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Pour le paresseux, le jour dure une année, dit un proverbe bulgare. 

Voici donc, en retard et sans autre excuse que ma paresse, le récit de ces sept dernières années :

Lundi 22 octobre

Scotché sur le chambranle de la porte de la salle d’attente, un bout de bristol sur lequel sont écrits, d’une écriture féminine, ces mots : Prière de refermer la porte. Cette prière a-t-elle toujours échappé à ma vigilance, ou a-t-elle été ajoutée après ce jour où j’ai laissé la porte ouverte ? Et à qui peut donc bien appartenir cette écriture féminine ? Autant de questions demeurées sans réponses lorsque le psychiatre vient me trouver dans la salle d’attente. 

En chemin, je pensais évoquer l’appel téléphonique qu’il avait reçu lors de la dernière séance. Lui dire : Docteur, j’ai bien réfléchi et j’en suis arrivé à la conclusion que cela ne me dérange pas que vous ayiez pris cet appel. Bien sûr, le fait que j’en parle aujourd’hui pourrait vous conduire à penser le contraire. Mais sérieusement, je m’en fiche, je vous assure. Mais je me concentre plutôt sur la condition humaine. Je lui dis : Docteur, la vérité c’est que nous sommes abandonnés et puis c’est tout. Silence. Peut-être médite-t-il mes paroles. Silence, encore. J’ajoute, de peur de l’avoir effrayé : Mais nous disparaîtrons, et tout sera oublié. Silence. Il semble réfléchir. Cela doit le changer de ses dépressifs. Il doit attendre ces séances du lundi comme un noyé attend une bouffé d’air. Soudain, il baille. Peut-être sous l’effet d’un effort intellectuel trop intense, ou bien d’une montée de stress ? Les chiens baillent lorsqu’ils sont stressés. Je me livre à un jeu intellectuel : et si ce bâillement était causé par l’ennui ? Je m’interroge sur les sentiments que cela éveillerait en moi, comme lorsqu’il avait accepté l’appel téléphonique durant une séance. Aucun sentiment particulier et donc, sentiment de fierté. J’ai l’impression qu’on progresse bien, Docteur, lui dis-je en partant.

En marchant, je téléphone à mon père. Il m’apprend qu’il a déjà terminé la clôture anti-sangliers dont il me parlait il y a peu, et pour la construction de laquelle il avait décliné mon aide, pour une raison que j’ignore. Je suis admiratif, car il m’avait fallu plusieurs jours pour me préparer psychologiquement à l’idée d’aider Barbara à effectuer des travaux simples au rez-de-chaussée ; et encore n’avais-je découpé que quelques lattes de bambou avant de m’effondrer, les doigts douloureux malgré des ciseaux adaptés achetés tout exprès. 

La libraire ne trouve pas le dernier ouvrage d’Eric Chevillard. Je n’ai de cesse de lui répéter, stupidement : Vous savez, ce sont ses critiques dans un journal, j’ai oublié le titre du recueil mais je sais que la couverture est d’une très vilaine couleur fuschia. Elle me répond : Oui oui, je sais, il s’agit de Feuilleton, et c’était dans Le Monde. Mais simplement, je ne sais pas où il a été rangé. Je la suis partout dans la librairie. Attendez-moi là s’il vous plaît, finit-elle par me dire. Je l’attends longtemps, planté devant le rayon des auteurs antiques, avec le sentiment désagréable qu’elle a voulu se débarrasser de moi. Enfin elle revient, et me tend le livre d’un air impatient. Peut-être parce que son téléphone sonne à son poste de travail. Ou peut-être bien parce qu’elle aime la couleur fuschia, comme beaucoup de femmes, et que je l’ai vexée. 

À la maison, je me mets en tête d’utiliser à nouveau mon bureau de standing*, un meuble astucieux qui ressemble à un pupitre, devant lequel je me tiens debout pour écrire. Je l’ai acheté un jour, après avoir vu sur Internet des vidéos en vantant les bienfaits pour le physique et le mental mais, fatigué, je l’ai vite remisé dans un coin. C’est alors que Barbara arrive dans le salon et me dit : On dirait un moine copiste. Évidemment c’est irritant, d’autant que les moines copistes ont joué un rôle très important dans la diffusion de la culture occidentale ; j’hésite à lui demander son aide pour réparer mon bureau de standing, dont quelques vis ont lâché durant sa longue période d’inutilisation. Je m’y résouds pourtant, car je suis trop malhabile pour le réparer seul. Elle m’aide de mauvaise grâce, car elle n’a jamais aimé ce bureau de standing de mélaminé verni, d’un superbe aspect faux bois, qui traîne replié dans le salon depuis des mois. J’écris debout quelques minutes, puis, fatigué, je m’allonge sur le canapé. 

