Chèr(e) abonné(e),

Tous ceux qui ont vécu là ne sont pas nés en même temps que moi. Et les morts me disent : « Dépêche-toi de vivre ! » écrivait Jules Renard dans son irremplaçable Journal.

Il disait vrai : je les entends moi aussi.

23/04/2020

Anniversaire de l’infolettre, commencée il y a deux ans à l’occasion d’un voyage à Naples. Première année appliquée, bien qu’un peu irrégulière ; seconde année relâchée, on saute même des jours. Peu de nouveaux lecteurs, à présent, et qui ne compensent pas le nombre de ceux qui partent après chaque envoi. Lorsqu’ils étaient là depuis longtemps, je m’interroge sur ce que j’ai fait de mal.
Merci à vous qui restez, cela fait du bien d’avoir quelqu’un à qui parler.

24/04/2020

J’ai écouté une série d’entretiens radiophoniques entre Jacques Meyer et Raymond Dorgelès en 1966. Ce dernier évoque la vie à Montmartre au début du siècle : peintres, écrivains, le Lapin Agile, le Bateau-Lavoir et ainsi de suite. J’ignorais que Dorgelès fît tant de canulars ; je connaissais celui de l’âne Boronali (il fait peindre, au Lapin Agile, en présence d’un huissier, par un âne nommé Lolo, un tableau qu’il intitule Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique et l’expose en 1910, tout en développant une théorie de l’Excessivisme, nouveau courant auquel appartiendrait ce peintre italien inconnu nommé Boronali). Il en fit bien d’autres, ce qui lui valu même d’être soupçonné du vol de La Joconde. Il raconte qu’Utrillo n’osait plus sortir de chez lui à cause d’une bande d’enfants qui le harcelaient dans la rue. Cela m’est déjà arrivé. Qu’il a envoyé un télégramme à Hitler pour lui souhaiter son anniversaire, en précisant qu’il espérait bien
que ce fût le dernier. De Dorgelès, je n’ai lu que les Croix de bois, au sortir de l’enfance, et Vacances forcées, son récit d’exode, lorsque j’étais obsédé par ce sujet. Il est si smart durant ces entretiens que j’ai désormais envie de lire tout ce qu’il a écrit. Il y a des gens comme ça qui donnent l’empression avoir eu une vie impeccable, de n’avoir jamais fait de mauvais choix — mais je ne le connais pas plus que cela.

Échangé avec un lecteur au sujet de cette envie diffuse, que nous semblons partager, de s’installer à demeure partout où l’on se trouve, pour peu que cela ne soit pas chez nous, avec l’idée qu’on s’y trouverait fort bien. Je me souviens de la surprise dans le regard de Barbara, dans cette pizzeria d’Angoulême tenue par des chinois, où je lui dis que je prendrais bien ici un petit pied-à-terre — j’entendais dans cette rue même. Je découvre parfois des expressions étrangères désignant des états psychologiques pour lesquels il n’existe pas de mot français ; il me semble que c’est parce qu’ils sont trop propres à la façon d’être d’un peuple — en raison de son histoire, de son relief, de son climat ou que sais-je encore. Existe-t-il une telle expression pour décrire ce sentiment ? Et d’ailleurs, ne serait-ce pas simplement l’envie de se sentir étranger ? De recommencer de zéro, en quelque sorte.

25/04/2020

Dans un almanach de 1928 acheté à la brocante, un carton d’invitation nominatif glissé entre deux pages me donnant à penser qu’il fut placé là par son destinataire, ou du moins l’un de ses proches. Quelques recherches, et je découvre qu’il était un ami du poète Francis Jammes, qui lui dédicaça même l’une de ses oeuvres. Alors que je crois avoir résolu l’énigme, je me mets à douter à la lecture d’une lettre oubliée un peu plus loin : un fils y écrit à sa mère au sujet du catholicisme. Et si c’était elle plutôt la propriétaire de l’almanach ? C’était — qui que ce fût — un fan de météo si j’en crois ses mentions quotidiennes sur la température et la direction des vents. C’est incroyable tout ce que l’on pouvait apprendre dans un almanach, sur tous les sujets — des plus pratiques aux plus élevés ; pourquoi n’y a-t-il plus d’almanachs ?

