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J’ai, par le plus grand des hasards, juste avant que ne fût décrété le confinement, fait l’acquisition auprès d’un bouquiniste d’une version ancienne du Décaméron de Boccace : sept jouvencelles et trois jouvenceaux, réfugiés dix jours à la campagne durant l’épidémie de peste qui ravage Florence en l’an 1348, tuent le temps en se racontant quotidiennement, à tour de rôle, des histoires.
J’en commençai la lecture alors que les autorités annonçaient chaque soir le décompte de nos morts, m’arrêtant souvent et méditant :
Combien de vaillants hommes, que de belles dames, combien de gracieux jouvenceaux, que non seulement n’importe qui, mais Galien, Hippocrate ou Esculape auraient jugés en parfaite santé, dînèrent le matin avec leurs parents, compagnons et amis, et le soir venu soupèrent en l’autre monde avec leurs trépassés.
Puis, lorsque je réalisai que le Décaméron figurait systématiquement parmi les livres conseillés par des journalistes qui ne l’avaient certainement pas lu eux-mêmes, et au seul motif qu’il évoquait, assez succinctement, la peste, j’en abandonnai la lecture.
C’est que je suis, voyez-vous, ce genre de petit péteux qui aime à se sentir singulier.
Je notai par ailleurs, non sans mépris, en bon petit péteux, qu’un seul conseillait La peste éclarlate de Jack London, et aucun le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe.
Alors, que lire ?
C’est le temps où éclosent les Journaux de confinement, suscitant railleries et réjouissantes parodies. Éric Chevillard en tient un à l’adresse habituelle de son Autofictif et alimente depuis peu une chronique quotidienne pour Le Monde qui donnerait envie de s’abonner.
Parlant de Chevillard, je lus peu de temps avant les évènements ses deux petits livres consacrés à cet immense auteur qu’est Prosper Bouillon : Défense de Prosper Bouillon et Prosper au travail.
Nous ne remercierons jamais assez Éric Chevillard pour ce voyage dans l’esprit génial de l’auteur à succès, de détricoter son œuvre, de nous permettre d’assister au miracle en temps réel.
Je me dois cependant d’avertir le lecteur ayant lui-même des velléités d’écriture : Prosper Bouillon est de la trempe d’un Alexandre Jardin, et, j’ose à peine l’écrire, peut-être même la pointure au-dessus ; aussi la lecture des extraits de son œuvre peut-elle entraîner un état de sidération admirative retardant longtemps tout travail personnel.
Si je puis affirmer que Prosper Bouillon est même au-delà d’Alexandre Jardin, c’est que je l’ai vérifié en lisant Le roman vrai d’Alexandre.
L’auteur y explique que durant tout ce temps il s’est foutu de nous : en réalité, il n’était pas comme dans ses livres. Il faisait semblant, et, même, il menait une vie amoureuse popote. C’est une véritable trahison. Une affaire d’État littéraire.
Car enfin, lequel parmi mes lecteurs ne s’est jamais entendu dire : Alexandre Jardin me ramènerait des fleurs, chaque soir, lui. Ou bien : Alexandre Jardin m’aurait déjà écrit 13 livres, lui. Et l’éternel : Avec Alexandre Jardin je n’aurais pas à simuler ?
Il faut pourtant résister à aux sortilèges stylistiques dont il enrobe, tel un enchanteur, sa confession. Ne pas lui pardonner. Pas tout de suite. C’est trop grave. Plissons très fort nos paupières — voyez ces jolis petits points lumineux — pour préserver notre cœur de ses flèches doucereuses, car ce diable n’a rien à envier à Cupidon :
Je ne prendrai aucun ménagement. J’éclairerai crûment mes angles morts, saccagerai mes illusions débiles et dénoncerai mes postures. […] Le sursaut d’un homme qui prend l’odeur du vrai […] Le temps ne mord pas sur elles. […] Ne collez jamais votre respiration à la vitre de votre apparence. […] Mes mots ne consonnaient pas avec ma réalité. […] Le risque d’une démonétisation de mes romans antérieurs. […] Trop papa et trop au bout de mes ruses pour continuer ma route sur la ligne de crête du chiqué littéraire. […] Je m’apprête à devenir un auteur qui tentera une tout autre littérature, remueuse de réel, interpellante et entichée de la vérité brute des gens. […] J’habite une douleur drue. […] Le sort m’essore. […] Une vérité pénible que j’effondre. […] Rien ne me décoiffa de mon appétit de brutalité. […] Son tropisme castriste m’enflammait, sa parole avait du torrent. […] Pedro avait l’esprit contentieux contre l’Homme. […] Démâté, je partis m’accoter contre un arbre. La poussée de cette nouvelle me coupa le souffle. […] Tout de suite, le plain-pied de mes élucubrations joviales enchanta. […] Nous nous égarions, H. Et moi, dans la ligne droite qui s’empressait devant nous. […] Mon manuscrit le consterne. Raide sur sa chaise, amidonné de certitude, il reste insensible à ma tentative de géographier une nouvelle carte de Tendre en projetant la galanterie de jadis dans notre modernité. […] Le sens de ma vie fut alors de voir s’effondrer tous les sens que j’avais crus indépassables. […] Nos fous rires allumaient sans cesse notre vitalité. […] Elle riait triple ration. […] Entière, elle tire chaque jour le fil de ma vérité, le string de ma joie sensuelle comme le mouchoir qui essuie mes larmes. […] Lovée à l’autre bout du lit, en distance, cuvant ses dépits. […] Je prends alors conscience que je saurai moins lui faire l’amitié que l’amour fou. […] Elle me calme de son calme. […] Je ne m’attendais pas à écrire cela un jour sous les aplombs d’un soleil neuf. […] L’équarissage de la morale élémentaire m’oblige à changer de logiciel littéraire. […] En me ruant au vrai — avéré ou non arrivé — dans ma deuxième partie de vie, je tiens compte de la dissociété qui, autour de nous, corrode la société articulée d’antan. […] Halte à tous les processus de crétinisation ! […] Me croira-t-on si je prétends que j’ai changé ? Et que les goûts et les valeurs d’un homme ne se jettent pas d’une seule fonte ? […] Parfois, mes tweets affolaient la Toile. […] Il accédait à la pleine charge active de sa volonté. […] Ne plus séjourner à la périphérie de mes désirs. […] Le style — l’empreinte digitale d’un écrivain — ne peut pas être un leurre. Il est vérité. […] Ma parole publique sera-t-elle démonétisée ou, au contraire, plus crédible ? M’expulsera-t-on de la sphère des gens dits fiables ? Croira-t-on qu’il soit impossible de se réinventer ?
