Chèr(e) abonné(e),

C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire, écrivait Jean de La Bruyère, après avoir effectué, dit-on, un court passage sur les réseaux sociaux.

Me voici pourtant, de nouveau, au risque d’offenser la mémoire du grand homme, vous contant mes petites et grandes aventures.

Si tant d’égotisme devait finir par vous lasser, je vous suggère d’aller faire un tour du côté de chez Sabrina H. qui, plutôt que de passer son temps à parler de sa personne, partage généreusement, dans son infolettre Épique, d’édifiantes ressources et d’intéressantes réflexions sur notre étrange époque.

Lundi 18 février

Chez le psychiatre je raconte mon week-end aux sports d’hiver, ma frustration d’avoir été littéralement roué de coups par la neige lors de chacune de mes chutes, sans pouvoir riposter autrement qu’en la frappant de mon poing, qui s’enfonçait stupidement, inutilement, et nous évoquons le sujet plus général de la violence. Je lui raconte mes bagarres les plus mémorables, comme celle lors de laquelle, adolescent, je dus défendre ma doudoune à grands coups de casque au visage, ou celle durant laquelle j’avais tenté de jeter un homme par dessus la rambarde d’un pont ; je lui dis : Le problème Docteur, c’est que j’aime la castagne. Il réprime un bâillement, et me dit : D’où vient cette violence selon vous ? Je réfléchis, et lui réponds : De l’incivilité. J’aperçois l’ombre de l’inquiétude passer dans son regard malgré le reflet de ses lunettes : ne vient-il pas de me bailler au visage ? Enfin, je lui parle de cette société qui me fait doublement souffrir : parce q
u’elle m’oppresse par sa bêtise, et parce que j’en fais partie, et que je suis donc probablement bête moi aussi. Soudain il me dit : Votre pull est déchiré. Je suis son regard jusqu’à mon coude droit. Évidemment, c’est le pull que je portais aux sports d’hiver, lui dis-je. La neige m’a frappé. Il hausse les épaules d’un air désolé, comme si j’aurais du comprendre quelque chose de ses propos sans queue ni tête.

Le journaliste Alexandre H. me fait savoir qu’alors qu’il était entendu à l’issue de l’enquête interne — étrange vocable — menée par son journal, qui fut autrefois un grand et vrai journal, on a prononcé devant lui les mots : samoussa poulet*, de même que mon pseudonyme. Une hilarité soudaine me saisit, bien vite assombrie par la tristesse : c’est encore plus affligeant que le spectacle de pseudo-victimes interrogées à domicile pour la télévision, se trémoussant d’excitation sur leur canapé, anticipant avec des sourires gourmands les questions dirigées de journalistes persuadés que la déontologie n’est que l’intitulé d’une matière facultative au sein de l’usine à formater qui leur servit d’école.

1563 : François de Guise, surnommé le Balafré**, principal chef catholique pendant la première guerre de religion, est blessé par des coups de pistolet tirés par un protestant ; il meurt quelques jours plus tard. Son assassin, de Poltrot de Méré, lui avait tendu une embuscade aux alentours de Saint-Hilaire-Saint-Mesmin. Il est capturé le lendemain et condamné à être tenaillé de fers chauds en quatre endroits de son corps puis à être écartelé par quatre chevaux jusqu’à ce que mort naturelle s’ensuive.

* Voir envoi précédent.
** Peut-être à cause d’une balafre.

Mardi 19 février

J’ouvre les yeux au petit matin sur un vol d’oies sauvages poussant leur cri nasillard, ce qui toujours m’invite au voyage. Ce matin pourtant, j’éprouve le désagréable sentiment d’être Nils Holgersson demeuré à terre tandis qu’elles partent sans moi. Je reste au lit, bras croisés derrière la nuque, et réfléchis à l’élaboration d’un indice de mesure de la fragilité de nos contemporains : cette échelle de Francis combinerait une analyse du taux de glucose des individus* avec leurs capacités lacrymales maximales** ; les individus dont le quotient serait le plus élevé se verraient interdire l’usage des réseaux sociaux, pour leur bien et pour celui des autres.

Lecture de Toutes les pierres, de Didier da Silva, que m’a conseillé il y a longtemps déjà l’écrivain Victor Pouchet. Il s’agit des biographies alternées de deux poètes, Li Baï, un chinois ayant vécu sous la dynastie Tang, et l’autrichien obsédé par le suicide Heinrich Von Kleist. Je note que Victor Pouchet continue, à l’occasion de notre correspondance, de m’affubler du sobriquet de petit mongolien. Je songe un instant à le dénoncer sur Internet afin de me dédouaner des accusations dont je fais l’objet***. Pourquoi ce type continuerait-il de vivre sa vie d’écrivain à succès, de fille en fille, d’hôtel en hôtel de par le monde, alors qu’il se rend régulièrement coupable de validisme**** ? Ce succès faramineux, que je lui jalouse, et que je peux donc à ce titre considérer comme indû d’après les règles sociétales en vigueur, je pourrais y mettre un terme en quelques clics ; il n’y aurait personne pour croire que son petit mongolien n’est en réalité qu’un
hommage à l’écrivain Frédéric Berthet.

