Chèr(e) abonné(e),

Vous recevrez probablement cette infolettre à votre domicile ; votre doigt, rendu malingre par les carences en vitamines, suspendra son vol au-dessus de votre ordiphone le temps que vos yeux rougis déchiffrent ces mots : nouveau message de Francis.

Alors, votre cœur, paradoxalement fatigué par le manque d’exercice, bondira peut-être dans votre poitrine que soulève en cadence un air vicié ; ou peut-être serez-vous de ceux qui, au contraire, se diront J’ai encore oublié de me désabonner de ses conneries, et infligeront d’un simple clic un terrible camouflet à mon ego maladif.

Je dois vous dire quant à moi que nos nouvelles conditions de vie diffèrent bien peu de mon ordinaire ; tout au plus dois-je attester sur l’honneur que je sors le chien, ce que je fais volontiers, car d’une part j’affirme ainsi que j’ai de l’honneur, et d’autre part la routine a toujours stabilisé mon humeur.

Et pourtant je ressens, comme vous peut-être, un plus pressant besoin de communiquer — or ce que j’entends depuis toujours par communiquer, c’est en réalité ce processus à sens unique consistant à parler de moi, ainsi que vous l’aurez certainement remarqué, comme mes proches avant vous (j’avais d’ailleurs eu l’idée de cette infolettre pour les soulager un peu).

Je communiquerai donc plus succinctement — tout est relatif — qu’à l’accoutumée afin de pouvoir m’épancher sur vous plus souvent, puisque ces mêmes proches me font sentir qu’il me faudra modérer ce trait de mon caractère durant quelque temps ; j’aimerais éviter, en effet, qu’ils ne se désabonnent de moi dans la vie.

J’abandonnerai également la forme du journal pour un temps, procédant plutôt thématiquement, en commençant par vous exposer les inexplicables caprices de mon psychiatre durant ces dernières semaines.

Ma visite hebdomadaire, désormais impossible, ne me manquera pas outre mesure ; nous nous sommes éloignés l’un de l’autre.

Tout a commencé lorsqu’au beau milieu d’une conversation à bâtons rompus, de celles qui font que je me demande pourquoi je le paye pour lui apprendre des choses, il m’a avoué ne jamais avoir lu Tolstoï.

Il l’a fait en deux temps, comme on scinde un aveu pour le rendre moins affreux, ou pour alléger un peu sa conscience. Il m’a d’abord dit : Vous savez, tout le monde n’a pas lu Tolstoï. Bon. Dérangeant, certes, mais concevable. C’est lorsqu’il a ajouté : Anna Karénine, j’ai essayé trois fois, j’ai jamais pu que j’ai pris la mesure de la gravité du moment : il parlait de lui.

Au cours du silence pesant qui a suivi, je me suis senti proche de ces policiers à qui le criminel confesse sans remords un horrible crime pédosexuel. Que devais-faire alors ? Toute séance étant due dès lors qu’elle n’est pas annulée suffisamment à l’avance, je décidai de rester, avec le terrible pressentiment que mon avarice finirait par me perdre.

Je cherchai à changer de sujet : Docteur, je comprends parfaitement ce qu’Hervé Guibert voulait dire en évoquant son enfance qui continuait de saigner en lui. Mais je songeais : Tout le monde n’a pas lu Tostoï, pas lu Tolstoï… Essayé trois fois, jamais pu… jamais pu… et c’est à grand peine que je soutenais son regard myope.

Enfin, au moment de récupérer mon manteau vénitien sur le dossier du fauteuil où je le pose toujours, il me dit : N’oubliez pas votre clé USB. Il y a, en effet, une clé USB sur le fauteuil. Mais ce n’est pas du tout ma clé USB. Je lui réponds donc : Ah non, cette clé n’est pas à moi. Il me répond : Vous êtes sûr ? Je ne l’avais jamais vue avant. Je suis assailli par le doute : et si cette clé m’appartenait, en réalité, si je l’avais oubliée des années dans une poche de mon manteau vénitien ? L’idée de lui abandonner des documents intimes et confidentiels dont je ne saurais plus rien moi-même me répugne ; pourtant je dis : Non, elle n’est pas à moi.

Dans la rue, puis tout au long de la journée, je songe à cette maudite clé USB.

La semaine suivante, alors que je n’ai toujours pas digéré l’affaire tolstoïenne, et que je l’ai souvent imaginé prenant connaissance d’indicibles secrets cachés sur ma clé USB, car je me suis convaincu à force d’y penser qu’elle était mienne, je lui parle sèchement durant toute la séance.

