Chèr(e) abonné(e),

Henri-Frédéric Amiel écrivait dans son Journal : “Il y a dix hommes en moi, suivant les temps, les lieux, l’entourage et l’occasion.”

Voici celui que j’ai été :

 

24 septembre

Une halte, comme chaque lundi matin, dans un petit café de ce quartier bourgeois de Bordeaux. Je prends le temps de réfléchir aux sujets que j’aimerais évoquer avec mon psychiatre, avec qui j’ai rendez-vous dans quelques minutes — en réalité j’y ai déjà pensé en chemin, au rythme de ma marche jusqu’ici, et j’opère plutôt un choix par élimination. Ma mère ? Oui, un classique incontournable. Mon père ? Épuisé d’avance*. Moi-même ? Autre classique incontournable. Ma vie quotidienne ? Ce serait acquitter un tarif un peu élevé pour me plaindre de ce que Judith et Sasha ne rangent jamais leurs affaires derrière elles, ou que je suis le seul dans cette maudite maison à sortir le chien, à veiller à ce qu’il ne manque jamais de croquettes sans céréales, ou bien encore qu’il reste à jour de ses vaccins et traitements antiparasitaires, alors que tout le monde dit : mon chien, que le chien lui-même ne semble pas voir de différence et qu’il me semble même qu’il dirait, s’il le pouvait : mes humains.

Séance irritante durant laquelle le psychiatre donne son avis personnel sur un sujet d’ordre bassement domestique. Je veux bien qu’il me contredise, qu’il me procure de nouvelles façons de voir les choses ; mais tout de même, son avis personnel, tout taché de lui, dégoulinant de sa biographie, de sa morale, de ses représentations, bref de sa Weltanschauung, c’est autre chose. J’aimerais lui répondre : Écoutez Docteur, si je veux des avis personnels dont je n’ai que faire, je me connecte au réseau Twitter ou je lis un journaliste contemporain, mais je ne me sens pas encore prêt. Aussi lui réponds-je timidement, mais m’affirmant tout de même :  Ah bon, vous croyez ? Peut-être. Je ne le pense pas, cependant. 

À la librairie, où je passe après chacune de ces séances, je n’achète aucun livre bien que j’en feuillette plusieurs, car j’ai l’esprit toujours occupé par l’avis personnel du psychiatre.

Le reste de la journée se passe dans un état de contrariété généralisé.

1631 : Découverte du village inuit de Kinngait par l’explorateur Luke Fox. Il ne pouvait bien évidemment être question pour l’envahisseur de laisser les choses en l’état : le village fut renommé en Cape Dorset, pour la douteuse raison que le comte de Dorset avait financé une préalable expédition (infructueuse) de Fox. Lors d’un voyage au Canada j’ai été littéralement fasciné par des sculptures d’artistes Inuit représentant des ours posés sur une jambe, dans un déséquilibre parfait, saisis dans une attitude évoquant tout à la fois la joie et l’ivresse, et faisant irrésistiblement penser à  la danse — bref les fameux ours dansants du Nunavut. Voici ce que j’en sais : dans la cosmologie inuit, l’univers est peuplé d’êtres vivants — humains, animaux, végétaux — mais aussi de défunts et d’esprits, résidant dans trois mondes différents, mais poreux. Chaque humain est doté d’un souffle vital et d’un esprit qui, à sa mort, intègrent un nouveau corps humain ou animal. Dans ce continuum, chacun est une partie d’un ensemble plus large. Avant que les inuits, à la suite de la contamination civilisationnelle, ne deviennent pour la plupart chrétiens, leurs chamanes servaient d’intermédiaires entre les trois mondes et maintenaient ainsi l’équilibre de l’univers. Pour ce faire, ils appelaient parfois des esprits auxiliaires en dansant et jouant du tambour ; lorsque ceux-ci les rejoignaient, les chamanes pouvaient alors changer leur apparence visible en mélangeant leur esprit, leur souffle vital ainsi que leur corps à celui du puissant ours polaire. C’est ce moment précis que les inuits aiment à sculpter. J’ai offert à Barbara une très belle statue d’ours dansant sculptée par un artiste très connu de Cape Dorset (ou plutôt Kinngait) nommé Johnny Papigatok**.

* Voir envois précédents.