Ah oui, il y a internet et ces smartphones du diable.

26/04/2020

Dans Vie de Henry Brulard, autobiographie que Stendhal a commencé d’écrire peu de temps avant la cinquantaine (en réalité, il l’a fait après-coup, alors qu’il avait deux ans de plus, mais on commence à le connaître) :

« Ah, dans trois mois j’aurai cinquante ans, est-il bien possible ! 1783, 93, 1803, je suis tout le compte sur mes doigts… et 1833 cinquante. Est-il bien possible ! Cinquante ! Je vais avoir la cinquantaine […]. Cette découverte imprévue ne m’irrita point, je venais de songer à Annibal et aux Romains. De plus grands que moi sont bien morts!… Après tout, me dis-je, je n’ai pas mal occupé ma vie, occupé ! Ah ! C’est-à-dire que le hasard ne m’a pas donné trop de malheurs, car en vérité ai-je dirigé le moins du monde ma vie ? […] Qu’ai-je donc été ? Je ne le saurais. […] Ai-je été un homme d’esprit ? Ai-je eu du talent pour quelque chose ? […] J’étais en pantalon de … blanc anglais, j’ai écrit sur la ceinture en dedans : 16 octobre 1832, je vais avoir la cinquantaine, ainsi abrégé pour n’être pas compris : J. vaisa voirla5. Le soir en rentrant assez ennuyé de la soirée de l’ambassadeur je me suis dit : je devrais écrire ma vie, je saurai mieux enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou malheureux. »

Et voici qu’il s’est passé aujourd’hui quelque chose d’inconcevable : j’ai eu, moi aussi, cinquante ans.

Barbara et les filles me souhaitent un joyeux anniversaire peu après minuit, je fais comme si toute cette histoire était réelle — la bonne blague —, puis je vais me coucher, satisfait malgré tout de pouvoir encore quelque temps grimper les marches sans le secours d’un monte-escalier ; d’ailleurs, ne serait-il pas plus prudent d’installer une rampe ?

À mon réveil, je me tâte avec application : toujours aucune douleur, nulle part. Étrange pour un homme de mon âge. Je crains que cette bonne forme ne cache quelque chose dans le genre d’un reculer pour mieux sauter, d’un rira bien qui rira le dernier auquel je ferais bien de me préparer. Je songe à cette dame de ma famille foudroyée par un cancer du cerveau quelques jours après son départ en retraite. J’ai entendu de nombreuses histoires similaires ; c’est comme si le corps avait patienté jusqu’à l’heure dite, parce qu’on n’avait pas le choix de faire autrement, parce qu’on avait des choses à terminer. Or, ma nouvelle condition de quinqua me semble une occasion parfaite pour ce genre de défection. Je continue de m’examiner : je ne suis pas devenu un vieillard dans la nuit ; toujours ça de gagné. Enfin, il y a ce mal de tête tout de même, et puis cette douleur dans le fond de l’oeil droit, comme si un lutin tirait mon nerf optique depuis l’intérieur de mon crâne ;
j’ai déjà de cette cephalus lutinus, la migraine du lutin. Dans la salle de bains, je fais courageusement face à mon reflet de cinquante ans. Rides et cernes se sont encore creusés ces derniers temps sur un visage qui tend à s’affaisser, comme s’il ne suffisait pas qu’il fût asymétrique — mon oeil droit est descendu encore plus bas, à moins que ce ne fût le gauche qui cherche à se faire la malle par le haut. Le cheveu de plus en plus fin, faiblichon ; des apparitions de peau rose au sommet du crâne, parmi les cheveux blancs, comme des petits pots de glace vanille-fraise. Des golfes qui s’allongent, des tâches de vieillesse ici et là ; la peau de mon corps même, réputée pour sa douceur, se fripant légèrement tel un parchemin — de la meilleure qualité, certes, mais qui se fripant. Je finis par détourner le regard. Je brosse les dents qui me restent — au moins n’ont-elles pas attendu pour me lâcher ; j’ai toujours eu de mauvaises dents, pour mon malheur et le bonheur des
dentistes et des prothésistes. Horribles visions de dentiers enrobés de petites bulles dans des verres emplis d’eau calcaire, car non filtrée.