Il semble surpris, décontenancé même. Est-ce pour cela qu’il m’annonce que nous ne pourrons pas nous voir la semaine prochaine ? Il le fait avec la plus grande bizarrerie, me disant d’abord : Je ne travaillerai pas lundi prochain, avant d’ajouter d’un air coupable : Enfin si, mais je ne serai pas au cabinet. Il ressemble à ces criminels qui tentent de ne pas se recouper face à un policier trop sagace pour eux.

Je joue les naïfs selon la méthode bien connue employée par les enquêteurs américains : Très bien, c’est noté, lui dis-je. J’ai pris le temps de réfléchir avant de faire cette réponse digne d’un professionnel qui peut revêtir tant de sens différents : est-ce C’est noté, comme si j’enregistrais mentalement cette donnée ? Ou bien, plus équivoquement, ironiquement même, C’est noté, comme : J’en prends bonne note pour la suite, je saurai bien vous le resservir au bon moment — une sorte de clin d’œil verbal, presque un ricanement.

Je suis moi-même contraint d’annuler la séance qui devait suivre, et lorsque nous nous revoyons, je n’aborde que des sujets de surface : désespoir Kafkaïen, ennui Proustien, le chiens. En partant, j’avise un échiquier, posé entre deux bibelots sur une étagère du grand meuble près de la porte. Je lui dis : Tiens j’ignorais que vous étiez un adepte du noble jeu. Enfin, si je puis m’exprimer ainsi, car si les échecs sont certes un jeu ils sont aussi… il m’interrompt, levant la main avec un sourire modeste : C’est pour l’accompagnement thérapeutique d’un enfant. Mais tout dans son attitude dit qu’il dissimule, il est évident qu’il pousse le bois comme on dit. Pourquoi me l’avoir caché jusqu’ici ? Il sait pourtant que les échecs m’obsèdent, je lui en ai parlé à de nombreuses reprises, et s’il est capable de me servir comme ça qu’il n’a jamais lu Tolstoï, pourquoi ne pas me dire qu’il joue aux échecs ?

Il voudrait creuser un gouffre entre nous qu’il ne s’y prendrait pas autrement.

Lors de la séance qui suit, il réagit mollement à ma proposition de dresser ensemble deux listes : l’une de mes troubles purement psychologiques, sur lesquels il devrait pouvoir faire quelque chose à condition d’y mettre enfin du sien, et l’autre de ceux ressortant de façon évidente de mon syndrome autistique. Il me dit : Je pense que ce n’est pas aussi simple que cela. Évidemment, c’est précisément la raison pour laquelle je souhaitais que nous le fissions ensemble !

Ce refus de pratiquer ensemble une activité me blesse plus que je ne le voudrais. Autant me dire : Je ne veux pas faire le moindre effort pour me réconcilier avec vous.

Enfin, lors de notre dernière entrevue, il ouvre de grands yeux incrédules lorsque je lui raconte mon week-end chamanique — mais peut-être est-ce simplement dû à ma force d’évocation ; le lecteur en jugera lorsque j’en ferai le récit dans un prochain envoi.

Je me demande si le confinement ne sonnera pas le glas de nos relations . Dimanche dernier je lui fis parvenir un texto pour savoir s’il maintenait ses consultations après le discours présidentiel de la veille. Pas de réponse. Était-ce parce que je l’avais commencé par : J’espère que vous allez bien ? J’avais tout de même de légitimes raisons de m’inquiéter ; et après tout, il était au début de l’été dernier sorti de sa réserve professionnelle pour me souhaiter de Bonnes vacances.

Au matin de notre rendez-vous, toujours sans réponse, je lui écrivis ceci : Bonjour Docteur, il me semble opportun de respecter les appels à la prudence du gouvernement. Aussi n’honorerai-je pas notre rendez-vous de ce jour (j’ignore si la situation peut s’apparenter à un cas de force majeure qui m’exonérerait de l’obligation de vous régler la séance, dans la mesure où les consignes ne sont pas claires : il semblerait en effet que nous pussions toujours sortir en dépit du danger, et la force majeure suppose une certaine impossibilité). Je ne viendrai pas non plus aux prochaines séances, mais nous sommes alors sans conteste dans le délai d’annulation. Je me manifesterai lorsque la situation aura évolué positivement. Francis.

Voici ce que je reçus quelques minutes plus tard pour toute réponse : Entendu.

Pouvait-on imaginer plus blessant ?

<<< retour aux archives

Vous lisez les archives... abonnez-vous pour recevoir les prochaines infolettres !

Merci, vous allez recevoir une confirmation...