Je vous conseille tout de même la lecture de Victor Pouchet avant sa disgrâce.

1788 : Fondation de la Société des amis des Noirs, première association française abolitionniste.

* Puisqu’il est désormais établi de manière indiscutable qu’ils sont en sucre.
** Puisqu’il n’est pas moins établi de manière indiscutable qu’ils pleurnichent sans arrêt.
*** Voir envoi précédent.
**** De même le que romantisme désigne l’oppression de tous les autres genres littéraires par le roman, le truisme l’oppression de tout le règne animal par la femelle du cochon, le validisme désigne l’oppression des handicapés par les valides.

Mercredi 20 février

Dans un demi-sommeil troublé, j’ai enlacé Barbara et respiré ses cheveux en me répétant mentalement ces mots comme un mantra venu de je ne sais où : Ceci dissipe les ombres, ceci dissipe les ombres. Puis elle s’est levée pour se rendre à un cours de qi qong.

Comme la veille je traîne au lit, toussant beaucoup.

La maison que Barbara aimait tant s’est vendue, malgré son prix exorbitant et injustifié.

Je passe à l’espace de travail partagé pour signer un contrat me donnant l’assurance, moyennant finances bien entendu, de toujours disposer de la même place près de la fenêtre, dans une grande salle agréable. Je pourrai désormais dire à mon entourage, lorsqu’il fera trop de bruit à mon goût : Oh vous m’embêtez, je vais travailler au bureau, et partir d’un pas décidé, muni de mon ordinateur, de mon bloc-notes et de ma tasse-thermos géante sur laquelle un habile illustrateur a joliment écrit le mot namaste au dessus d’une jolie fille à longue queue de cheval en position du lotus.

Journée mondiale de la justice sociale*.

* Il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire, de la fête de tous les social justice warriors, anglicisme désignant les individus présentant le gène surnuméraire de l’indignose ; cette maladie incurable les conduit à vivre en pyjama pilou pour se protéger de la rudesse d’un monde méchant car ne prenant pas leur sensibilité en considération. C’est donc plutôt sur les réseaux sociaux que l’anthropologue amateur pourra les observer au plus près ; leurs rites religieux — ils vénèrent le grand dieu Wokos — mais aussi guerriers : tels les illustres scouts, ils sont toujours prêts à partir en guerre contre l’opinion contraire, du moins lorsque celle-ci ne les a pas mortellement blessés ; dans le cas contraire, ils prennent le chemin d’un cimetière caché, comme les éléphants, et font semblant de mourir seuls en supprimant leur compte, avant d’en créer un nouveau — car l’indignose est incurable. Leurs cheveux délibérément abîmés par des teintures criardes successi
ves — comme des punks fragiles et sans idéologie — et leurs tatouages enfantins sont tout à la fois des signes de reconnaissance et une adresse à leurs ennemis : Regardez ce que nous sommes capables de nous faire à nous-mêmes ; nous ne reculerons devant rien. Ils sont woke, c’est à dire éveillés, prophètes-dictateurs infantiles, annonciateurs d’un monde empli d’airbags et de free hugs dans lequel la qualité de victime — vraie ou fausse — équivaudrait à un titre de noblesse.

Jeudi 21 février

J’ai donné rendez-vous à Barbara dans un restaurant oriental, car j’avais envie d’un couscous. Je l’attends donc, sirotant un délicieux thé à la menthe. À la table jouxtant la mienne, deux hommes : le premier, chauve, dont les larges taches sur le crâne et la peau fripée trahissent l’âge avancé, parle avec l’accent pied-noir à un second, plus jeune. Le dos voûté, la barbe mal entretenue, le regard chiasseux et le déplorable attifement de ce dernier trahissent sa faiblesse morale. Je suis attendri par l’accent de l’homme âgé, qui me rappelle certains membres de ma famille aujourd’hui disparus. Le jeune a une opinion arrêtée sur tout, que le vieux écoute sans le contredire ; dans son regard pourtant je vois qu’il sait pertinemment, du haut de son expérience, qu’elles sont absolument idiotes. C’est qu’il a une idée en tête : il demande au jeune s’il ne pourrait pas appeler sa mère, depuis le temps. Le jeune évacue le sujet, oui oui je vais le faire mais je
n’ai pas eu le temps, puis il se met à parler de ces cons de gilets jaunes et du dernier film de Moretti qui serait un film de gauche. Comment un film pourrait-il être doté d’une pensée politique ? C’est absurde. Je pensais en outre, à en juger par son air mollasson et donneur de leçons, que ce jeune crétin était précisément de gauche. Le vieil homme, dont l’accent dit qu’il a connu la guerre et l’exode, écoute toujours le jeune abruti se plaindre de tout, en souriant gentiment. Au moment de se séparer, après qu’il a payé l’addition, il lui fait la bise et dit : N’oublie pas d’appeler ta mère. Barbara arrive enfin, je renverse du thé partout en voulant la servir comme là-bas.