1811 : Naissance de Franz Liszt. Barbara en est une grande admiratrice, conséquemment elle hait Wagner tout autant que sa femme Cosima, qui était aussi la fille de Liszt. J’ai déjà parlé des problèmes que cela pouvait me causer en voyage, si d’aventure nous passons par là où ils sont déjà passés. Elle m’a par ailleurs conseillé un livre très intéressant sur la vie de son idole**  dont je n’ai jamais achevé la lecture, ce qui lui permet de me harceler une fois par trimestre environ, en me disant Tu ne lis jamais les livres que je te conseille, alors même qu’elle n’a que ce seul exemple à fournir — je fais abstraction des livres de spiritualité écrits par des zozos illuminés, qu’elle me secoue régulièrement sous le nez (les livres) en m’assurant que leur lecture ne me ferait pas de mal. 

* standing desk.
** Zsolt Harsányi — La vie de Liszt est un roman.

Mardi 23 octobre

Malade. À mon sortir tardif du lit, je croise Sasha et Judith. Je les accuse de ramener des maladies de l’école à un rythme si régulier que toute guérison m’est impossible. L’autre jour, j’ai même appris qu’un élève avait une maladie grave, comme la peste ou la tuberculose je ne sais plus. Dans le salon, je trouve des déjections d’animaux partout. Je songe à me suicider.

Temps froid, ciel bleu. Ne manqueraient plus, après ces considérations météorologiques, que quelques lignes sur la pêche et quelques autres sur la détestation du travail d’enseignant, pour se croire ici dans le Journal de Pierre Bergougnoux. J’ai lu aux deux-tiers le premier tome de son imposant journal, mais je n’ai jamais trouvé le courage de reprendre ma lecture. Après un début en fanfare, durant lequel j’en lisais même des passages à Barbara qui, souvent occupée à faire autre chose, n’offrait d’ailleurs pas une qualité d’écoute suffisante à mes yeux, je me suis lassé de tout ce sérieux. Et puis je n’aime pas ses idées sur le style. 

Non, en toute honnêteté, nous ne pouvons plus désormais incriminer le typographe lorsqu’il nous paraît qu’un livre a du plomb dans l’aile. Le plus souvent, l’esprit de sérieux de son auteur en est la cause. Entre deux pages empesées comme un col de chemise, il nous semble d’ailleurs distinguer une tête d’enterrement qui hoche gravement, car il n’y a pas de quoi rire. C’est en effet la maladie de la littérature française. Nous sommes entre gens importants, nous débattons de sujets austères, dramatiques, pathétiques, nos sourires seront toujours aussi brefs et biais que nos virgules. Gage de vérité, de sincérité, de profondeur et de beauté, le sérieux est presque une preuve suffisante de littérature. Les dames y viendront en robe longue, et les messieurs en habit. Elles bailleront derrière leurs éventails et eux dans leurs ronds de fumée*. 

Ce livre, le Journal de Bergougnoux, apparaît dans un film que j’ai tourné sur l’île d’Aix : une oeuvre originale, entre le documentaire et le film d’art et essai, traitant notamment du rastafarisme et de l’insularité**. 

Impression de débordement, d’urgence, d’inachèvement. Sentiment de ma propre nullité à la lecture du recueil de critiques de Chevillard. Car il y a non seulement ce qu’il écrit lui-même, le texte des chroniques, qui est vraiment excellent ; mais aussi les ouvrages sur lesquels portent les chroniques, qui n’en semblent pas moins excellents. Je n’ai entendu parler de pratiquement aucun des auteurs dont il vante les mérites. En revanche, je connais tous ceux, médiocres, dont il se moque avec style. Je suis bien contraint de revoir mon opinion à l’emporte-pièce sur la littérature contemporaine à mesure que je note dans un petit carnet tous les livres qu’il m’a donné envie de découvrir.  