Estimant, après cela, qu’il serait prudent de s’exposer à un moindre génie, j’optai pour Le rouge et le noir, de Stendhal, dont je n’avais lu jusqu’ici, en tout ou partie, que les écrits dits intimes, car c’est l’homme qui m’intéressait avant tout : Journal, Souvenirs d’égotisme ou Vie d’Henry Brulard.
Julien Sorel a beau être une véritable tête-à-claques, le roman est fantastique jusque dans le je-m’en-foutisme narratif dont fait preuve l’auteur à plusieurs reprises. Et puis, comment ne pas tomber amoureux de Madame de Rênal ?
Puis Le sang noir de Louis Guilloux : sombre, désespéré, un concentré de méchanceté, de médiocrité, un terrible tableau de province, et ce personnage magnifique, pathétique, de Cripure — inspiré par Georges Palante, professeur de philosophie de Guilloux. Je le lus petit à petit, avec la sensation de tremper mes doigts dans du goudron, et je rêvai à plusieurs reprises de certains personnages du roman.
Ce livre est tout ce que je demande à la littérature : qu’elle ne me laisse pas tranquille, principalement. Je songe toujours à Cripure, Maïa, Nabucet, le Cloporte et les autres depuis que je l’ai refermé. Et cette modestie de l’auteur, que j’avais découvert avec Coco perdu, comme un échauffement. Je me suis aussitôt procuré ses Carnets, en attendant de lire sa correspondance avec Camus.
Lus également, en un éclair, car la mode semble plus que jamais aux textes courts : Un automne avec Flaubert, d’Alexandre Postel, très plaisant, qui m’a rappelé mon ami Victor Pouchet pour plusieurs raisons ; La fonte des glaces, de Joël Bacqué, comme une aventure de Jean Echenoz du temps où il ne se contentait pas d’exercices en vase clos, son dernier roman semblant atteindre un sommet en la matière ; Morceaux cassés d’une chose, d’Oscar Coop-Phane, des histoires de déglingue pas tellement plus emballantes que celles de Begbeider, avec vingt ans de retard ; L’intrusion, de Quentin Lafay, ou comment la vie privée d’un type se retrouve en libre-accès sur internet, et La violence des autres, de Hugo Boris, l’histoire d’un autre type qui sait se défendre physiquement, mais qui n’ose pas.
Ce n’est pas que ces trois derniers livres soient inintéressants, ou mauvais, et j’ai eu plaisir à les lire ; c’est qu’ils ne sont que témoignages, subjectivité délayée, et n’ambitionnent rien d’autre. Rien d’universel, rien dans quoi se retrouver. Lorsqu’on en a achevé la lecture, on ne saurait dire qui a écrit quoi, mais chacun a raconté sa petite histoire en une centaine de pages — gros caractères de rigueur.
Mais tout ceci, c’était avant le confinement.
Depuis, je me fais l’effet d’être l’âne de Buridan ; alors même que rien n’a changé dans mon quotidien, ou si peu, j’ai l’impression de devoir, plus que jamais, peser le pour et le contre : Ce livre sera-t-il à la hauteur de l’occasion ? C’est ma lecture de confinement, que diable ! Pas question de lire à la légère, de lire trop court.
J’hésite tant et si bien que je ne fais que picorer dans Sénèque, Jules Renard, dans la correspondance de Flaubert, en attendant d’être certain de mon choix : Mémoires de Saint-Simon ? De Casanova ? Vies parallèles de Plutarque ? Ou bien quelque chose de court, comme Guerre et Paix ?
L’indécision en effet est une solitude, écrivait Victor Hugo. Vous n’avez même pas votre volonté avec vous.