1874 : Le major Wingfield invente un jeu de plein air qu’il nomme lawn tennis, le tennis sur gazon. Je m’en fiche un peu, comme du tennis en général, mais voici quelque chose de notable à ce sujet : un plaisantin a indiqué, en guise d’aperçu au survol des mots lawn tennis sur Wikipedia : c est un sport de pedophile et d’otist. Qu’il en soit ici remercié, et puisse-t-il savoir que son oeuvre ne sera pas passée inaperçue.

Vendredi 22 février

Mauvaise nuit en raison d’une forte toux.

Chez le barbier, nous parlons de ma petite maison dans la forêt. Il me dit qu’il aimerait la louer de temps à autres pour se ressourcer ou passer un week-end tranquille avec sa copine. C’est la première fois que quelqu’un demande à y aller. En général, lorsque je parle de la maison, tout se passe bien jusqu’à ce que je mentionne qu’elle n’est pas raccordée au réseau électrique. Le regard jusqu’ici enthousiaste des gens se voile de peur. Comme si l’électricité était un besoin vital ; comme s’ils avaient un besoin impérieux de prises de courant pour recharger leurs corps ramollis. C’est généralement le moment que je choisis pour évoquer les toilettes sèches à l’extérieur et l’absence de salle de bains. Puis je leur dis : Je te la prête si tu veux, et me délecte de leur air gêné. Tandis que la serviette chaude refroidit sur mon visage, le barbier me parle de sa petite amie qui a des goûts très arrêtés en matière d’huile à barbe. Afin de la contenter, il se
prive d’utiliser son huile préférée. J’ai été confronté au même problème : Barbara trouvait que mon huile à barbe sentait la masculinité toxique. Depuis que je lui ai expliqué que c’était un fait exprès, car cette huile avait sur les social justice warriors l’effet de l’ail sur les vampires, elle s’en dépose délicatement deux gouttes dans le cou chaque matin.

L’infolettriste Sabrina H. me signale que si je ne plaçais pas une image en tête de la présente infolettre, celle-ci bénéficierait d’une meilleure délivrabilité. Je sais bien qu’elle a raison, mais je répugne à changer quoi que ce soit à la façon dont j’ai fait les choses une première fois, n’importe quelle chose ; de plus, ainsi que je le lui explique, c’est parce que je manque cruellement de fantaisie dans la vie que j’ai voulu égayer un peu, au moins, mon adresse régulière au lecteur.

Je finis cependant par suivre ses conseils.

Le soir, un film sur un virus qui se propage à grande vitesse ; les gens toussent et meurent en masse. Je tousse, résigné : j’avais encore tant de choses à dire.

1942 : Suicide de Stefan Zweig, désespéré par le nazisme, non sans avoir achevé son dernier livre, consacré à Montaigne, et laissé un mot par lequel il confie son chien à des amis. Sa compagne, refusant de lui survivre, absorbe elle aussi du véronal. C’est gentil, mais elle aurait pu garder le chien.

Samedi 23 février

Le temps est radieux, et je repense à Jacques Brel chantant : C’est dur de mourir au printemps — c’est que ma toux ne faiblit pas. Un café dans un bar, puis je file au marché, où l’on me bouscule avec violence, comme à l’accoutumée.

Déjeuner avec Sébastien C. et son amie en terrasse d’une nouvelle pizzeria du quartier que ses propriétaires présentent par voie d’affichage comme la meilleure de Bordeaux selon les votes des internautes sur un site Internet dédié — il s’agit bien évidemment d’une méthode de mercatique, le site en question ne référençant pas toutes les pizzerias, et les internautes ne les ayant pas toutes testées. Il est absolument impossible d’affirmer une telle chose, sans parler de subjectivité des votants.