Voici ce qu’il écrit à ce sujet : 

J’affirme qu’il y a autant d’excellents écrivains aujourd’hui qu’aux époques les plus glorieuses de notre littérature. Il est vital de s’aventurer hors de la grande bibliothèque pour jouir sans contretemps des phrases du jour, luisantes et mordantes comme de jeunes serpents. C’est la toilette quotidienne du monde. 
 
Et je dois dire qu’il le prouve.

Je sors, dans une tentative de me changer les idées. Sur le trottoir, une femme sans domicile à la tête rasée, dont les cheveux commencent à repousser ; du duvet sur un crâne de nourrisson (qui aurait un crâne cabossé). Elle fait songer à un petit oiseau fragile qui, blessé par une balle perdue à la bataille de Verdun, serait tombé au pied d’une tranchée. 

1734 : Naissance de Restif de la Bretonne, un véritable graphomane qui n’aurait jamais envoyé son Jours de Restif en retard tant il travaillait. Dans Les nuits de Paris, il se promène à pied, spectateur de la vie nocturne de son temps, et se fait parfois, tout comme moi, redresseur de torts : 

Je dénonce au gouvernement non pas un homme, ni même un forfait, mais une maison qui blesse le droit public et par là plus criminelle (matériellement) que l’assassin Cartouche et que tous les scélérats qui ont infesté la capitale… Cette maison est située en face de la rue de la Bûcherie, qu’elle borne. C’est un des passages les plus fréquentés de Paris, surtout pour le bois et le vin. Cette maison oblige les voitures et les gens de pied de tourner deux fois de suite à angle droit, en moins de trente pas, à l’issue d’un abreuvoir, destiné aux chevaux d’un vaste quartier et aux bœufs de quarante à cinquante boucheries ; ce qui rend ce passage le plus dangereux de la capitale. 

Jah, dans sa grande bonté, lui épargna de connaître ces cyclistes inconscients qui empruntent les voies piétonnes le long des quais de Bordeaux. Mais, peut-être parce qu’il me sait plus solide, il ne m’épargne pas, moi. Attend-il quelque chose de moi ?  

* Eric Chevillard — Feuilleton.
** Ce film, intitulé Rasta alone, est toujours librement diffusé à cette adresse. L’abonné cinéphile et curieux pourra par ailleurs se reporter à l’ensemble de mon oeuvre d’auteur-réalisateur de films à cette adresse

Mercredi 24  octobre

Déjeuner avec Barbara au restaurant, au cours duquel je lui apprends plusieurs choses : premièrement, que Yasmina Khadra* est un homme ; elle a grand-peine à me croire et il me faut le lui prouver en regardant sur Internet. Deuxièmement, le mot ipséité ; lorsque je dis, en effet, d’une de nos connaissances communes, qu’il manque cruellement d’ipséité, elle ouvre de grands yeux admiratifs. Elle qui pensait qu’il était simplement crétin.

Devant le restaurant, le type qui vit dans un arbre est encore là. Il me fait évidemment penser au Baron perché de Calvino mais ce dernier, à ce que j’en sais, ne sentait pas aussi mauvais, n’importunait pas les passants, et n’avait pas transformé le pied de son arbre en décharge. 

J’entends des tam-tam au loin.

Lu Vila-Matas : Docteur Pasavento. Le livre parle de disparition. Il s’ouvre sur une visite au château de Montaigne, où je me suis bien entendu déjà rendu. L’auteur écrit quelques banalités, inexactes au surplus, sur la retraite de Montaigne en sa tour, mais je lui pardonne car il est espagnol et que c’est déjà très bien d’écrire un roman qui commence à Saint-Michel-de-Montaigne. Le narrateur est obsédé par Robert Walser, l’écrivain suisse qui passa environ 25 ans dans un asile où il continua d’écrire, d’une écriture minuscule, sur des enveloppes. L’idée de disparaître m’obsède de plus en plus moi aussi. Non pas que je souhaite disparaître personnellement, mais comme sujet d’histoire. Quelle riche idée que celle de se faire interner, qui s’ajoute à celle que j’ai depuis longtemps : me faire admettre dans un sanatorium ou tout autre centre de soins de longue durée, malgré ma santé de fer. Hélas, mon psychiatre est si méchant qu’il s’opposerait probablement à mon internement. 