** Des années, et toujours pas de blague vraiment satisfaisante.

25 septembre

Je sursaute sur le lit où je gis, faute d’avoir entendu Barbara frapper doucement à la porte de la chambre. C’est que je porte mon casque anti-bruit — en période de grande sensibilité sensorielle et émotionnelle, comme ces jours-ci, je suis obligé de recourir à ce procédé répandu sur les chantiers pour pouvoir survivre. Elle vient me prévenir qu’il est déjà l’heure de nous rendre à notre déjeuner de travail avec le comptable. Dès mon arrivée au restaurant, je vante les progrès fulgurants de l’industrie de la bière sans alcool, que j’ai constatés récemment. J’en commande une et m’empresse de la faire goûter à mes compagnons afin de prouver mes dires ; mais elle s’avère si décevante que j’ai un peu honte. Durant le déjeuner, l’hôte coréenne que nous accueillons à titre onéreux envoie un message pour savoir si elle peut utiliser la machine à laver le linge. Le fait qu’elle emploie l’article défini la semble indiquer qu’elle pense qu’il existe une telle machine à disposition exclusive des hôtes. Or ce n’est pas le cas : il s’agit, ainsi que le précise l’annonce, d’une chambre indépendante à louer avec salle de bains, water-closets et kitchenette, sans lave-linge. Elle semble pourtant si sûre d’elle que je crains de la décevoir grandement. Je m’interroge ensuite sur la qualité de nos prestations : est-ce donc une pratique si répandue de fournir un lave-linge avec une chambre, qu’elle considère le fait acquis ? Je songe un instant à mentir : Désolé la machine est actuellement hors service, mais vous pouvez me confier votre linge que je laverai alors à l’occasion d’une de nos prochaines lessives dans notre propre machine. Puis je pense : Mais si elle comptait laver des effets extrêmement personnels et intimes comme, par exemple, des petites culottes ? N’est-ce pas indélicat de ma part ? Et si elle en avait besoin avant notre prochaine lessive ? Je m’ouvre de ces problèmes à Barbara cependant que le comptable est aux toilettes. Elle se saisit de ma phablette sans un mot et pianote : Désolée, la location ne comporte pas de machine à laver mais vous trouverez deux excellentes laveries en libre-service dans la rue. Je suis admiratif, mais ne peux m’empêcher de penser : et si la coréenne croit que c’est moi qui ai envoyé ce message à la limite de l’agressivité ? J’ai de ce fait du mal à me concentrer sur les propos du comptable.Je dois aller chercher du pain, dis-je, devant le restaurant, pour écourter les au-revoir le déjeuner achevé.

Sur le chemin de la boulangerie je dérape sur les pavés de la place et je me blesse — j’ai ce matin opté pour de vieilles chaussures encore très jolies, mais dont les semelles sont usées. Mes connaissances en médecine m’autorisent à  diagnostiquer une vilaine élongation. J’arrive  donc en boitant au comptoir pour commander un pain complet et tranché. Le boulanger, qui m’avait confié une fois m’avoir croisé sur les quais alors que je courais extrêmement vite — j’étais de fait en train de faire battre mon coeur le plus vite possible afin d’établir ma fréquence cardiaque maximale, donnée essentielle à la détermination ultérieure des différents seuils à respecter lors de son entraînement — me rend alors la monnaie sur un billet de cinq euros. Je lui dis : Je pense que vous faites erreur, je vous ai donné un billet de dix euros. Il prend un air circonspect ; pour tout dire il semble douter, et à ce doute semble s’ajouter concomitamment la sage pensée du commerçant : le client a toujours raison. Pris d’un doute à mon tour, je vérifie : le billet de dix euros est toujours dans ma poche. Je m’excuse platement, mais son visage demeure renfrogné. Il pense certainement que j’ai tenté de l’escroquer, et j’ai le sentiment que plusieurs années de bonnes relations viennent d’être mises à mal. J’ai l’impression d’avoir perdu un ami. Mais Jah qu’y puis-je ? J’étais encore sous le coup tout à la fois de l’émotion d’avoir dérapé en public et d’une douleur lancinante à l’aine.

Évidemment, fin de journée morose et évitement de la coréenne.

1513 : Vasco Núñez de Balboa découvre l’océan Pacifique. Pauvre Vasco, pouvais-tu te douter qu’un demi-siècle plus tard, ce seraient des milliards de morceaux de plastique et quelques 80000 tonnes de déchets qui flotteraient à sa surface, un véritable pays d’une surface égale à trois fois celle de la France, tuant poissons, tortues et mammifères marins. J’avais été interpellé par une campagne de communication visant à faire reconnaître par l’ONU cet amoncellement de déchets au milieu du Pacifique comme son 196ème État membre, sous le nom : îles Poubelles. En réalité, il se n’agit pas d’une plaque agrégée, solide et flottante, mais plutôt d’une sorte de soupe invisible depuis les cieux, composée de microplastiques d’un diamètre inférieur à 5 millimètres, en suspension à la surface et jusqu’à trente mètres de profondeur.