Je cherche la ceinture au dos de laquelle, en hommage à Stendhal, je voulais écrire ceci : J. eula 5, mais je ne la retrouve pas — c’est que l’on prend du poids en vieillissant, et beaucoup de mes pantalons tiennent seuls, désormais.

C’est comme toujours le robot d’un site de vente d’étoffes et tissus sur lequel je commandai, je crois, il y a quelques années, des rideaux pour ma petite maison de la forêt, qui m’a le premier souhaité mon anniversaire. Suivi de près par mon ami Grégoire D., à peine plus jeune que moi, qui se souvint non pas seulement de la date, mais de la terrible échance. Il m’écrit : Ah ça y est, tu as fait quinqua. Je lui réponds : Bonjour, je suis le Docteur Croûte. Francis est malheureusement décédé il y a deux jours à l’hôpital. Il n’a pu faire quinqua. Deux heures plus tard, cette réponse nonchalante : Ah, bon, tant pis alors.

J’ai entamé il y a quelques mois la même démarche que Stendhal, juste pour voir, et j’ai l’ai bien vite abandonnée. D’abord, parce que je ne suis pas Stendhal malgré une commune propension aux geignements ; et je ne songe pas seulement au talent, mais aussi aux évènements qui font une vie. Car enfin, je n’ai pas pris part aux campagnes Napoléoniennes, je n’ai pas écrit le moindre livre, et bien d’autres choses qui font que la vie de Stendhal mérite d’être contée plutôt que la mienne — n’allez pas croire pour autant qu’elle fût dépourvue de surprises et de morceaux de bravoure. Ensuite, parce qu’il est difficile d’écrire en pensant qu’un lecteur, même inconnu, même à naître, risque fort de vous trouver ridicule à raconter votre vie comme ça, comme si elle valait le coup. Je le fais certes depuis des années, mais à plus petite dose, en épisodes, sans fil, immunisant mes lecteurs les plus fidèles, en quelque sorte.

Écrire ses mémoires quand on est un simple quidam, c’est un coup à finir à la brocante après qu’on a débarrassé tout votre bordel pour faire de la place aux vivants. Mais ce badaud du futur qui me ressemble, qui achèterait ma petite caisse contenant mon tapuscrit, n’est-ce pas justement à lui qu’il me faudrait m’adresser ? Voici, mon ami, l’histoire d’un homme par lui-même ; comme tous les hommes, il se crut singulier.

J’achète moi-même souvent des caisses de documents de famille à la brocante, bien plus pour les sauver des mains qui les fouillent que par curiosité ; la plupart du temps, je reste des mois avant de les consulter. Il y a dans ces caisses, ces valises, des choses qui revêtirent une importance capitale pour les personnes à qui elles appartenaient : déclarations timides, missels de communion, devoirs d’écolier, photographies du temps qu’on était jeunes. Ce n’est pas grand-chose, finalement, qu’une vie mélangée par le vent, un dimanche, sur une table de brocanteur ; à peine une vie de vieux. Qu’ils sont donc bêtes ces vieux, de mourir ! Ce n’est pas à nous que ça arriverait… nous, si jeunes, encore.

Je repense aussi souvent à ce cahier que m’avait remis Aude S. avant de se suicider ; personne parmi ses proches ne sait qu’il existe, et pourtant il est bel et bien là dans mon tiroir. Je ne le lis jamais, je le conserve comme une relique, alors même que nous nous connaissions si peu. Comme si j’étais chargé de le préserver. Mais pourquoi faire ? Lorsque je serai mort à mon tour, quelqu’un, fouillant mes papiers, se demandera certainement ce qu’est ce cahier qui n’est pas de ma main. Aussi, parfois, je songe que je devrais dater tous mes souvenirs tangibles, leur adjoindre une notice explicative. J’aurais souvent aimé en avoir une devant les souvenirs des autres, proches ou inconnus. Ainsi, je dirais par exemple au sujet de mon horloge de bureau en forme de boule : achetée au fort de Galle, Sri Lanka en 2011 ; je souhaitais voir le logement qu’occupait Nicolas Bouvier lors de sa maladie — voir Le poisson Scorpion. Le vendeur me dit qu’elle avait appartenu à un Anglais exploitant une plantation de thé. Elle était intacte lorsque j’en fis l’acquisition ; c’est plus tard, de retour à Bordeaux, que je la laissai échapper et qu’elle se brisa en deux gros morceaux. Je l’aimais tellement, que ce fût un peu comme si c’était mon cœur qui se brisait. Au sujet de mon tout nouveau coupe-papier années 30 : offert par Barabara pour mon cinquantième anniversaire ; il est orné d’une tête de cerf, car cet animal occupait beaucoup mes pensées à cette époque. Au sujet de mon antique machine à écrire : machine ayant appartenu à mon grand-père, un homme très habile de ses mains et doué en affaires, dont j’ignore à peu près tout.