Je demande une bière sans alcool. La serveuse me fait répéter. Je m’exécute. Elle me dit, avec un petit sourire en coin : Ah ça existe ça ? Je comprends après un temps qu’elle feignait de n’avoir pas compris ; il s’agissait d’ironie, destinée à manifester son amusement devant le fait qu’on pût boire de la bière sans alcool. C’est absurde, très peu commerçant, et oppressif : j’aurais fort bien pu être un alcoolique repenti. Ce n’est ni plus ni moins que de la sobrophobie. Autant pour la meilleure pizzeria de Bordeaux : il faut croire que la violence envers les clients n’est pas un critère éliminatoire. Ah ça, ils vont avoir au moins un avis négatif, dis-je plusieurs fois à mes commensaux durant le repas. Je prends un coup de soleil : la meilleure pizzeria de Bordeaux n’a pas de parasols, nouvelle preuve s’il en fallait qu’elle a usurpé son titre.

Départ précipité pour visiter un terrain. C’est que, la maison qu’aimait Barbara étant vendue à un autre pigeon, nous nous sommes pris à rêver d’une maison construite sur mesure, dans de nobles matériaux, répondant parfaitement à nos goûts, en un lieu enchanteur ; je me vois tout simplement en Des Esseintes dans À rebours, mais sans sa tortue à la carapace sertie de pierres précieuses, car je suis soucieux du bien-être des animaux.

L’agente immobilière qui nous attend sur place est la même que celle qui nous avait présenté la maison des voleurs. Sur le chemin du terrain que nous allons visiter, elle convient du reste que cette maison étant trop chère. Mais alors, que ne l’a-t-elle pas dit ? L’appât du gain, bien sûr. La voilà bien punie, la vente s’est faite sans elle.

Je crois d’abord à une plaisanterie : le terrain est complètement tarabiscoté et surtout, il se situe à proximité de deux maisons très laides, dont l’une abrite un chien qui ne cesse d’aboyer méchamment dans notre direction, et l’autre un fil sur lequel sèche un assortiment de vêtements colorés et bon marché. Autrement dit, il y a des voisins. J’attends avec impatience qu’on nous montre le vrai terrain, celui pour lequel nous nous sommes déplacés. Mais non : l’agente immobilière me dit que c’est bien celui-ci. Comment diable avons-nous pu nous retrouver là, à perdre notre temps ? J’ai un coup de soleil, bon sang ! Je jette un dernier regard rageur en direction des deux jardins presque mitoyens et regagne mon véhicule à grands pas.

Je suis tellement furieux que je dois me rasséréner dans un café de Cadillac, où j’engloutis des bonbons à pleines poignées ; un coup de soleil, et du diabète à présent ! Une fois calmé, je prends la direction du magasin bio où je m’illustre par mes capacités : Barbara, qui a mal suivi les instructions, n’a pas noté le code des mandarines qu’il fallait reporter sur le sac en papier ; elle demande au caissier si par hasard, il ne le connaîtrait pas. Alors que celui-ci se lève pour aller voir, je tente de lui éviter cette peine : C’est le code 182, dis-je avec aplomb. Trop tard, il est déjà face aux mandarines. Il vérifie et dit : Ça alors, mais c’est vrai ! J’ai l’impression d’être un magicien qui a fait un épatant tour de cartes.

Mon ami Grégoire D. s’est finalement décidé ; il arrive demain. Il continue pourtant de me harceler, me demandant par exemple s’il devrait se couvrir chaudement. Je lui conseille, après avoir consulté les prévisions météorologiques, de venir sans manteau ; il me répond qu’il a peur d’avoir froid et qu’il adore son manteau. Je rétorque qu’il n’a qu’à venir avec son manteau ; mais il a peur d’avoir trop chaud. Nous échangeons de nombreux messages sur ce sujet. Lorsque, lassé, je le menace de déposer plainte à la police s’il ne cesse pas son harcèlement, il me répond que ce n’est tout de même pas de sa faute s’il a des troubles obsessionnels compulsifs. J’en conviens, et abandonne magnanimement toute idée de le signaler aux autorités ; mais voici que quelques heures plus tard, il me demande quel restaurant il devrait, selon moi, réserver. Je lui fournis quelques noms, mais il insiste pour que le restaurant figure parmi ceux listés par un site Internet particulier,
car il veut gagner des yums qui sont une sorte de monnaie numérique que l’on peut ultérieurement transformer en réductions. Je consulte donc le site, et lui propose de nouveau plusieurs établissements qu’il rejette car il ne gagnerait pas suffisamment de yums. Je songe un instant à quitter Bordeaux avant son arrivée.