26 septembre

Déjeuner avec Sébastien C. dans un restaurant vietnamien dont l’un des murs est orné d’une fresque effrayante, représentant les visages grossièrement dessinés au feutre monochrome, dans un style bande-dessinée réaliste absolument repoussant, de tous les amis des tenanciers du lieu ; sous ces faces effrayantes se trouvent inscrits leurs prénoms ou surnoms, plus fantaisistes les uns que les autres. Qu’il est dommage d’ainsi gâcher l’atmosphère du lieu, par ailleurs agréable. Nous parlons de littérature contemporaine, dans l’étroite mesure où il est possible d’accoler ces deux mots.

À ce sujet, dans le cadre de mon audacieux périple, j’ai entamé la lecture d’un livre signé par une certaine Thi Thu, attiré que je fus par ce que je pensais être un amusant pseudonyme. Mais pas du tout : il s’agit de ses nom et prénom — elle est vietnamienne, comme le restaurant. Le livre parle d’une photographe qui suit des gens pour les prendre en photo, et qui se fend au café, en présence de son amie qui ouvre de grands yeux admiratifs, d’originalités telles que : Je cherche à saisir l’instant, ou bien encore : Je veux capturer l’humanité en chacun. C’est tellement mauvais — et la bonne presse* dont l’ouvrage bénéficie en constitue un indice imparable — que je réalise que je ne saurais continuer ce voyage au coeur de la rentrée littéraire sans mettre ma santé en péril. Je n’aurai donc jamais la fin de l’histoire, dont j’ai même oublié le titre : Jah et Thi Thu me pardonnent. C’est décidé, je cesse de lire délibérément de mauvais livres, fût-ce pour m’en amuser ou éviter au fidèle lecteur de se fourvoyer.

Barbara me raconte le rêve qu’a fait une de ses connaissances : Antoine le Parfait et Barbara s’unissaient lors d’une cérémonie païenne ressemblant à un mariage. Ils étaient vêtus de tuniques blanches à ceinture dorée, le front ceint de couronnes de plantes, debout devant un mur mangé de lierre. Me vient immédiatement en tête le souvenir du peuple benêt des Eloi dans le film La machine à remonter le temps, tiré du roman éponyme d’Orwell — envie soudaine de revoir ce film, et plus généralement, de consacrer plus de temps au visionnage d’oeuvres cinématographiques.

* Tout comme Ça raconte Sarah désormais en lice pour le Goncourt ; voir envoi précédent.

1983 : Stanislav Petrov évite une riposte nucléaire soviétique contre les États-Unis d’Amérique. Il est de garde sur la base d’alerte stratégique de Serpoukhov-15 lorsque le système d’alerte anti-missiles Krokus donne l’alerte : 4 missiles balistiques intercontinentaux Minuteman III lancés  depuis les États-Unis seraient en vol pour frapper l’Union soviétique. Il ne dispose que de quelques instants pour analyser la situation ; fort heureusement, le faible nombre de missiles détectés le conduit à prendre la décision d’informer sa hiérarchie qu’il pourrait s’agit d’une fausse alerte, et non du commencement d’un conflit nucléaire. De fait, le logiciel embarqué par les satellites avait confondu la réflexion du soleil sur les nuages avec le dégagement d’énergie induit par le décollage de missiles. On cherche cependant, semble-t-il, à faire porter le chapeau de ce dysfonctionnement au prudent Petrov, et on garde le secret sur cet incident jusqu’en 1998.

27 septembre

Réunion de travail à l’issue de laquelle un homme arrive en tenue de cycliste. Il est professeur de yoga et de course à pied : il mélange ces deux activités pour enseigner le running yoga. Je passe outre son accoutrement car ce qu’il m’explique est intéressant, et rejoint ma pratique de la course à pied. J’ai en outre été yogi pendant plusieurs jours. Je suis chargé de réaliser son portrait photographique, et je m’acquitte de cette tâche comme souvent : avec talent et décontraction. Après quoi il avise les chaussures de course à pied que je porte depuis le matin, car j’ai eu la flemme de me changer après avoir sorti le chien, et me dit :  Très bon choix. S’ensuivent des propos d’une grande technicité sur l’anatomie du pied humain et la conception des chaussures  de course, que je ne retranscrirai pas ici car, pour être intéressants, ils n’en sont pas moins spécialisés.