79 : Destruction supposée de Pompéi. Tout porte à croire, en effet, que celle-ci n’a pas eu lieu le 24 août comme on l’a longtemps cru. On pourra se reporter, si on ne veut pas s’embarrasser de lectures trop érudites, au livre Les trois jours de Pompéi d’Alberto Angela. On y apprendra beaucoup de choses sur la vie quotidienne à Pompéi, où je me suis rendu, prenant des poses féroces dans les arènes avant de trouver un bonbon M&M’s entre deux pavés, lequel avait étrangement échappé aux archéologues. 

* Je déteste Yasmina Khadra. Au moins ne pourra-t-on me taxer de misogynie, même si demeure le risque de l’accusation de racisme. 

Jeudi 25 octobre

Je me promène, et croise un homme qui me semble une caricature des habitants des beaux-quartiers où m’ont mené mes pas : pantalon couleur brique, polo jaune pâle, pull saumon sur les épaules et chaussures bateau. Le teint hâlé, les cheveux poivre et sel, de fines lunettes remontée sur le front, il promène au bout d’une laisse de cuir un petit chien à poils longs. Il compte probablement au nombre des vacanciers habituels du Cap Ferret, de ceux qui m’avaient donné l’envie de fuir, un été où Barbara et moi y avions loué une maison — dans le village de L’Herbe, si souvent représenté sur les cartes postales.

Deux souvenirs marquants de ce séjour : les merdes de chien sur le chemin de la minuscule plage sale, entre les cabanes délabrées pour millionnaires, et le moment où le Président de l’Assemblée Nationale de l’époque, passant devant ma table, avait respectueusement incliné la tête pour me saluer. À propos de cette table justement — et nous en serons quitte avec trois souvenirs : je l’occupai chaque soir pour le dîner, à l’exception de cette fois où on me l’interdit car Monsieur le chanteur Pascal Obispo avait signifié au personnel qu’il viendrait ce soir, et qu’il s’agissait là de sa table habituelle. Il va sans dire que le personnel de l’hôtel-restaurant, repoussant de servilité, ne me revit plus à compter de ce jour.

Mais non, voici d’autres souvenirs encore : Judith est malade et se traîne sur le chemin d’une église pour finalement s’endormir dans le confessionnal ; nous la soupçonnons de faire du chiqué mais elle souffre en réalité d’un début d’insolation, ainsi que le démontreront les litres de vomi que la collision avec le carrelage de la salle de bain dispersera aux quatre coins de la pièce, jusque dans ses recoins les plus inatteignables, et qu’il me reviendra d’éponger à quatre pattes car Barbara est émétophobe ; pour finir, un chien nommé Uruk qui m’aimait beaucoup et que j’aimais beaucoup. 

1973 : Mort du grand coureur éthiopien Abebe Bikila. Il remporte, nu-pieds, le marathon des jeux olympiques de Rome en 1960 et devient un héros national. Il bat le record du monde 4 ans plus tard à Mexico, et reçoit des mains de Haïlé Sélassié  (Jah sur Terre, Dirigeant légitime de la Terre, le Messie, pour les rastafariens) une bague en or ornée d’un gros diamant qui disparaît le jour même (une femme de ménage la retrouve dans le vestiaire de ce grand distrait de Bikila). Plus tard, il a un grave accident de voiture et doit patienter une nuit entière, la nuque brisée, dans la carcasse de sa Coccinelle, avant d’être secouru. Il survit, mais perd l’usage de ses jambes (il en profite pour se mettre au tir à l’arc). Jah sur Terre assiste à ses obsèques. 

Vendredi 26 octobre

Je croise au petit matin mon ami de chien José. Nous cheminons côte à côte, et je lui pose cette question : Que vas-tu faire, aujourd’hui ? Il me répond : Oh, et bien comme d’habitude. Je réfléchis alors aux habitudes de José : préparer le petit-déjeuner pour sa femme et ses enfants après la promenade de Watson, leur parler avant qu’ils partent respectivement au travail et à l’école, bricoler un peu, retaper un meuble chiné à la brocante, aller faire les courses, passer au garage, ce genre de choses. José a décidé il y a plusieurs années qu’il préférait ne plus travailler dans un cabinet d’architecte ; il se contente à présent de vivre de peu, en prenant le temps, en se consacrant à sa famille, parce que la vie est courte, et qu’il ne faut pas la vivre comme un con. Ses beaux-parents ont du mal à l’admettre, m’a-t-il dit un jour, et ceci quand bien même ses choix de vie ne font peser aucune charge financière sur son épouse. Puis José me demande : Et toi, que vas-tu faire ? Oh, et bien comme d’habitude, lui réponds-je. 

