage, la surprotection, le louvoiement, le développement élastique, et ainsi de suite. On lui attribue la fameuse phrase entendue vingt fois par jour dans les cercles d’échecs : La menace est plus forte que l’exécution, mais il n’en est pas l’auteur. On lui doit de nombreuses contributions à la théorie des ouvertures et notamment la réhabilitation de la variante d’avance de la défense française, que, tout comme la défense Alekhine, j’ai pratiqué avec bonheur. Il s’agit, pour les noirs cette fois, de faire le pari que leurs pions avancés comprimeront suffisamment la position des blancs pour remporter la partie avant que ceux-ci ne parviennent à détruire ces avant-postes. Je me souviens fort bien d’une partie de compétition que je perdis de justesse contre un sosie de l’amuseur Stéphane Collaro, mieux classé que moi. Son soulagement à l’issue de la partie n’avait eu d’égal que la condescendance avec laquelle il avait traité mon choix d’ouverture et le fait que j’avais accepté, à dessein, de me laisser infliger des pions doublés afin de renforcer mon centre. Il s’en est fallu de si peu pour que je remporte une éclatante victoire. Nimzovitch était à cette époque mon joueur favori. J’avais même nommé mon cactus géant en son honneur.
Jeudi 8 novembre
Je croise au restaurant Monsieur Grosse Commission. Il s’agit du directeur du conservatoire de Bordeaux, que j’appelle ainsi car, un jour de grève à l’école, il a sonné à ma porte pour me confier sa fille, une amie de Judith, comme si je n’avais rien à faire. Il m’avait dit : Je vous la dépose, j’ai une grosse commission aujourd’hui. À aucun moment il ne s’était inquiété de savoir si je n’aurais pas, moi aussi, une grosse commission, ou même une petite. Judith et la fille de Grosse Commission étant très amies à cette époque, j’avais accepté de bonne grâce. Depuis, elles ne s’adressent plus la parole. Cela se produit régulièrement : un jour, on vous présente Machine ou Truc comme sa meilleure amie à la vie à la mort, et le lendemain on ne veut plus jamais en entendre parler parce qu’elle a répété à Bidule un secret qu’on lui avait confié ; bref, depuis que je ne m’investis plus du tout émotionnellement je ne m’en porte que mieux. Grosse Commission fait semblant de ne pas me reconnaître, comme toujours. Il déjeune avec une jolie femme en prenant des airs importants et détachés.
Pendant ce temps, Bucket a déjeuné avec Antoine le Parfait. Jah, les lui faut-il donc toutes ?
Travail avec Bucket. Après quoi nous nous rendons Barbara et moi chez une avocate dont le chien, alors que la consultation s’éternise, se lève et se met à nous hurler dessus. L’avocate, gênée, a beau répéter stupidement Jacques, Jacques arrête, il continue jusqu’à ce que nous vidions les lieux.
1847 : Naissance de Bram Stoker, auteur du fameux Dracula. Je lui dois de ne pouvoir être dehors les soirs de pleine lune sans trembler de peur, ce qui est quelque peu crétin puisque, comme chacun sait, ce sont les loups-garous qui sortent les soirs de pleine lune.
Vendredi 9 novembre
Dans un demi-sommeil, je vois très distinctement trembler ce nom écrit en lettres de feu : Bruce Perroult-Schtroumpf. Il s’agit, dans mon rêve, d’un homme très haut placé dans une multinationale, portant costume, chemise blanche et cravate. Il est doté d’une grande énergie, d’une impressionnante capacité de travail, et il sait toujours quoi faire. Ce que je ne m’explique pas, c’est le caractère ridicule de son nom. Pourtant, personne ne le relève parmi les quelques personnages secondaires qui peuplent mon rêve. Moi-même, au réveil, il ne m’amuse pas. Bruce Perroult-Schtroumpf est si sérieux, si efficace, que personne n’aurait l’idée de se moquer de lui. Je puise dans mes connaissances Jungiennes pour tenter de comprendre d’où peut bien avoir surgi cet alter ego dynamique.
Je grelotte dans le salon, concentré sur une tâche difficile, lorsque j’entends un pas lourd dans l’escalier ; aussitôt une voix s’élève et crie : C’est l’homme au chapeau. Il s’agit en réalité du plombier, qui se déplace enfin. Il porte en effet un chapeau que je ne lui avais jamais vu sur la tête ; il doit en être si fier qu’il le claironne pour le cas où on ne le remarquerait pas, ce qui est impossible car il ressemble à Zorro. L’homme au chapeau se déplace de radiateur en radiateur tout en réfléchissant à haute voix, m’empêchant bien entendu de travailler. Enfin, il dit : Tout est bon au niveau des radiateurs, ça doit être la chaudière. Sûrement le circulateur. Qui c’est qui s’occupe de la chaudière ? Il doit s’agir d’une question rhétorique, car lorsque je lui réponds, cela ne change rien à l’affaire. De plus, elle a récemment été révisée. Il se met alors à me raconter son dernier chantier, tandis que je danse d’impatience d’un pied sur l’autre. Lorsqu’il repart enfin, il fait toujours aussi froid dans le salon. Je suis désemparé, et je me surprends à me demander : Que ferait Bruce Perroult-Schtroumpf ?
