Cher abonné,

Me voici de retour sur le continent et, songeant mélancoliquement à l’île où je passai quelques jours, je me suis souvenu de cette citation de John Donne :

Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble ; si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ; la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne.

Elle me donne toujours à réfléchir ; j’ignore encore, cependant, si je suis en accord avec son illustre auteur.


Je recopie laborieusement le code secret qu’on m’a fait parvenir par courrier électronique sur l’écran tactile de la machine ; à la seconde tentative, j’entends un déclic. Une flèche apparaît, me signalant qu’un casier s’est ouvert sur la gauche de l’armoire géante. Je cherche longtemps lequel, car ils sont nombreux. Je me saisis enfin de mon paquet, referme la petite porte, et quitte le Monoprix de Rochefort, l’esprit intranquille. Dans la rue, j’ai envie d’arrêter un passant au hasard pour lui dire mon trouble : mes sandales neuves sont déshumanisées. 

Ce n’est évidemment pas mon premier achat en ligne, mais cette fois je n’ai pas même eu à ouvrir ma porte sur le bon visage de mon facteur, le même depuis des années, toujours joyeux, et n’insistant jamais pour vendre des calendriers au temps des étrennes.

Cette totale déshumanisation, c’était le prix à payer pour me faire livrer mes sandales sur mon lieu de villégiature.

J’avais pourtant tenté de les acheter en boutique, la veille de mon départ. Dans l’une, on n’était jamais venu me trouver pour me demander ce que je voulais. Dans l’autre, on était si familier que c’était à peine si on ne me tutoyait pas. Dans une troisième, enfin, dont j’avais pris le gérant pour un touriste fou en raison du short bariolé qu’il portait, on m’avait vanté ce nouveau modèle, dont un créateur venait de chausser ses mannequins le temps d’un défilé — je le crus sans peine, pour avoir déjà vu à la télévision de pauvres créatures forcées d’arpenter un podium vêtues de sacs poubelles.

La modestie de ces sandales, rehaussée par la suffisance du vendeur, leur légèreté, leur discrétion, leur prix deux fois inférieur à celui du modèle plus classique de la marque, leur originalité enfin, me séduisit plus sûrement que les délires de l’homme au short. Las, elles n’étaient pas disponibles dans ma pointure. Pis, celle-ci n’existait pas dans la version homme — je vous en prie, n’en concluez pas hâtivement que j’ai des pieds exagérément petits : je chausse du 41, ce qui me paraît tout à fait honorable.

Et puis je crois plutôt que c’est le peuple allemand qui souffre d’une déformation, car, oui, ces sandales étaient des Birkenstock. Je me serais bien volontiers rabattu sur le modèle pour femme, car de telles broutilles ne sauraient ébranler ma virilité, mais voilà : il n’était pas disponible.

Je n’avais jamais acheté ni même porté, de sandales.

Je n’aime pas l’idée de montrer mes pieds, quand bien même ils sont absolument sans défauts. Je n’aime pas non plus l’idée de m’allonger dans une baignoire, ou de lécher un bâtonnet de glace. Et puis mon ego me soufflait : Voyons mon vieux, personne n’est séduisant en sandales, pas même Jules César, et pourtant il portait de la sandale italienne, alors tes Birkenstock. Tu veux donc renoncer aux regards de convoitise des femmes? N’attends-tu déjà plus rien de la vie

Longtemps, j’ai été sensible à ces arguments ; mais il faut savoir renoncer. On ne peut rien contre le temps qui passe. Oui, savoir renoncer.

Je renonce. À quoi ? Je ne sais pas vraiment en réalité, mais je sais ceci : le soir même, j’ai acheté ces nouvelles Birkenstock en ligne, le modèle pour femme, option pied étroit.

Lorsque j’aurai perdu complètement mes cheveux, lorsque ma peau sera flétrie comme celle d’un vieux fruit, lorsque mes dents déchaussées finiront par tomber l’une après l’autre, je me retournerai (en pensée) et songerai : un certain jour d’été, je renonçai ; j’achetai des sandales.

J’espère vivre jusqu’à cent ans — ne riez pas : je mène une vie saine, je m’économise, et il se peut que je profite de la bonne génétique de mes deux parents qui y parviendront, peut-être, dans quelques années à peine.

Disons alors que, comme il y a quatre saisons dans la nature, il y aurait quatre saisons dans ma vie. Disons encore que chacune, pour faire un compte rond, durerait vingt-cinq ans. Me voici donc, un peu abîmé, mais encore fringant, avec moins de certitudes, au sortir de mon été tumultueux, au début de mon automne tranquille.

J’ai oublié le nom de ce sage japonais qui a écrit ce haïku m’ayant toujours ému :

 

Fin de l’été
Le ruisseau coule toujours
Un jour asséché

Ah oui, ce sage, c’est moi.

Le temps est donc venu de renoncer aux mirages ; le temps est venu de porter des sandales.