Lecture dans l’après-midi.

Durant la promenade vespérale du chien, un homme s’approche de moi : j’ôte mon casque* pour entendre ce qu’il veut me dire. Je l’emmène alors au commissariat ; non que je l’interpelle, mais il  souhaite s’y rendre et ne parle pas suffisamment français pour bénéficier de mes explications extrêmement précises — peut-être trop si j’en crois le reproche que me fait parfois Barbara, qui bénéficie pour sa part d’une capacité hors du commun à s’arranger de l’à-peu-près et même de l’imprévu.

En rentrant je commande des croquettes pour le chien — ou plutôt c’est Barbara, encore elle, qui excédée par la durée de mon étude de marché s’en charge pour finir, non sans avoir exigé que je lui confie l’ordinateur pour finaliser la commande. La pauvrette est ignorante de Rabelais : “Le temps mûrit toute choses ; par le temps toutes choses viennent en évidence ; le temps est père de la vérité.”

1821 : Naissance de l’écrivain et philosophe suisse Henri-Frédéric Amiel, auteur de 16847 pages de journal intime entre 1839 et 1881. Voici bien de quoi me décomplexer quant à la longueur de mes envois. Je crains cependant que si Amiel revenait d’entre les morts pour écrire un Jours de Henri-Frédéric, les plus patients de ses abonnés ne finissent par lui envoyer un TL;DR**.

* Il ne s’agit pas du casque anti-bruit de chantier précédemment évoqué, mais d’un casque plus discret destiné à écouter de la musique ou tenir des conversations en toute discrétion à l’aide de ma phablette.

** Acronyme utilisé sur le réseau internet, signifiant : too long ; did not read autrement dit : mon cerveau, ramolli par un trop-plein d’images, produisant une pensée désormais fragmentée, ne saurait supporter une si longue concentration.

28 septembre

Déjeuner à la brasserie, où comme dans toute brasserie, le choix est réduit pour celui qui ne se nourrit point de vestiges animaux. J’opte donc pour une classique assiette de frites, accompagnée d’une grande eau gazeuse. Le garçon a un air terriblement français ; il me semble tout droit sorti d’une photo des années trente ou quarante. Je m’attends à tout moment à l’entendre dire quelque chose comme : C’est sensass* ou bien encore : C’est bath — ou toute autre expression que j’attribue tout à fait arbitrairement à une époque indistincte et révolue**. Je note que la moutarde est conditionnée dans un tube mou plus petit que ceux de la mayonnaise et du ketchup. Parce qu’elle serait plus dangereuse ? Je ne pose pas la question au garçon. Je commande plutôt un café qui n’arrivera jamais. Lorsque Barbara me rejoint, je passe en caisse payer l’addition. Je dis au garçon : Vous avez oublié de compter le café, car je l’ai tant attendu que j’ai fini par me persuader qu’on me l’a servi ; le garçon est suffisamment professionnel pour se souvenir qu’il ne m’a pas amené de café — vraiment, il est sensass.

J’achète du champagne et du jus d’abricot en vue d’une soirée en amoureux avec Barbara. C’est bath. En réalité, Sasha, qui doit rejoindre des amis le soir, sans autre précision, traîne longtemps à la maison téléphone à l’oreille, tenant des propos loufoques, riant erratiquement. La soirée se passe donc jusqu’à une heure avancée dans l’inconfort mental et acoustique d’être trois, là où je pensais que nous serions deux à profiter du silence, du confort de la vie domestique, et à discuter de choses d’importance telles que : moi. 

1891 : Mort de Melville, inoubliable auteur de Moby Dick. Les baleines à bosse telles que notre héroïne peuvent vivre 100 ans. Mais les baleines boréales, quant à elles, peuvent atteindre 200 ans et plus. Ceci, bien évidemment, sans compter l’action de l’homme. Il est donc encore dans l’océan des baleines boréales qui non seulement ont pu connaître Moby Dick personnellement, mais encore lire le livre dès sa sortie.

* Apocope de « sensationnel ». 

** L’expression C’est bath date en réalité du 19ème siècle. Il se pourrait même qu’elle provienne de l’argot « batif » utilisé par Vidocq, passionnant personnage dont j’ai déjà parlé, pour signifier « joli » ou « neuf ».  Un garçon de café nostalgique des années trente pourrait donc fort bien employer l’expression.