Je déjeune seul à la pizzeria sur la place. La serveuse est toujours aussi belle : souple, bondissante, elle se joue des trois marches qui séparent la salle des cuisines, et sa légèreté m’évoque un jeune faon aux longues jambes sexy et tatouées. Je la regarde passer et repasser, prenant soin de n’avoir point de pizza dans la bouche lorsqu’elle regarde dans ma direction. La voici qui repasse justement, et me dit : Bon app‘. Jah ce qu’elle est charmante et surprenante, jusque dans sa façon barbare de me souhaiter un bon appétit ; je vois dans cette familiarité un signe qu’elle n’est peut-être pas insensible à mon charme. Après tout, je ne l’ai pas entendue dire Bon app’ à qui que ce soit d’autre. 

Le patron, que je soupçonne d’être son petit ami en dépit de son physique ingrat, trouble mes rêves en criant qu’il en a marre des Beatles qui passent en boucle dans la pizzeria. Il préfère les Rolling Stones ; un client à fort accent du sud-est acquiesce et livre même son analyse : C’est plus rock’n roll. Les deux hommes sympathisent à l’aune de cette passion commune. Puis, avisant quatre jeunes filles à une table éloignée, chacune sur son téléphone, comme les homo biscottus* qu’elles sont, ils conviennent de concert que c’est comme ça les jeunes maintenant, toujours sur leur téléphone. Je ne peux qu’approuver leur analyse, bien qu’elle ne consiste qu’en un maigre succédané de celle de Baudouin de Bodinat, lequel ne la limite en outre pas aux jeunes : 

Et s’il l’on voulait se faire une notion de l’ascendant de ces appareils sur leurs utilisateurs, on le pourrait simplement en étudiant les conduites qui sont par voie de conséquence à leur emploi : voyez ce groupe amical au café, ce couple au restaurant, dont chacun a posé devant lui son interface tactile : il apparaît vite qu’aucun d’eux n’est vraiment tout à fait là avec les autres, que sous le bavardage incohérent chacun se tient plus ou moins en retrait, dans l’aparté de son souci d’être possiblement en train de manquer quelque chose, parce que nécessairement il doit s’en passer et que ça n’a pas vibré ou timbré depuis un moment ; avec le sentiment alors déplaisant d’être laissé de côté, d’être oublié sur le bas-côté de la vie rapide et comme négligeable durant que dans l’invisible ça confère à s’échanger les nouvelles, les rumeurs, les vidéos dont tout le monde parlera demain, ou à se donner rendez-vous pour tout à l’heure et qu’on y serait mieux à sa place ; et du bout des doigts réveillant leur génie personnel chaque fois qu’il s’assoupit. Qui sont donc chacun à attendre visiblement autre chose que d’être là, à penser à autre chose et pour ainsi parler faire antichambre et patienter avec les autres devant la porte de la multiplicité des possibles, qui pourrait s’entrebâiller pour eux à tout instant*. 

En partant, la serveuse me propose de payer sans contact, ce que je  fais, tremblant d’amour, songeant tristement que c’est bien là, malheureusement, une métaphore de la relation que nous entretenons. 

En fin d’après-midi, sur le chemin du magasin bio, j’assiste dans une librairie à la séance de dédicace d’un livre écrit par une amie de Barbara. Il s’agit manifestement d’un feel-good book, de ceux dont j’estime qu’il faudrait les brûler, mais son autrice est si souriante, si sympathique, que je ne puis la détester ; aussi ne la jetterai-je pas dans le feu avec son livre lorsque le moment sera venu. C’est un livre de chick-lit dans lequel il est question d’écologie et ma foi, cela ne peut pas faire de mal, sauf aux arbres. Et à la littérature, peut-être, il est vrai. Et, partant, au monde. Jah, devrais-je l’abattre dès à présent, sous les yeux de ses admiratrices ? Impossible bien sûr, elle est si gentille, de même que toutes les personnes présentes sauf moi. 