1936 : Naissance du champion d’échecs Mikhaïl Tal, surnommé le magicien de Riga. Il n’a que 23 ans lorsqu’il bat Botvinnik, le successeur d’Alekhine, devenant ainsi champion du monde. Il faudra attendre Kasparov pour voir l’avènement d’un plus jeune champion du monde (22 ans). Tal avait un style flamboyant, fait de sacrifices, et il tient une place à part dans le coeur de tous les joueurs d’échecs. Ses sacrifices n’étaient pas toujours corrects, mais ils étaient toujours superbes et surprenants ; et puis encore fallait-il être capable de les réfuter devant l’échiquier. Lorsqu’on lui demandait comment il pouvait laisser autant de pièces en prise, il répondait : Il ne peut en prendre qu’une à la fois. Il devint champion d’URSS en tenant le pari de sacrifier une pièce dans chaque partie. Son regard était si pénétrant que certains adversaires, de peur d’être hypnotisés, préféraient jouer contre lui avec des lunettes noires. Il était tout à la fois gros fumeur et gros buveur, ce qui contribua malheureusement à détraquer encore une santé déjà fragile. Je bois, je fume et je cours les filles, mais le jeu par correspondance est un des vices que je n’ai pas, disait-il. On l’imagine mal, en effet, attendre le coup de son adversaire pendant des jours. Ce n’est pas pour rien qu’il fut aussi champion du monde de Blitz, largement devant ses cadets Karpov et Kasparov.
Samedi 10 novembre
J’ai retrouvé le texte intitulé Emmanuel Carrère se masturbe.
Emmanuel Carrère se masturbe.
Voici une scène qui se joue parfois au sein de mon ménage : Barbara et moi lisons tranquillement côte-à-côte. J’ignore ce qu’elle lit. Puis je l’entends pouffer de rire. Elle tourne quelques pages et pouffe à nouveau. Elle pose son livre sur sa poitrine, lève des yeux rêveurs au plafond, et dit : Mais qu’il est drôle. Je sais alors qu’elle lit le dernier livre d’Emmanuel Carrère. Je me suis donc enfin plongé dans la lecture des livres d’Emmanuel Carrère, afin de découvrir ce que Barbara pouvait bien lui trouver à la fin. Du reste, je ne pouvais plus me contenter d’arguments tels que : Ben subtil mon cul lorsqu’elle usait de cet adjectif pour qualifier l’équilibre de ses livres, entre anecdotes relatives à sa vie privée et progression générale du récit. Non, j’avais besoin d’arguments plus solides. Malheureusement, au fil des opus, je me trouvais tant de points communs avec Emmanuel Carrère que je ne pouvais sérieusement le critiquer sans remettre en cause ma propre façon d’être. Il m’aurait fallu une très grande mauvaise foi pour critiquer les livres que j’avais lus. Je ne pouvais pas dire, par exemple : Il raconte toujours la même chose ; c’est précisément ce à quoi je m’applique ici même, et ce que font tous les auteurs que j’affectionne. Pas plus que je ne pouvais dire : Il manque de modestie ou bien encore : Il se réserve le beau rôle. Il se flagelle comme personne. Je me souviens du soir où, piqué d’honnêteté sans pour autant renoncer à toute mauvaise foi, je déclarai à Barbara : C’est vrai c’est pas mal en fait ton Emmanuel Carrère, là. Elle se contenta, en guise de réponse, de jeter un oeil goguenard à la volumineuse pile de livres d’Emmanuel Carrère sur ma table de chevet. Mais j’ai un esprit de contradiction très développé, et c’est pourquoi il me fallait continuer à lire Emmanuel Carrère afin de pouvoir enfin le critiquer. J’y parvins en lisant Le royaume. Il y a dans ce livre un passage où l’auteur se masturbe en regardant sur internet la vidéo d’une femme qui se masturbe, elle aussi. Il est fasciné par cette femme au sujet de laquelle il emploie des mots très crus qui n’ont pas leur place ici — je ne suis pas Emmanuel Carrère. Il imagine un tas de choses au sujet de cette femme, pour la plupart improbables, comme par exemple : elle semble si sincère et appliquée que les images ont pu être publiées par un amant indélicat. Il écrit à sa compagne qu’il s’est masturbé devant la vidéo de cette femme, parce qu’elle est tellement patati et patata. Sa compagne lui répond, et Emmanuel Carrère inclut cette réponse dans le livre. Arrivé là, je me demande ce que tout ceci peut bien avoir à faire avec les premiers amis de Jésus, mais Emmanuel Carrère peut bien publier sa correspondance pornographique — c’est son livre après tout. Cependant, grâce aux informations assez précises qu’il égrène dans son récit, j’ai pu dénicher la vidéo en question. Je l’ai trouvée d’une extraordinaire platitude. Et là, de deux choses l’une : ou bien Emmanuel Carrère a beaucoup exagéré pour les besoins de son récit, ou bien il a été impressionné à bon compte. Quoi qu’il en soit, je pouvais triompher auprès de Barbara : Eh ben dis-donc il a l’air sacrément plan-plan ton Emmanuel Carrère. Je ne manque pas de le lui rappeler toutes les fois qu’elle me parle de lui, même si à vrai dire j’en parle désormais plus souvent qu’elle. J’achève d’ailleurs la lecture de l’ouvrage qu’il a consacré à Edouard Limonov, à qui je pardonne ses inepties sur Nabokov car j’admire sa folie anticonformiste.