1919 : Mussolini forme le Parti national fasciste. Ce faisant, il ignore qu’il permettra à l’internaute contemporain de disposer d’un qualificatif magique permettant de mettre un terme à toute tentative d’expression d’une opinion divergente de la sienne.

Dimanche 24 février

Toujours aussi malade. Il fait un froid de canard dans la maison. Dehors, où il fait à peine moins froid, je me meus avec difficulté en raison de mes membres raidis. Je regrette mon lit douillet. J’y rêvais, dans un demi-sommeil rendu fiévreux par la maladie, que je volais tel Superman dans les cieux, Barbara accrochée dans mon dos comme un koala car je venais de la sauver de quelque danger. Non seulement j’avais conscience du grotesque de la scène, mais je craignais que, déséquilibrés, nous ne nous écrasions au sol.

Tout en attendant que le chien se décide à faire ses besoins, je préviens Grégoire D. qu’il fait froid ; il me dit qu’il est d’ores et déjà en route et qu’il a pris deux manteaux pour pouvoir s’adapter à tous les cas de figure.

À son arrivée nous faisons un tour à la brocante. J’hésite longuement à acheter le Journal de Renard dans une ancienne édition de La Pléiade, celle qui affiche des couvertures blanches bien plus smart que les plus récentes. Je n’ai pas encore d’exemplaire du Journal qui puisse se transporter facilement dans mon sac de créateur acheté à Madrid.

Barbara nous rejoint au restaurant tibétain choisi car il rapportait suffisamment de yums. Elle nous écoute, amusée, évoquer nos jeunes années tels deux vieux schnocks. C’est à peine si le Tibet avait été envahi. Je raccompagne Grégoire D. à son hôtel outrageusement tendance. Il m’indique l’avoir choisi pour le cas où il lèverait une petite poulette. Son optimisme fait plaisir à voir, mais je me permets de lui indiquer que je le juge un peu excessif.

L’après-midi je tente de me reposer tandis que Barbara bricole dans la chambre des filles. Elle fait tant de bruit que c’est peine perdue. Je reprends la lecture de La Bruyère dans un état d’angoisse palpable.

Le soir je cuisine une soupe aux choux.

1902 : Naissance de la romancière ukrainienne de langue française Irène Némirovsky, morte du typhus quelques semaines après sa déportation à Auschwitz. Son roman inachevé Une suite française est à l’origine de ma passion pour l’exode de 1940 dont j’aurai, je pense, l’occasion de vous reparler longuement.

Lundi 25 février

Je me réveille, difficilement, perclus de douleurs cervicales et souffrant d’un intense mal de tête. Lorsque je parviens à m’extraire du lit, c’est pour constater que le lavabo est bouché. C’est beaucoup pour un seul homme, mais je me reprends, car il faut sortir le chien. Dehors, le beau soleil n’allège en rien les douleurs, ni le diffus sentiment d’angoisse qui m’étreint depuis la veille.

Je m’en ouvre au psychiatre : Docteur, je suis angoissé. Au moment où il allait me répondre, un air de jazz retentit quelque part dans la pièce. C’est la sonnerie de son téléphone. Il reçoit un appel. Il s’excuse — tout de même — se lève, répond à son téléphone et dit : Oui j’arrive. Il sort et se dirige vers l’entrée de l’immeuble. Je crois qu’il a deux téléphones. Pourquoi le crois-je ? Je me demande toujours Pourquoi lorsque je suis ici. Lorsqu’il revient s’assoir, un colis à la main, je remarque qu’il est très bien habillé, un peu dans mon style. Il y a fort à parier qu’il s’inspire de moi pour ce qui est de ses vêtements aussi. Je me demande ce qu’il y a dans son colis. Pourquoi ?

Je retrouve Grégoire D. dans un café. Il m’apprend, contre toute attente, qu’il a rendez-vous ce soir avec une femme ; ils auraient échangé hier grâce une application qu’il a installée sur son smartphone désuet. Je dois bien convenir que son optimisme n’était pas excessif. Je scrute ce grand bonhomme au nez épaté, au léger strabisme, hypocondriaque, souffrant de tics et de tocs, portant des chemises fantaisie été comme hiver ; il est mon ami depuis si longtemps que je me suis accoutumé à ses bizarreries, mais est-il donc possible qu’une inconnue ait envie de le rencontrer ? Il semblerait bien que oui. Et s’il s’agissait d’une meurtrière, ou d’une détrousseuse ? Je lui recommande la plus grande prudence. Très angoissé, il déchire nerveusement des sachets de sucre en poudre, qui s’étale sur la table : Ce n’est plus que dans onze heures, se lamente-t-il.