Le soir, faisant le tour de la petite île chaussé de mes Birkenstock, j’éprouve une déception : comme cela se produit avec les espadrilles, la gauche n’épouse pas convenablement mon pied. Mon talon glisse à chaque pas, dans un triste bruit de pet, qui me précède comme les ultrasons qu’émet une chauve-souris pour éviter des obstacles. Et puis, il y a ces graviers qui se glissent entre les lanières.

Je ne sais pas marcher avec des sandales. J’ai renoncé pour rien.

Livres remisés par les propriétaires qui n’en voulaient plus dans leur habitation principale, romans de plage oubliés par de précédents locataires, ouvrages savants et ennuyeux sur les environs, polars à la couverture sombre : voici le peuple des meubles-bibliothèques de maisons de vacances. Avec parfois, au milieu de tout cela, quelques découvertes pour qui saura promener son regard avec application. Peut-être faudrait-il ne jamais apporter de livres en vacances ; peut-être faudrait-il se laisser une chance d’être surpris.

Je me souviens d’une maison à Cavalaire où je trouvai ainsi, dans la bibliothèque, un livre de Paul Morand et un autre de Christophe Gailly qui m’ennuient tous deux aujourd’hui, mais qui me plurent à l’époque, entre plage et piscine. Je crois que c’était l’effet vacances. Voilà, c’est un peu comme en colonie de vacances, ou dans une émission de télé-réalité, lorsque l’on pense s’être fait de nouveaux meilleurs amis pour la vie : tels sont les livres des bibliothèques des maisons de vacances.

Mais ici, rien qui me fasse regretter d’avoir glissé une centaine de livres dans ma valise.

Un jogging autour de l’île au matin, avec le chien. J’alterne marche et course, car j’ai un peu mal aux genoux en raison des Birkenstock ; j’ai du adapter ma démarche à leur imperfection pour ne point déchausser à gauche. Je croise un homme à vélo. Il me dit d’un ton jovial : Il ne faut pas vous arrêter de courir pour moi. J’esquisse un geste d’impuissance. Le chien est fatigué, lui aussi. C’est un sprinter, pas un coureur de fond. C’est le moment de nous recueillir devant le mémorial dressé pour les prêtres réfractaires déportés ici durant la Révolution, dont beaucoup moururent de privations et de maladie : une grande croix constituée de galets posés au sol ; chaque année, des pèlerins ajoutent un galet. Je suis ému tandis que je lis leur histoire au chien qui se lèche le sexe.

De retour à la maison, je vois Barbara se baigner au loin, à la faveur de la marée haute. J’ai l’idée de la surprendre en la rejoignant nu comme un ver, puisqu’il n’y a jamais personne sur cette petite plage en contrebas de la maison. Je me précipite en riant de mon idée. Mais il y a là une famille. Bien, je remonte enfiler mon maillot de bain et mes Birkenstock pour protéger mes pieds des coquilles de moules vides ; c’est un modèle indestructible qui supporte même l’eau salée.

L’homme à côté de moi hésite à se tremper, il trouve l’eau froide. C’est vrai, elle est froide, mais je n’ai pas de temps à perdre pour rejoindre Barbara. Je me coule dans les vagues comme un serpent aquatique, et je nage le crawl en direction de Barbara. Une femme fait de même, mais elle nage la brasse. Les deux se mettent à parler. Je cesse de crawler, et je réfléchis. Deux possibilités : ou bien Barbara est en train de l’engueuler parce que malgré tout l’océan, la femme a nagé dans sa direction, ou bien elle est en train de sympathiser avec. Dans les deux cas, je ne saurais comment me comporter. Je rebrousse donc chemin dans une gerbe d’écume, et me perche sur un rocher de la plage, peignant de mes doigts mes cheveux mouillés, comme une jolie Loreleï.

Le temps passe, elles parlent toujours, montrant parfois du doigt Fort Boyard. Seraient-elles devenues amies ? Soudain, Barbara sort d’une chambre de la maison, où elle s’était réfugiée pour méditer sans être dérangée.

J’entame ma séance de gymnastique comme si de rien n’était.


Un soir, je médite face à la mer lorsque je sens une présence dans mon dos. Je me retourne et je vois le chien qui s’est allongé à distance respectueuse, attendant sagement entre deux roses trémières, la tête posée sur ses pattes. Il bouge une oreille, se demande s’il n’a pas fait une bêtise en me dérangeant malgré lui. Non point ! Je me rue sur lui, et nous roulons ensemble entre les fientes de mouettes ; la toutouthérapie a les mêmes effets que la méditation, mais elle présente l’avantage de se pratiquer à deux.

Nous sommes toujours côte à côte lorsque descend la nuit. Les cris des oiseaux à marée basse, le vent dans mes cheveux et dans ses poils, les deux phares qui pulsent du côté de l’île d’Aix, les rayons de lune entre les nuages et une flaque blanche sur l’océan : vivants, avec l’envie d’aboyer vers l’horizon.

 

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