Depuis quelques années, le feel-good book, comme dirait Shakespeare, se taille de beaux succès en librairie. Il suffit de frotter sur nos plaies ces livres de la résilience et de l’optimisme retrouvé pour se sentir renaître. Dis seulement une parole, divin auteur, et je serai guéri. C’est du moins ce que l’on nous promet. Quant à moi, ce n’est pas tant la vie qui m’a cabossé ainsi que ces écrivains-carrossiers justement, en martelant leurs messages d’espoir sur mon os temporal. La béatitude doit rester une expérience fulgurante et, même si sa langue est chaude et enveloppante, personne ne supporte d’être léché par un veau plus de trente secondes. Le théorème de Gide , « pas de bonne littérature avec des bons sentiments », se vérifie aussi systématiquement hélas que la poussée d’Archimède***.  

Barbara achète le livre****, le lit, et se lance le soir-même dans la confection d’une lessive maison ; l’efficacité de ce livre est déconcertante. La préparation mousse sans fin, non sans rappeler le Blob évoqué dans un précédent envoi, sous le regard triste de Barbara qui a sans doute encore voulu arranger un peu la recette.  

Angam Day à Nauru. Il s’agit de célébrer la date du jour où l’île a atteint pour la première fois depuis sa colonisation une population de 1500 habitants. Je me suis pris d’intérêt pour cette petite République de 21 kilomètres carrés située en Micronésie, dont j’ignorais tout. Ses gisements de phosphate procurèrent longtemps à ses habitants l’un des plus hauts niveaux de vie du monde. Mais lorsqu’ils s’épuisèrent, que les caisses furent vidées par des dirigeants corrompus, il fallut en recourir au blanchiment d’argent, à la vente de passeport, au monnayage de votes aux Nations unies, et ainsi de suite. Il semblerait que ce soit précisément le sujet d’un livre de l’écrivain Aymeric Patricot : J’ai entraîné mon peuple dans cette aventure. Jah, pourquoi faut-il que quelqu’un ait toujours écrit quelque chose sur ce qui me passionne ? Stefan Zweig m’a déjà fait le coup avec Le joueur d’échecs, et Rousseau avec l’égocentrisme. 

* Voir envoi précédent.
** Baudouin de Bodinat — Au fond de la couche gazeuse. 
*** Eric Chevillard — Feuilleton.
**** Camille Choplin — Tout le monde ne raffole pas des brocolis.

Samedi 27 octobre

Barbara me dit : Il me semble que tes cheveux jaunissent par endroits. Je n’en dors plus de la journée, que je passe en grande partie devant mon miroir à me tirer des mèches de cheveux pour les présenter observer sous différents angles à la lumière artificielle, puis naturelle. Je repense à toutes ces coiffeuses qui m’ont dit : Vos cheveux sont très beaux, d’un très beau blanc qui ne tirent pas sur le jaune comme on le voit souvent. Jamais plus je n’oserai me rendre chez le coiffeur ; je mène des recherches fébriles sur l’alimentation, la pollution et que sais-je encore afin de préserver la blancheur légendaire de mes cheveux. 

Barbara est malade — toujours ces maudits enfants qui ramènent des miasmes de l’école publique. J’écris dans le salon à la faveur d’un calme inédit. Judith est emmitouflée dans une couverture sur le canapé et je ne vois qu’une touffe blonde de ses cheveux. Elle tapote son tactiphone en silence sans, pour une fois, afficher un air abruti. Je me lève pour me faire un café équitable, et nous simulons un combat de boxe afin qu’elle me montre les derniers enchaînements qu’elle a appris à son club. Je dois dire que je suis fier de la façon dont elle encaisse mes coups, même ceux aux foie et dans les côtes flottantes.

J’invente la milice de la courtoisie : il s’agirait de personnes formées à l’art du combat qui écumeraient la ville à la recherche d’incivilités : crachats, harcèlement de rue, discussions téléphoniques en public, lecture de mauvais livres, et ainsi de suite. Elles fondraient alors sur les malotrus pour les molester, mais très courtoisement, après s’être présentées ainsi que leur mission, et s’être excusées à l’avance. Il s’agirait de punir, mais aussi de prévenir par l’exemple. Lorsque je parle de cette invention à Barbara, elle semble sceptique. Mais elle est toujours très malade, et ceci explique peut-être cela. 

1662 : Louis XIV rachète Dunkerque à l’Angleterre ; la ville devient définitivement française. Voici une incroyable coïncidence : dans Sodome et Gomorrhe, que je lisais au matin, les habitués se rendent en train chez les Verdurin, et il est justement question de l’origine du nom Dunkerque (l’église des dunes, en flamand). Je m’y suis rendu une fois, à l’occasion d’un procès, et j’ai déjeuné dans un restaurant de bord de mer. Le service laissait certes à désirer, mais ce n’est pas un si mauvais souvenir que je souhaiterais que la ville fût revendue aux anglais. 