Je le laisse à ses angoisses et vais acheter du Destop et des croquettes avant de filer travailler à mon nouveau bureau. Cela s’avère impossible : Grégoire D. m’envoie de nombreux messages, dans lesquels il me fait savoir qu’il a peur au sujet de son rendez-vous du soir — comme si je n’étais pas au courant — et me demande si je pense qu’il devrait y aller, ou bien encore si je pense qu’il risque de se faire agresser. Je place mes mains sur mon visage, et tente de conserver mon calme. Je me souviens que, lorsque nous étions jeunes, nous partîmes camper. Il s’était offert une lampe de poche pour l’occasion, dont il était très fier. Une nuit, il l’a allumée, se l’est accrochée autour du cou avec une ficelle, avant de se mettre tourner très vite sur lui-même tel un derviche pour faire ce qu’il appelait la boîte de nuit. La ficelle s’est brisée, lampe de poche s’est envolée au loin et a percuté une pierre. Tout aurait pu s’arrêter là ; mais il passa le reste des
vacances à m’interroger plusieurs fois par jour : Tu n’aurais pas les boules si tu avais cassé ta lampe de poche ? Évidemment, les premières fois je lui avais répondu : Si, j’aurais les boules, et c’était tout à fait exact car je suis, moi aussi, assez attaché aux choses ; je compatissais sincèrement à son malheur. Mais il avait continué, encore et encore, tel un robot maléfique. Il arrive même qu’il me demande, vingt-cinq ans ans après, si je n’aurais pas les boules si j’avais cassé ma lampe de poche.

Je lui fais promettre de m’envoyer un message après son rendez-vous, s’il se décide finalement à s’y rendre, pour me rassurer.

Je verse du Destop dans le lavabo avant de me coucher.

1959 : Naissance de Francis Heaulme.

Mardi 26 février

Réveil en sursaut : j’avais oublié les plombiers qui viennent pour la troisième fois injecter un liquide dans les tuyaux pour les désembouer et ainsi remettre les radiateurs en état de fonctionnement. Il faut faire vite, je suis de plus en plus malade. Ils me disent que si cela ne marche pas cette fois-ci, il faudra trouver un arrangement. Je leur demande ce qu’ils entendent par là ; l’un deux me répond que cet arrangement prendrait la forme d’une remise sur la facture puisque qu’ils auraient échoué. Mais s’ils échouent, il ne devrait justement pas y avoir de facture du tout. Sans parler du fait que je les tiens d’ores et déjà pour responsables de mon mauvais état de santé.

Je file au bureau, où je ne suis pas serein car j’ai remarqué que tout le monde se serrait la main en arrivant. Je me contente pour ma part d’un Bonjour lancé à la cantonade, sur un ton que je veux social et enjoué. Je répugne en effet à serrer des mains. Certains, qui arrivent après moi, me culpabilisent en venant délibérément serrer la mienne. Je pense qu’ils tentent de me marginaliser, avec la complicité des quelques autres qui, comme moi, ne font pas partie des effectifs de l’entreprise qui sous-loue certaines places dans ses locaux, et qui serrent la main. La mascotte des lieux, qui est un chat, vient me saluer comme chaque matin en remuant la queue. Lui non plus ne serre la main à personne, et personne ne le regarde pourtant de travers. Faudrait-il donc que je m’allonge sur les tables en ronronnant ?

Déjeuner avec Grégoire D. Je savais déjà qu’il était toujours vivant, car il m’avait envoyé un message pour m’en avertir, comme prévu. Il me conte ses aventures de la veille. Il a regagné son hôtel après notre entrevue au café ; là, il a fait le noir complet dans sa chambre durant la dizaine d’heures qui le séparait encore de son rendez-vous, car il était trop angoissé pour supporter la lumière du jour. Soudain, peu avant l’heure dite, des coups discrets à la porte. Il a très peur : et si c’était la femme avec qui il avait rendez-vous qui avait demandé le numéro de sa chambre à la réception ? Il avait en effet, dans la discussion, imprudemment livré de nombreux détails sur sa personne et sa localisation. Il reste donc silencieux dans le noir. On frappe à nouveau. Il demeure immobile, écoutant son coeur battre. Soudain, la porte s’ouvre ; un rai de lumière fend la pénombre de la chambre. Son coeur bat la chamade. Il pense qu’il ne peut même pas m’appeler au seco
urs. Une voix dit doucement : Il y a quelqu’un ? Il manque de s’évanouir lorsqu’une silhouette s’avance à pas feutrés dans la chambre en direction de la table de nuit, dans sa direction. Il réfrène un cri ; il se lève précipitamment et bondit au hors du lit, effrayant la femme de chambre qui venait déposer une bouteille d’eau fraîche.