29 septembre

Au réveil : malade ; oreilles bouchées, nez qui coule, mal de tête. Mort prochaine ?

Judith commet un larcin et se fait remonter les bretelles par Barbara, provoquant de l’inquiétude chez le chien qui part se terrer sous un bureau du rez-de-chaussée. Nous rejoignons Laure B. avec qui nous déjeunons dans un restaurant où j’avais dit que je ne me rendrais plus jamais en raison des prix pratiqués et des faibles quantités servies — ce n’est pas moi qui ai choisi l’endroit.

Je ris de bon coeur durant le repas, et j’ai même l’idée d’une nouvelle histoire : une disparition. Pour écrire cette histoire, dont je serais le héros, j’organiserais réellement ma disparition avec soin, comme si j’étais recherché, et la documenterais sous une forme feuilletonesque. Le principal écueil serait celui-ci : j’aurais peur de me faire attraper. Mais attraper pourquoi ? Je sais bien que je n’aurais rien fait de répréhensible, ou peut-être si peu pour les besoins de l’histoire. Hélas, il y a fort à parier que je supporterais très difficilement cette angoisse, ne pouvant au surplus, par crainte de me faire repérer, m’en ouvrir à Barbara depuis ma cachette du bout du monde.

Elles partent se promener toutes deux tandis que je me rends à la librairie, où je n’achète rien.

Retour à la maison : du désordre. Envie de retourner vivre quelques temps dans la forêt.

Barbara confond Murakami et Mishima ; je le comprends lorsqu’elle dit : Mais si tu sais, l’écrivain japonais qui courait beaucoup et qui a fini par se suicider. Je suis partagé entre l’envie de me moquer d’elle et celle de faire oeuvre de pédagogie. À moins qu’elle ne souffre d’une maladie dégénérative ? Inquiétude. Je lui pose quelques questions discrètes telles que : Quel mois sommes-nous ? Où es-tu née ? Qui est Mishima ? auxquelles elle répond convenablement — pour les deux premières du moins.

1547 : Naissance de l’écrivain espagnol Miguel de Cervantès, auteur de Don Quichotte, certes, mais aussi surnommé le Manchot de Lépante après avoir perdu l’usage de sa main gauche à la bataille de Lépante en 1571*.

* Un nerf sectionné.

30 septembre

Il y a plus de vingt ans que je ne m’étais aligné au départ d’une course à pied chronométrée. Et me voici prêt à m’élancer dans les beaux paysages de l’Entre-deux-mers avec près de 600 autres concurrents. Mon coeur bat la chamade : ne vais-je pas me ridiculiser en faisant dernier ? Et tous ces gens vêtus de tissus techniques fluorescents, phosphorescents même, de fuseaux pour maintenir leurs muscles, de foulards pour retenir leur sueur, n’ont-ils pas l’air de professionnels ? Je ne suis pour ma part qu’un modeste pratiquant du jogging, et non pas du running. Pour me donner du courage je pense aux cadeaux qu’on m’a d’ores et déjà faits alors que je retirais mon dossard et ma puce électronique : une bouteille de vin et une astucieuse gourde de plastique mou. Je jette un oeil aux épingles à nourrice qui accrochent mon dossard à mon tee-shirt de coton blanc : elles sont toujours là. La veille, de peur que l’organisation n’en fournisse pas, je suis allé en acheter sous les quolibets de Barbara ; en voyant, près de la bénévole qui notait mon nom, le grand bol où les concurrents pouvaient se servir en épingles à volonté, j’ai un instant songé à lui cacher la vérité. Un peu plus tard, m’aidant à accrocher mon dossard, elle n’en utilisait que deux. Je lui dis : Je préfère en avoir quatre, j’ai peur que le dossard ne s’envole. Elle me répond : Tu vas être le seul bébé à avoir quatre épingles, et j’accepte alors de n’en utiliser que deux. Pas question d’être un bébé. Mais à présent que je vois sur la ligne de départ que tout le monde en utilise quatre, j’enrage, les mains croisées sur mon dossard afin de le cacher, anxieux de surcroît qu’il ne s’envole en raison du vent, qui va certainement s’engouffrer dans l’espace vacant entre son envers et mon tee-shirt de coton.