Dimanche 28 octobre

Nombreux problèmes capillaires, pour ne rien dire de cette histoire de cheveux jaunes qui m’a ôté le sommeil. Le chien semble décidé à ne pas faire malgré une longue promenade dans le froid et la brume. Je suis épuisé, malade, et je m’imagine tomber et mourir là, avec dans les oreilles la Consolation numéro 3 de Franz Liszt. Mais lorsqu’on trouvera mon corps, la brume dissipée, la musique aura continué d’avancer, et Jah sait alors ce qui passera dans mes oreilles défuntes, avec ces hasardeuses associations de goûts auxquelles se livrent les fournisseurs de services musicaux sur internet. Que pensera-t-on de moi s’il s’agit d’Eddy de Pretto, Christine and the Queens, P.N.L. ou de quelqu’autre chanteur engagé ? J’ai alors l’idée de me constituer une compil‘ constituée uniquement de la Troisième consolation afin de régler le problème. Ma sagacité m’enchante et rallume l’étincelle qui me permet de conserver le désir de vivre. 

Un tour au marché, accompagné de Barbara et du chien. Au distributeur automatique de billets, le chien entre en communication avec un autre chien, qu’accompagnent deux défavorisés. La conversation s’engage. Ils viennent d’un autre pays. Leur chien s’appelle Bruce. 

Brocante : le livre de Rachilde qu’on voulait me vendre pour cinq euros la semaine passée n’est plus à l’étal. Le vendeur me dit : Forcément, un Rachilde, à ce prix-là… le flot amer des regrets me submerge pour son plus grand plaisir. Je me traîne jusqu’à une terrasse pour oublier la peine qui me glace l’intérieur du corps comme le froid me glace l’extérieur. Mais voilà, je n’aurai point de repos : un enfant prend place à notre table et nous fait l’article. Son père est un auteur auto-publié qui tient un stand à quelques mètres, avec quelques confrères. Il a écrit, nous dit l’enfant, deux livres fantastiques. L’un sur leur chatte, qui connaît un grand succès auprès des jeunes, et un autre qui parle d’espionnage dans notre région. Il est si fier de son père, c’est attendrissant. Puis cela devient irritant, car il n’arrête pas de parler alors même que je lui ai dit que j’irai faire un tour au stand en prêtant une attention toute particulière aux ouvrages de son père. Il parle tellement — de son chat, de son collège, et ainsi de suite — que je dois me lever pour m’éloigner. Lorsque j’arrive au stand, les auteurs notent à juste titre que le harcèlement auquel s’est livré l’enfant a fini par payer. Je les soupçonne de le rémunérer. Ils sont tous très sympathiques, et je feuillette leurs livres ; j’ai pour eux un infini respect de se tenir là, dans le froid, emmitouflés, à proposer leurs livres aux passants, comme des maraîchers, après avoir connu les affres de l’écriture. Certains de ces livres me semblent bien meilleurs que ce qu’on inflige aux pauvres lecteurs en librairie. Et si c’était là que s’était réfugiée la littérature sauvage ? Il est bien loin le temps où l’on pouvait dire d’un air dédaigneux : Ce se sont des recalés par les éditeurs, des mauvais dont personne n’a voulu. Certains éditeurs semblent le penser encore, toutefois ; à moins qu’ils ne suivent la méthode Coué ou n’espèrent convaincre, s’ils le disent avec suffisamment de conviction, des interlocuteurs à demi-acquis à leur cause. Je leur pose quelques questions d’ordre technique sur la fabrication de leurs volumes, et j’achète le roman d’espionnage. Je le brandis comme un laisser-passer sous les yeux de l’enfant qui, satisfait, nous laisse regagner notre foyer. 

1903 : Naissance d’Evelyn Waugh. Je suis certain que la naïve Barbara pense qu’il s’agit d’une femme. J’aime les livres d’Evelyn Waugh, mais en matière de comique anglais, rien ne me semble pouvoir égaler Augustus Carp de Henry Howarth Bashford — même les très réjouissantes Aventures de Monsieur Pickwick de Dickens.

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