Une fois remis de ses émotions, il a trouvé le courage de quitter la chambre pour gagner le café où il devait rencontrer l’inconnue. Je ne puis raconter la teneur de son rendez-vous pour des raisons de confidentialité. Que le lecteur sache toutefois qu’il s’est bien déroulé, que la femme n’était ni une courtisane, ni une tueuse, et que Grégoire D. avait finalement opté pour sa chemise à motifs grille-pain, non sans m’avoir demandé à de nombreuses reprises si je ne pensais pas que celle à motifs diablotins était un peu trop suggestive.

1956 : Naissance de l’écrivain Michel Houellebecq.

Mercredi 27 février

Le collier du chien a inexplicablement disparu durant la nuit ; je dois lui en confectionner un, de fortune, qui brise sa ligne élégante et, partant, la mienne, puisque je marche à ses côtés le long des quais. C’est par ailleurs une bien triste promenade, puisque Michel P. répond par la négative — et sans ménagement — à ma proposition de discussion matinale sur un thème philosophique, probablement parce qu’il craint de ne pas avoir un niveau suffisant dans cette discipline.

Visite d’une nouvelle maison dans l’entre-deux-mers, sur les hauteurs d’un village médiéval, affichée à un prix étonnamment abordable. A peine poussé le portail, alors que nous foulons l’herbe du jardin, sous les arbres fruitiers qui fleuriront bientôt, dans un panorama de vignes et de bois à perte de vue, je commence à soupçonner quelque ruse malhonnête de l’agent immobilier : un intérieur en ruines, un ancien cimetière nazi ou que sais-je encore ? Trois escadrons de grues sauvages passent alors au dessus de nos têtes. Je regarde Barbara. Barbara me regarde. Nous achetons immédiatement la maison. L’agent immobilier dit : Vous ne voulez pas visiter l’intérieur ? Je réponds : Si, mais nous achetons la maison. Notez-le je vous prie. C’est que je ne veux pas que celle-ci aussi nous passe sous le nez.

L’intérieur réserve du reste de nouvelles bonnes surprises : vastes pièces, vues bucoliques, cheminées préservées, distribution fonctionnelle. Je regarde l’agent immobilier d’un air toujours plus suspicieux. Lorsqu’il nous encourage à faire une offre au-dessous du prix annoncé, se faisant fort qu’elle soit acceptée, Barbara, pourtant d’un naturel confiant, finit par lui demander comment sont morts les anciens propriétaires. Elle songe elle aussi à quelque malédiction que l’on chercherait à nous dissimuler. L’agent immobilier nous assure que la maison a appartenu à un couple de gens heureux, qui n’ont pas été sauvagement assassinés.

Le soir, Barbara est ivre de joie et de champagne, comme je le serais moi aussi si j’étais d’un naturel enjoué ou si je buvais de l’alcool. De plus, je ne souhaite pas vendre la peau de l’ours : je soupçonne toujours l’agent immobilier de nous dissimuler quelque méfait, par exemple un industriel véreux de sa connaissance qui aurait enfoui des déchets radioactifs dans le jardin.

Le collier du chien est revenu à sa place.

1933 : Incendie du Reichstag. Cette fois au moins, impossible d’accuser sans preuves le pauvre Néron.

Jeudi 28 février

Je me hâte de terminer un travail d’écriture pour respecter une dead line*. J’y parviens in extremis en fin de journée.

Sur la place venteuse, que je traverse pour boire un thé à la menthe bien mérité, un homme m’appelle Capitaine. J’ignore pourquoi. Quel étrange bonhomme, dis-je dans ma barbe, réajustant ma casquette et fermant un bouton supplémentaire de mon paletot.

1533 : Naissance de Michel de Montaigne — jour béni. On raconte que sitôt sorti du ventre de sa bonne mère Antoinette de Louppes de Villeneuve, il eut ces mots : Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement ce qui me reste de vie. Il n’est rien pourquoi je veuille me casser la tête, ni même pour la science, de quelque grand prix qu’elle soit. Je ne cherche dans les livres qu’à m’y donner du plaisir par un honnête amusement, ou si ce sont des livres sérieux, je n’y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre.

* Anglicisme désignant une échéance très importante qu’il faut respecter à tout prix sous peine de condamnation à mort — d’où l’expression que l’on peut littéralement traduire par ligne de la mort.

Vendredi 1er mars

Oisiveté. Soupirs et yeux au ciel à la lecture des réseaux sociaux.

Lecture du livre de Nicholas Carr : Internet rend-il bête ?

Oui — c’est moi qui réponds.

Jules Renard : Tous ces gens-là disent : « Je suis un révolté, moi », avec un petit air de vieillard qui vient de faire pipi sans trop souffrir.