Et ainsi de suite avec toutes les pièces de mon cabinet de curiosités, avec tous les documents de mon coffre à souvenirs : un catalogue d’exposition de ma vie.

Bon sang, ai-je donc tellement peur de ne plus pouvoir parler de moi que je m’imagine encore le faire après ma mort à un pauvre innocent ?

Ce soir, une jeune femme m’a peut-être sauvé la vie ; je marchais sur la pelouse qu’entourent les rails du tramway, pour faire plaisir au chien, lorsqu’elle me fit signe de regarder derrière moi. Dans mon dos, au loin, un tramway. Je l’avais aperçu avant de m’engager, il était bien loin encore et ne risquait pas de m’écraser. Mais quid si je l’avais oublié, absorbé dans mes pensées ? Je lui fis un petit signe à mon tour, augmenté d’un merci muet, puis je regagnai le trottoir, pour lui faire plaisir plutôt qu’en raison d’un réel danger. Bon, j’ai mangé trop de frites, trop de bortsch, ma migraine du lutin ne m’a pas quitté de la journée, mais je suis vivant.

J. eula 5 et je suis vivant.

27/04/2020

Je lis Stendhal au matin, assis à mon bureau, alors que j’ai l’esprit encore frais, et je prends des notes. Cela ralentit quelque peu ma lecture, mais j’en retire bien plus ainsi. Je ne m’étends pas, indiquant simplement un numéro de page assorti d’une courte mention — ici une citation tronquée, là une indication parlant à moi seul. Ces notes ne sont destinées qu’à me souvenir, et à savoir où chercher en cas de besoin. À mesure que la feuille se remplit, je réalise combien j’allais oublier. Il ne me resterait que cette atmosphère générale dont je me satisfais habituellement, tout en regrettant de n’avoir pas tiré d’avantage de ma lecture.

Je me relis avec peine, car je ne prends pas toujours le soin d’écrire convenablement : Thomas Moore le Jean-Sucre— Cellini — Poffer — Parler à des inconnus — Maîtresses dans la poussière — Mordre la joue de sa cousine — Un couteau sur une vilaine femme — Hélas, rien n’annonce le génie… – Mais que diable cela fera-t-il au lecteur ? Je prie mon éditeur de couper — Dégoûté par une jeune femme peu farouche qui rappelle un précepteur — Je serais peut-être riche, mais coquin à fifty-two — Don Quichotte sous un tilleul — Aimer une femme parce qu’elle ressemble à Cervantès — Prodige de science à 12 ans, prodige d’ignorance à 20 — Le plus fripon des Kings — L’homme à argent de 50 ans prend la manie de se faire écrivain — Qui se souvient de Lambert aujourd’hui, outre le cœur de son ami ! – Mais où diable sera le Rouge en 1880 ? – La peau trop fine, une peau de femme ; s’écorcher les doigts.

Et ainsi de suite.
Barbara, jetant un œil à la feuille, me traite ignoblement de graphomane.

Plus que jamais, je considère que la lecture doit être un engagement, et non un délassement. Et qui donc s’engagerait avec le premier Jean-Sucre venu ?

À part ça, irritable tout le jour ; prenant chaque parole qu’on m’adresse pour une critique, retenant difficilement ma colère, ravalant des paroles brutales je pourrais regretter, telles que c’est toi qui dis qui y es. Sensibilité plus vive que jamais.

 

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