C’est le départ enfin. La masse des coureurs avance doucement jusque sous la banderole de départ, où, je suppose, on déclenche le chronométrage grâce à la puce que chacun porte attachée à la languette de sa chaussure. Les favoris sont partis les premiers. Nous autres anonymes courons lentement depuis quelques minutes à peine lorsqu’un embouteillage se crée : l’entrée dans la forêt se fait par un chemin étroit sur lequel ne se tient qu’une personne à la fois, et il faut le temps que tout le monde se mettre à la queue-leu-leu. Ce sont de précieuses minutes perdues pour qui serait venu réaliser un chrono, ce qui n’est heureusement pas mon cas. Les premières blagues fusent : Allez plus vite, je dois faire rôtir le poulet à la broche avant 11 heures moi, suivies de rires complaisants. Je ne ris pas. Un peu plus loin un homme boîte. Tout le monde le dépasse en ayant un mot d’encouragement pour lui, qui maugrée en retour. À sa hauteur, j’entends distinctement un : Fait chier putain. Qu’il doit être désagréable d’être ce loser, dont j’ai noté la présence lors de chaque course, qui se blesse dès le départ et qui, non content de se voir contraint d’abandonner, se trouve l’objet de toute la commisération des autres concurrents à qui il brûle d’envie de dire : Occupez-vous un peu de vos fesses.

Au neuvième kilomètre, un bénévole annonce le classement de l’homme qui me précède. Je suis un peu déçu, je me voyais plus avant dans le peloton. Je me sens cependant en bonne forme, j’en ai sous le pied, aussi je décide d’accélérer. Je double l’homme, puis une femme, puis une autre, puis encore un homme et ainsi de suite jusqu’à une dizaine de concurrents ; enfin, plus personne à l’horizon. Plus aucun concurrent à dépasser jusqu’à la ligne d’arrivée qui, d’après ma montre, ne se situe plus qu’à un kilomètre. Soit, j’aurai fait mon possible. Je maintiens ma folle allure pour l’honneur. L’organisation semble avoir une notion toute relative des distances car, ce prétendu dernier kilomètre effectué, il me restera encore 800 mètres à parcourir jusqu’à l’arrivée ; autant de décamètres non intégrés à ma stratégie de course et durant lesquels, épuisé par un effort mal réparti, je me ferai rattraper par plusieurs concurrents.

Je passe la ligne d’arrivée haletant et furieux sous les encouragements ténus du public. Je restitue ma puce électronique avec l’envie de m’écrouler au sol, comme certains concurrents des Jeux Olympiques mais il me semble que cela serait excessif. Ma montre marque un temps que j’estime raisonnable au regard de l’incurie des organisateurs. Barbara me rejoint avec le chien. Elle n’a normalement pas le droit d’accéder au buffet d’après course, réservé aux concurrents, mais je lui fais passer plusieurs gâteaux Tuc, quelques rondelles de bananes, et même des abricots secs. Elle décline le bon pour une bière gratuite que j’ai remporté avec une telle désinvolture que j’en suis choqué et attristé. Le chien profite de mon égarement pour me voler un gâteau dans la main. Jah, que le monde peut paraître triste aux yeux de celui qui a su se dépasser pour en repousser les limites !

Le soir je dîne avec Jean-Jacques R. et Sébastien C. : je les abreuve de mes exploits et je vois bien, à la lueur qui scintille dans leurs yeux de jeunes hommes au physique agréable mais ramolli par les plaisirs, tentations et facilités de la vie moderne, que je les inspire.

1997 : Décès du pilote japonais Nobuo Fujita. L’homme est à l’origine de l’unique bombardement aérien de la seconde guerre mondiale sur le territoire des États-Unis. Il devait, à l’aide de bombes incendiaires, provoquer d’immenses feux de forêt près de la ville de Brookings dans l’Orégon. Il n’y réussit que modestement, en raison de la pluie tombée la semaine précédente. Un deuxième raid n’aura pas plus d’effet. Voici ce qui est notable : 20 ans plus tard, honteux, il s’est rendu à Brookings où il a remis son précieux katana, transmis de génération en génération de Fujita depuis 400 ans, avec dans l’idée de se faire seppuku si on le refusait. Il n’en fut rien, et le katana est exposé à la bibliothèque municipale. Un arbre a été planté sur le lieu du premier bombardement.

Je vous invite, chèr(e) abonné(e), à méditer cette phrase du grand Sénèque : “Un bien n’est agréable que si on le partage” puis, lorsque cela sera fait, et si vous le voulez bien, à faire suivre la présente infolettre ou ses archives afin que ma joie d’accueillir de nouveaux abonnés compense ma peine d’en voir me quitter.

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