Nouvelle visite de maison avec les filles et le chien. Ce qui me préoccupe surtout, c’est que ce dernier s’y sente bien. Pas de soucis : à peine surgie du coffre de la voiture comme un diable hors de sa boite, elle pique un sprint, s’arrête au beau milieu du verger et chie face aux vignes. L’agent immobilier nous apprend que l’offre d’achat est acceptée. Il nous dit aussi que le prix de sa commission est un peu moindre que celui qu’il avait annoncé du fait de la baisse de prix consentie par les propriétaires. Je me demande quelle malfaçon cet homme tente à tout prix de dissimuler.

1815 : Évadé de l’île d’Elbe, Napoléon débarque très à Golfe-Juan et se dirige vers Paris pour montrer à tout le monde de quel bois il se chauffe. Quelques jours plus tard, ce gros peureux de Louis XVIII quitte Paris pour la Belgique. Il ne reviendra qu’après Waterloo, une fois le danger écarté.

Samedi 2 mars

J’envisage l’adoption d’un second chien étant donné la place dont nous allons disposer ; le reste de la journée se passe à contempler les photos et descriptifs de canidés de toutes tailles, sous le regard accusateur de mon chien toutes les fois que je m’écrie : Quelle adorable petite boule de poils !

Lecture de La Bruyère : Il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères.

2006 : Mort de Philippe Muray, regretté chroniqueur du désastre contemporain.

Dimanche 3 mars

Dans un café associatif, je fais valoir ma supériorité intellectuelle en battant tour à tour les membres de mon entourage au jeu Puissance 4. Je triomphe sans mesure, au grand déplaisir de tous. Voici ce que j’appelle une sortie en famille réussie.

À la brocante, achat d’une belle édition de Vie d’Henry Brulard, cette belle autobiographie inachevée de Stendhal agrémentée de petits dessins ; je retrouve glissée entre deux pages une carte postale ancienne reçue par un précédent propriétaire.

Promenade du côté du village médiéval sur le territoire duquel se situe la future maison. Nous faisons halte Barbara et moi sur les berges du fleuve, que nous regardons longuement bouillonner. Un homme à vélo s’approche et nous demande si nous attendons, nous aussi, le mascaret*. Le chien court de-ci de là et finit par tomber dans la vase. Il ne peut en sortir seul, ses pattes s’enfonçant toujours plus profondément à chacun de ses pitoyables mouvements. Il me regarde avec un air stupide et apeuré. Je descends en contrebas et l’extrais dans un bruit de ventouse, lui sauvant la vie sous le regard admiratif et reconnaissant de Barbara.

Dans le village de Cadillac, nous faisons la connaissance d’un certain Félix ; c’est un individu d’un certain âge à la démarche claudicante, en proie à une légère logorrhée. Il m’appelle Papy mais je ne le frappe pas : il est handicapé. Félix et moi avons les mêmes goûts ; désignant Barbara, assise en face de moi, il dit : Elle est pas mal, pas vrai chef ? À vrai dire, il appelle tout le monde Chef — il travaille certainement dans un kebab. Le tavernier m’apprend, après le départ de Félix, que celui-ci ne travaille nulle part : il compte parmi les résidents permanents de l’hôpital psychiatrique de Cadillac, qui abrite les aliénés les plus dangereux du pays. Comme il ne semble pas dangereux — encore qu’il m’ait appelé Papy — il vit en semi-liberté, et on le laisse papoter avec les gens sur la place du marché.

Promenade dans les environs de la maison ; au milieu des vignes, un monastère. Nous serons donc plusieurs à mener une vie ascétique et spirituelle dans ce hameau. Barbara me dit : On dirait la Toscane. Je lui réponds : C’est comme la maison de Maximus dans Gladiator avant qu’ils massacrent sa famille. Au loin, un frère vêtu d’une robe et portant sandales se promène tranquillement par les chemins, mains dans le dos, occupé par quelque pensée élevée. Tu crois qu’ils ont droit aux chaussettes en hiver ? demande-je à Barbara. Elle l’ignore. J’ai hâte de me joindre à eux pour l’Oraison silencieuse de six heures trente, ajoute-je en contemplant une magnifique statue de la Vierge Marie, que l’un des frères a fleurie avec amour.

* Phénomène naturel caractérisé par une vague remontant le cours d’un fleuve, ici la Garonne, sous l’action de la marée montante. On peut parfois assister au désolant spectacle de surfeurs alignés comme des sardines bariolées, juchés sur cette vague ancestrale, qui traversant les villages bâtis le long du fleuve sous les acclamations des badauds.

 

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