Nous réservons un logement pour Lisbonne. Barbara me reproche d’avoir tant traîné que tous les jolis appartements qu’elle avait mis de côté ne sont plus disponibles. J’ai beau lui en montrer de plus beaux encore, elle leur trouve toujours des défauts rédhibitoires et m’accuse d’être bloqué dans les années quatre-vingt-dix au niveau de la déco. Cela semble malheureusement être le cas de bien des lisboètes.
Pour me faire pardonner, je lui propose des choses à faire pour la journée de demain. Elle n’est tentée par rien, pas même un concert d’orgue à l’église à la mémoire des victimes de la première guerre mondiale.
1912 : Mort de Louis Cyr, homme fort. J’ai dans ma bibliothèque une très intéressante biographie de cet homme hors du commun. Outre ses nombreux exploits physiques, ll serait à l’origine, d’après un certain Désautels, animateur à Radio-Canada, de la loi du Square Chaboillez : alors qu’il était policier à Montréal, quelqu’un vient le trouver pour lui dire qu’un cheval est mort dans le carré Chaboillez. Le collègue de Cyr, dressant son rapport, demande à ce dernier comment diable on écrit Chaboillez. Cyr, ne pouvant lire la plaque de là où il est, ramasse le cheval et le porte jusqu’au coin de l’autre rue. Voilà, dit-il : le cheval est mort dans la rue Notre-Dame. Telle est la loi du square Chaboillez, qui dicte de contourner le problème plutôt que de faire ou dire une bêtise.
Dimanche 11 novembre
Le sentiment de paranoïa que j’éprouve depuis le lever s’accroît tout au long de la matinée. Au marché, puis à la brocante, j’ai l’impression que Barbara me critique sans arrêt et que les badauds se sont donné le mot pour me bousculer sans relâche. Je rentre à la maison décharger le caddie de ses légumes et une fois pris le temps de me calmer, je rejoins Barbara pour notre thé à la menthe dominical.
Je repère, à l’étal de mon bouquiniste favori, une édition ancienne en quatre tomes de Don Quichotte affichée au prix de cinquante euros, dans la traduction de Jean Babelon. Je voulais justement changer la mienne, car je trouvais la traduction d’Aline Schulman trop moderne et qu’il me semblait que le plus grand livre du monde méritait mieux qu’une édition de poche. Je demande au bouquiniste s’il consentirait à me faire un prix. Il réfléchit puis me répond : Trente euros, pour un client fidèle. Je ne sais ce qui me rend le plus heureux : cette superbe édition à un si bon prix, ou le fait qu’il me tienne pour un client fidèle. Toutes mes peines sont oubliées. Barbara, pour sa part, a acheté trois albums d’Astérix ; bienheureux les simples d’esprit.
Les effets personnels des locataires qui devaient partir à potron-minet sont toujours dans la salle de bain attenante à leur chambre. Ils ne répondent pas au téléphone. Leur serait-il arrivé quelque chose de grave ? Au dîner nous échafaudons de nombreuses hypothèses, des plus crédibles (moi) aux plus farfelues (Judith). Je me résous à jeter un oeil dans leur chambre afin de voir s’ils ne s’y seraient pas suicidés : personne. Je leur fais parvenir un dernier message : Vous avez peut-être été enlevés, ou victimes d’un accident. Ne vous inquiétez pas, je me rendrai demain à la première heure au commissariat pour signaler votre disparition. Quelques heures plus tard, je reçois un message d’excuses m’expliquant qu’ils se sont trompés dans leur réservation : ils étaient certains de ne partir que le lendemain. Mon explication était la bonne, mais tel Hercule Poirot je ne pavoise pas outre mesure. Ces inconséquents étaient les derniers hôtes que nous recevrons : la chambre change de destination ; fin de ma carrière hôtelière.
Lu Revoir Marceau, de Romain Meynier. Contemplatif, poétique, hilarant. Rares sont les livres mettant en scène un trentenaire abandonné par une femme qui ne soient pas ennuyeux. C’est un reproche qu’on ne saurait faire à Revoir Marceau, que je n’ai pu reposer avant de l’avoir lu d’une traite.
1821 : Naissance de Dostoïevski. Pas hilarant, lui.